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(III) Une prise de conscience

par Slemnia Bendaoud

Quelques fois, il nous arrive de cultiver le silence comme mode d'expression, en affichant cette mine de ne rien dire ou celle qui refuse ou s'interdit volontairement l'usage de la parole. Ses répliques vont plutôt au soupir ou sont conférées au regard, perçant et destructeur, qu'aucune allocution d'à propos ou de circonstance ne pourrait acheter.

Les plus grands dangers ne prennent-ils pas naissance au sein des silences les plus complets ou de cathédrale ? Tout comme les moments calmes de la nature précèdent les grandes tempêtes, les silences mystérieux devancent les complots ourdis.

Tout comme le liège maintenu de force au fond de l'eau retrouvera inévitablement la surface de la mer au moindre mouvement qui le libèrera de sa contrainte, toute voix interdite ou de force tue, redécouvrira un jour son plein débit expressif et déroulera les inaudibles et inédits récits restés entre-temps en stock.

C'est dans cet esprit-là que le peuple algérien devait recouvrer sa voix, retrouver la parole, rejaillir de sa somnolence, récupérer son identité, revenir de sa longue absence, se réinventer aux forceps, renaitre à la vie après une aussi longue période de doute et de déshérence.

Il reste que le peuple algérien a toujours refusé cette image honteuse d'un monde qui se meurt, ne s'interdisant jamais d'espérer en des lendemains bien meilleurs. Au fait : ces fleurs du printemps de 1962 dont l'indigène apprécie leurs effluves de ces moments fastes ne sont autres que le rêve de cet hiver pénible et éreintant dont il a su surmonter ses longues souffrances grâce à sa téméraire endurance.

Cependant, il est plus que persuadé que toutes les fleurs de l'avenir résident dans les semences d'aujourd'hui. De sorte que les bonnes mutations sociétales permettent de faire l'économie de l'érosion des valeurs à l'épreuve du temps.

Partager avec le groupe cette liesse populaire extraordinaire constituait pour nous, très jeunes potaches que nous fûmes, ce jeu qui nous permettait de nous extérioriser et de donner libre cours à notre joie indescriptible du moment. On ne pouvait s'en dessaisir, ni même juste un instant l'abandonner pour revenir à ce quotidien antérieur, si triste et très sombre. Ces premiers moments de paix, enfin retrouvée, furent des plus enivrants, si émouvants, très captivants, assez particuliers...

On y goûtait à gorge déployée, se délectant de leurs succulentes saveurs et embaumantes odeurs. J'en raffolais, succombant à ce plaisir dont il m'était impossible de m'en détourner. Ce plaisir d'une paix enfin vécue dans la sérénité nous habitait, nous faisait même parfois tourner la tête.

On s'y plaisait jusqu'à en perdre la raison. Et celle de s'en écarter. Y trouvant, à la fois, le besoin d'en profiter à satiété, mais surtout de ce désir ardent de nous retrouver tous réunis autour de ces questions qui touchaient à notre vécu, mais aussi à notre avenir, désormais appelé à complètement changer.

Vivre ces instants mémorables nous procurait une très grande fierté, une si importante quiétude, des moments de joie immense, guère oubliés depuis, car gravés dans notre mémoire pour ne plus jamais nous quitter, même dans les temps présents et après ce grand recul dans le temps. Nos moments de détente et de plaisir de nous retrouver ensemble, entre insouciants galopins, nous parurent relativement assez courts, même si la fête qu'abritait la contrée où je suis né durait, elle, des semaines et des semaines, sans discontinuité.

Dans mon village natal, pris en sandwich entre l'Ouarsenis et le Zaccar, la nature a toujours été des plus généreuses. Elle n'a cessé de voler au secours de l'humanité, lorsque des êtres humains, mus par des intérêts mercantiles contre des paysans autochtones, étaient venus jusqu'à les déposséder de leur territoire, les poussant à se lancer corps et âme dans ces combats pour la vie qui mirent fin à la conquête de leur espace naturel.

L'arme du combat a toujours fait la différence, pétant le feu à profusion, en imposant sa loi. Même si la volonté du peuple dont le bien a été autrefois spolié a toujours su trouver la potion magique qui défie le fusil spoliateur et le colon pilleur, pour se remettre en selle et reconquérir son territoire.

Jeunes galopins que nous fûmes à l'époque, on était depuis toujours tous restés viscéralement accrochés à nos lopins de terres, solidement accrochés à notre caillou de territoire, ne doutant guère du combat juste de nos aînés. Dans notre esprit, on se préparait déjà ?à notre façon- à prendre le relais, à faire le maquis de nos songes pubères.

Il importe cependant que le cessez-le-feu avait interrompu cette issue, mettant la guerre entre guillemets. Ainsi, de bouche à oreille, nous apprîmes, dans la discrétion, le retour de nos maquisards à leur douar, mais aussi la mort de certains Héros sur ces mêmes lieux de combats.

Durant cette période, nos chaumières, pour la plupart des taudis qui ont miraculeusement résisté au mauvais temps et aux tirs des armes de l'ennemi, n'arboraient guère ces antennes de télévision que l'on pouvait aisément apercevoir sur les toitures en tuiles d'un rouge vif des demeures somptueuses des colons du village.

Et seuls quelques rares postes radio, en vrais rescapés d'une si grande escapade guerrière, grands comme des radars, faisaient passer à travers leurs canaux l'information officielle destinée au peuple, en particulier en direction de ces « européens d'Algérie ».

Quant aux indigènes, privés durant plus d'un long siècle de cette utile information afin de les laisser en marge de ce qui se trame à leur sujet, leur seule connaissance du cessez-le-feu leur sera transmise à travers ces vols planés et assez bas des hélicoptères militaires français chargés de les mettre au parfum de la conclusion des négociations d'Evian.

Ces derniers leur lègueront des communiqués écrits en langue française, leur annonçant la fin de la guerre. Je me faisais un devoir d'attraper au vol cette feuille volante, pour ensuite m'appliquer à assidument interpréter son réel contenu, non sans grande peine au profit de nos aînés.

Il se trouvait bien souvent que ni le supposé amateur traducteur dont je jouais si gauchement le rôle improvisé, ni même les prétendus concernés par ma piètre exhibition, ne pouvaient convenablement saisir le sens et la portée d'une telle missive ; chose qui poussait nos propres parents à refaire sa lecture auprès des gens adultes et plutôt initiés à ce genre de pratique.

Lâchée à quelques dizaines de mètres seulement au-dessus de nos têtes, cette feuille volante, libre de ses mouvements, suit le sens du vent, pour nous faire tourner en rond avant que je puisse enfin mettre la main dessus, dès lors que celle-ci entame sa toute dernière trajectoire en allant se poser sur le sol.

A peine jetés en l'air, ces communiqués rédigés dans style presque télégraphique, étaient destinés à informer la classe évoluée parmi les populations vivant alors sur le sol algérien, notamment celle dite européenne, à l'instar de celle instruite parmi les autochtones. On se faisait un malin plaisir d'aller très haut dans les airs les cueillir, bien avant même qu'ils ne parviennent à terre. Cette gymnastique nous emballait.

Faute de vraiment nous imprégner de leur message précis et très pointu contenu, on donnait libre cours à ce jeu de gamins, les mains continuellement levés vers le ciel, qui nous procurait tant de joie à pouvoir avant les autres s'emparer de cette précieuse feuille volante qui allait de sitôt faire l'actualité durant de nombreux jours.

Mais que pouvaient bien apporter ces communiqués volants à tant d'analphabètes que nous fûmes, si ce n'est de les détourner de leur quotidien aussi morose d'une vie d'indigène subissant les pires sévices d'une puissance coloniale au bout de ses peines devant tant de résistance d'un peuple aussi vaillant et aussi décidé à recouvrer son indépendance, sa dignité et totale liberté ?

Le subit changement enregistré dans notre quotidien y était vraiment lié. Cependant, on ne pouvait, à cet âge-là, deviner ce qu'il en retournait. Même si l'espoir de désormais mieux respirer était déjà acquis pour ce peuple longtemps frustré et de tout privé ou démuni.

Avec un mois de Mai, pas du tout généreux, nonchalant et peu emballant, les épis d'un avril, plutôt assez distrait, encore en herbes graciles, trouvaient du mal à pouvoir bien murir au contact de ce soleil doré du pays. Car manquant vraiment de jus !

Les vrais espoirs d'un mois de Mars, pourtant très prometteur à ses débuts, allaient vite s'estomper, stoppés net dans leur élan régulier, pour immédiatement après s'envoler dans un vol affolé de perdrix, assez éclaté et très bruyant.

Sur un autre plan, pourquoi la Grande Révolution ne pouvait-elle ?dans ce cas-là- accoucher d'une aussi grande fête ? Une fête, serait-on tenté de croire, à la mesure des sacrifices qui lui sont consentis ou du calibre de sa réelle dimension.

Ce fut donc cette fin de mai 1962 qui mit un terme à notre folle joie, et surtout entre parenthèse toute une si brave Révolution que celle brillamment menée par le peuple algérien contre le colonialisme français.

L'entrain tout comme le refrain, à l'envi ressassé, de la fête, initiée des semaines auparavant devait, au fil des jours, de suite s'essouffler, pour voir ces foules qui investissaient la rue définitivement rentrer à la maison.

En ce moment-là, l'avenir de l'Algérie se jouait à Tripoli. Un congrès éponyme s'y tenait pour l'occasion. Et tous les chefs de la Révolution y étaient conviés. On y discutait (entre eux) à couteaux tirés du devenir de l'Algérie ! D'un côté comme de l'autre, de ce clan-ci en direction de ce clan-là, on cherchait à s'imposer de droit ou, à défaut, imposer les éléments de notre groupe restreint.

Les informations rapportées au sujet de ce congrès laissèrent entendre que l'atmosphère était des plus tendues. Le premier putsch de l'histoire de l'Algérie indépendante était déjà en gestation. Il ne manquait que l'alibi politique pour lui confectionner l'emballage de nature à mieux le vendre à ceux qui n'y croyaient pas un seul instant.

Il y avait comme de l'électricité en l'air. Car l'enjeu personnel déteignait de son poids sur celui bien général. Au fil des heures, le groupe se fissurait. Leur union -des années durant bien soudée- s'était lézardée à l'image d'un mur qui cédait subitement sous la pression d'un puissant séisme.

Des alliances se font et se défont à une cadence effrénée, donnant le tournis à ceux qui cherchaient à noyauter le groupe pour en constituer le leader en puissance ou celui enfilant l'habit du Messie inattendu. La constitution du bureau politique du FLN était à l'origine de toutes ces discrètes manœuvres ou si osées tractations, de coulisse ou même avouée en public.

Dans le flou absolu se nouaient des relations de circonstance ou des contacts de pure convenance. Se tissaient à la va-vite toutes sortes de liaisons, souvent assez obscures et peu évidentes, entre les différentes tendances qui se disputaient le leadership.

En cette fin de Mai 1962, les épis n'étaient guère mûrs. Ils manquaient cruellement de maturité. Au tout dernier stade de leur développement, ils furent comme cueillis à la hâte. Comme volés à une Nature qui n'avait pas encore eu le temps nécessaire de mieux les préparer, les peaufiner finalement.

Ils ne pouvaient être moissonnés en l'état et donner de bons grains. Tout comme pareille si Grande Révolution ne devait enfanter ce fiasco imprévu, fait dans la totale confusion et une réelle précipitation ! A l'entame remarquable devait malheureusement succéder ce dénouement plutôt lamentable !

Et ni les premiers n'étaient allés à leur terme ! Ni la seconde n'avait accouché d'une gouvernance à l'image des sacrifices dont elle s'est tout le temps nourrie ! La rupture ne pouvait être que très brusque, vraiment violente, absolument tragique, un peu inconsciente, apparemment inéluctable !

Comme un malheur ne vient jamais seul, à la mauvaise saison et ses piètres moissons de l'année est venue se joindre à cette fin de Révolution en queue de poisson. Depuis, le pays est comme pris dans l'assaut d'un tourbillon infernal qui l'engage et engouffre si profondément dans une mauvaise direction, laquelle dure encore dans le temps.

L'année scolaire était assez particulière, pour nous élèves de cette unique école de ce village, tapi au pied du mont de Doui, qui la surplombe si majestueusement du haut de ses mille mètres d'altitude. Elle a été des plus mouvementées.

Comparée à ses devancières, elle se distinguait par une certaine liberté de mouvement, de regroupement des indigènes, en plus une mobilité à toute épreuve qui tranchait fondamentalement avec une durable léthargie qui caractérisait notre quotidien, observée juste des mois auparavant.

Jamais, de notre mémoire d'enfants, nous n'avions vu autant de mouvements de foules, de manifestations de joie exhibée au sein de la voie publique, d'intérêt si particulier loué avec éclat au profit de la Révolution, et autres phénomènes dont on ne pouvait expliquer leur importance ou réel impact sur notre quotidien et liberté.

On était comme aspiré par ce flux continu de foules des contrées rurales avoisinantes qui venaient chaque jour écumer la ville du matin au soir, dans cet air de fête dont on ignorait, au vu de notre très jeune âge, les raisons à l'origine de ce brusque changement dans leurs habitudes quotidiennes.

La recrudescence des attentats commis contre des populations indigènes sans défense, des mois auparavant, par les ultras au nom de l'OAS, suite au putsch avorté des généraux contre Charles de Gaule, était de nature à nous cloitrer dans notre peur de toujours, pour ne jamais pouvoir un seul instant réfléchir à ces moments de paix dont nous profitions.

Déjà les premiers contingents de départ des soldats français, qui prenaient la Méditerranée dans le sens inverse à celui de leur invasion opérée dans le pays plus d'un siècle plus tôt, laissaient deviner cette issue, désormais inéluctable, d'une paix retrouvée dont on devinait chaque jour les développements de ses soubresauts.

Ces êtres de l'aube et du crépuscule de la révolution pouvaient-ils marquer cette pause de midi qui allait orienter leur réflexion sur l'Avenir de l'Algérie ? Plutôt que de focaliser leur intérêt sur un hypothétique placement sur le nouvel échiquier politique du pays ?