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(IV) Un dialogue difficile à engager

par Slemnia Bendaoud

Cette année-là -caprice des saisons ou dessèchement de l'univers-, mars aura été particulièrement avare en précipitations et inhabituellement très chaud. Les paysans furent très inquiets pour leurs exploitations. Les blés attendront peut-être un meilleur avril, se disaient-ils, en guise de consolation ou d'appréhension d'une prétendue bonne moisson.

Le verdissement des champs n'est pas encore uniforme ; c'est plutôt dans leur tallage que cela s'en ressent vraiment. Cependant, leur pousse accuse un léger retard dans le temps et dans la chronologie de leur naturelle progression. Mars, le mois des pluies abondantes, a-t-il failli à sa mission ? Tout le monde se pose cette question.

Avril, ce mois mystérieux et très capricieux, celui du véritable espoir et des grands projections, saura-t-il sauver cette année agricole, devenue presque compromise par manque de précipitations utiles à la progression des plantes ? Toutes nos espérances restaient donc accrochées à ce mois connu au travers de ses surprises et nombreux caprices mais surtout volteface à la toute dernière minute.

A vrai-dire, l'atmosphère était des plus tendues. Il y avait de l'électricité en l'air. Les premières alliances, parfois curieuses, se dessinent dès qu'il s'est agi de la composition du bureau politique. Les débats se déroulent d'ailleurs houleux, en termes crus, aux limites de l'irrévérence. Les luttes pour le pouvoir s'exacerbaient se compliquaient et s'enchevêtraient. La politique est désormais aux vestiaires, le rectangle vert n'est pas disponible pour sa pratique.il est, de fait, exclu de sa pratique.

L'irrespect est désormais dans la pochette. Tenu en cachette ou fermé à clef. Les ambitions éclatent au grand jour, à peine dissimulées par une réglementation de convenance imposée de force. La crise latente fait voler en éclats la cohésion spécieuse, la crise ronge l'élite de l'intérieur. On fait et on refait les scénarii, à l'envi.

L'harmonie plutôt visible et les apparences de fraternité continuent de tenir en haleine l'équipe désignée qui mène les débats par la force des armes. Les héros sont complètement nus. Ils offriront au peuple qui attendait le retour des enfants prodiges un spectacle désolant, révoltant, vraiment déchirant indigne de vrais combattants pour la liberté du pays.

Ils se sont dispersés comme dans un vol de perdrix éclaté et bruyant. La vulgate résume la profonde crise de l'été 1962, qui mit devant un péril mortel la République Algérienne à peine née, par la formule lapidaire : l'Affaire des Wilayas. On craint vraiment que le conflit ne se transpose sur un autre terrain.

La réunion, qui devait être celle des retrouvailles et de la fraternité retrouvée, capote déchiquetée en mille morceaux, difficiles à rassembler. La direction, qui se voulait jusque-là consensuelle et collégiale explose devant l'ampleur du problème et le manque de solution envisagée.

Le FLN, face à la crise latente, implose. Ses éclats se font déchiqueter pour l'au-delà pour mourir très loin. Un remue-ménage prend désormais place, il distille au loin ses projectiles, sans pour autant trouver sa cible.

Ce jour-là, le peuple algérien s'est entièrement consacré à la célébration de sa joie et au rappel de ses peines houleuses, dures et très rudes, en ce jour exceptionnel de sa grande histoire. Et tout le monde n'avait présent à l'esprit, sur ses lèvres, et dans sa conscience qu'un seul mot : encore aussi doux que le miel qui coule si fort de ses bienfaits au Paradis, et plus blanc mais aussi vital que le lait que charrie les rivières de l'Eden : Algérie !

Ce jour-là, le colonisé mutant en citoyen libre clame sa joie. Sa détresse se transforme en une véritable liesse. Métamorphosé en homme libre, il lance ce cri d'allégresse que relayent sans cesse ceux inspirés et bien sincères des contrées avoisinantes. Un appel au calme n'est-il pas nécessaire à lancer ? Dut-il être le plus difficile à réaliser, même aux dépens d'une faction donnée, dans les conditions actuelles ?

Et comme on ne pouvait disposer à tout moment de cette légendaire gloire du passé, à travestir que de besoin en cette Histoire longtemps instrumentalisée au profit de l'homme le plus fort du moment, il devenait de plus en plus urgent de regarder plutôt sereinement vers cet avenir commun dont on avait depuis, volontairement oublié ou complètement obstrué tous les chemins qui y menaient sans le moindre détour.

Comme quoi, on ne pouvait encore vivre seulement que de nos bons souvenirs, fussent-ils des plus spectaculaires à de nouveau les évoquer. Avec ce plaisir immense d'en profiter à satiété. Encore fallait-il aussi bien vivre de nos réelles promesses de demain dans la sérénité et l'effort calculé qui se dessinaient à l'horizon.

Une équation plutôt assez difficile à résoudre pour un régime enfermé à clef dans son statut quo doublé de son huis clos politique permanent et qui a appris à vivre aux dépens de peuple, du fait du squat historique de la légende nationale et de la rente économique, sans vraiment se soucier outre mesure de l'avenir des plus jeunes générations.

Quand il y a une fièvre sociale, rien ne sert de casser lentement le thermomètre. Il faut, bien au contraire, procéder à un utile et véritable diagnostic comme la sagesse du médecin. Il faut plutôt le mettre à l'épreuve des pulsions sociales vivantes afin de bien s'en servir dans les moments difficiles. C'est ce que malheureusement le système n'a toujours pas compris, n'y voyant, par conséquent, aucun intérêt à lier très solidement ses propres intérêts avec ceux du peuple.

La question du pouvoir n'était pas encore tranchée. Elle traine en langueur. Elle continuait à animer les débats ou même parfois envenimer les esprits pour exacerber leurs animosités et davantage les diviser au lieu de les unir, les souder. Telle une question récurrente, elle revient toujours au devant de la scène, redondante, enquiquinante, comme une dispute d'héritiers qui ont pris ce plaisir à se déchirer en public, tout le temps mécontents de la part qui leur revient de droit.

L'indépendance, ce naufrage terrible de nos espoirs, ne put casser les barrières humaines dressées devant son accomplissement! Dieu, comme nous étions déçus par l'accaparement de l'Algérie, son histoire et le devenir de son peuple par ces fats prébendiers, appuyés par l'armée de l'extérieur dans leur mouvement.

Non, il ne pouvait se résoudre à cette triste fatalité qui déchire le peuple. Indéniablement le pouvoir s'est construit forcément contre l'Algérie profonde. Il s'est renforcé contre les légitimes aspirations de son valeureux peuple. La construction du pays s'est faite aux dépens de ses réels artisans. Elle n'entrevoit aucune possible solution en dehors, bien entendu, de ce schéma qui lui trace sa trajectoire.

Nous ne devions pas oublier ces hommes et ces femmes des moments difficiles qui avaient tout sacrifié pour que vive l'Algérie dans la dignité et la liberté. Le peuple algérien avait laissé éclater sa joie sous un ciel plus bleu que jamais. La liberté, contenue et réprimée durant plus d'un siècle d'occupation, allait enfin trouver sa place en cette terre meurtrie d'Algérie.

Ils n'auront fait que violer la Révolution, volé la victoire, trafiqué l'histoire et accaparé des titres usurpés d'une fausse gloire et d'un combat trahi par des forces occultes. A défaut d'avoir libéré le pays, ils n'hésiteront pas à l'envahir, à mieux le détruire. Les combattants de l'intérieur étaient -selon la légende qui courait- contraints de se regrouper, forcés de jouer les prolongations dans l'espoir d'un nouvel repositionnement sur l'échiquier politique national.

Face à la misère, nous sommes restés vraiment accablés, désemparés, impuissants. Après la liesse de la liberté retrouvée, la réalité s'impose dans sa triste laideur et farouche détermination. Le regard affligé mais digne des veuves des martyrs et des orphelins symbolisait la triste image de nos compagnons morts aux combats, qui revenaient souvent dans les débats.

Même en perdant beaucoup de sa substance, il s'efforçait de garder les apparences, en dépit du doute et de la suspicion logiques qui l'entouraient. Des esprits tordus ont longtemps manœuvré dans les coulisses pour faire glisser le débat vers les chemins tortueux, qui ne sauront ramener aucune utilité pour la nation.

Les premières manœuvres eurent lieu immédiatement après la proclamation du cessez-le feu. La donne politique a changé de camp. Désormais l'Algérie est aux algériens. Les pieds-noirs s'apprêtent à quitter le pays, dans la précipitation. On rassemble ses affaires personnelles et on a un œil sur l'avion à destination de la France. Plutôt un œil sur le toboggan et un autre fouinant dans les profonds dessous de nos affaires personnelles.

Celle qu'on ne peut pas emporter ou « expatrier », doivent être liquidé. Un grand marché pour la vente de cette « fortune délaissée » s'ouvre dans le pays à un « tout petit prix ». Des notaires sont recueillis pour la transcription des transactions. L'heure est à la liquidation tout azimut. Les premiers venus sont les mieux servis : ils sont ces algériens fortunés, ils ont eu l'ingénieuse idée de devancer les choses, passant les premiers.

Tous les biens mobiliers et immobiliers, sans exception sont à vendre. A débarrasser le plancher. Le reste est à hypothéquer ou ?au mieux- à céder sous la forme de « prêt sur gage ». Un gros boulot attend ces notaires qui auront à expédier le travail dans un laps de temps limité. Et toute une foultitude d'usuriers et de courtisans vit le jour autour des biens immobiliers des européens d'Algérie qu'on pouvait un seul instant lâcher des yeux.

Des courtiers et autres chargés d'affaires juteuses courent désespérément les rues, ils virent le jour, au détour d'une banale discussion, sillonnant le pays à la recherche de l'oiseau rare. Ainsi, plusieurs biens immobiliers changent manifestement de propriétaires, désormais tous des autochtones ou ceux européens qui refusent de quitter le pays.

Après un moment où les prix sont sur une très longue période maintenus à un certain niveau, voilà que ces mêmes prix prennent leur tendance à la baisse irrémédiablement. Et pratiquement l'ensemble des biens mobiliers et immobiliers virent vers la dégringolade, en raison du manque flagrant d'argent frais. A vrai-dire de repreneurs tout à fait sérieux et engagés.

Des pieds noirs très fortement secoués dans leur amour-propre, pressés de rassembler leur affaires pour quitter tout de suite ce pays, pour certains d'entre eux où ils sont nés et ont grandi, ont tout laissés sur place, ne trouvant malheureusement pas un possible ou hypothétique acquéreur à leurs biens mobiliers.

Dans ce remue-mange à plusieurs inconnues, des gens ont su trouver leur proie, en charognards déguisés, ils ont réussi à squatter la meilleure part du gâteau, dans l'espoir de mieux la faire fructifier devant tant de sollicitations et de nombreuses facilitations exprimées ouvertement par leur propriétaires.

L'heure n'est-elle pas maintenant venue de mettre à l'épreuve aujourd'hui toutes ces fonctions à travers lesquelles est perçu le pouvoir en Algérie ? Au regard notamment des expériences vécues par ces hauts cadres de la nation, et de procéder intelligemment à une étude sérieuse, objective et scientifique de nature à tirer les conditions idoines de nature à permettre de corriger les imperfections jusque-là constatée.

La réflexion ne pouvait malheureusement se faire dans les conditions d'alors, car l'attention des gens semblait se détourner de cet objectif, même si les mécanismes à la réalisation d'une telle éventualité n'étaient pas, eux aussi, très clairs à ce sujet.

Le but étant de concevoir un état et une nation assez forts, répondant favorablement au lourd tribut payé par un million et demi de ses braves et valeureux martyrs tombés en héros au champ d'honneur.