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Iciser le débat sur la ville

par Habib Benkoula*

Personne ne peut nier la globalisation des formes urbaines qui caractérisent les villes du monde entier; pour de très nombreux observateurs qui se gardent de s'auto-qualifier d'experts ou même de spécialistes, elles demeurent cependant rattachées directement à des considérations locales de la gestion de la chose publique, même si elles relèvent dans leur incarnation de niveaux différents : national, régional et local. Le mot local (repensons le local au-delà des idées reçues et classiques) prend un tout autre sens que celui qu'on pourrait penser, il signifie pour un observateur de la ville l'état global de l'urbanisme existant et en cours, les conditions mais aussi les forces qui agissent sur sa fabrication/façonnement à l'échelle locale. Il ne s'agit pas seulement d'un diagnostic de l'état du bâti qu'il relève des héritages historiques (est-ce que tout héritage historique est patrimoine ?) ou pas, mais surtout de la vision/volonté de faire produire un urbanisme qui propulse une énergie synergique chez les populations locales en les interpellant jusqu'à les engager dans une vraie révolution urbaine pour le changement en tant que fait et pas seulement un discours ou un acharnement pour la préservation de tel ou tel édifice ou aménagement. C'est en ce sens que j'ai recouru il y a de très nombreuses années à mon néologisme qui est iciser, c'est-à-dire enraciner les interrogations en pensant la chose urbaine en tant que tout qui engendre des parties et des situations différenciées dans les mêmes périmètres. Autrement dit, même si j'ai fait croire à beaucoup qu'il ne faut pas reprendre les modèles des villes du mondes qui passent pour des modèles à suivre absolument (ce qui n'est vraiment pas mon cas), j'appelle et conseille à iciser l'observation scientifique des urbanismes locaux y compris dans la même ville car je suis resté attentif au propos de H. Sahraoui qui me demandait lors de ma première conférence à l'Ordre des architectes d'Oran à l'invitation de M. Hamdad : est-ce qu'Oran est une ville ou plusieurs villes ?

J'en suis arrivé à penser qu'Oran comme des tas d'autres villes est aussi plusieurs villes que je qualifiais avec mon ami Abdallah Messahel de villes locales dont il faut régler sérieusement les connexions ne serait-ce que pour réduire les formes de ségrégation, de ruptures spatiales et sociales créant par ce fait de véritables situations de frustrations chez les populations locales, un sujet que Bernardo Secchi a bel et bien exploré dans le cas des villes occidentales. Autrement, chaque ville correspond à plusieurs villes locales, et plus deux villes locales contiguës sont, disons, correctement connectées, plus elles ont des chances de constituer/former une grande ville locale (dans un article précédent, j'ai affirmé que l'urbanisme algérien des bureaux d'études publics produit des morceaux de villes mais j'aurais dû dire des urbanismes séparés/désunis et dangereux pour leurs habitants pour ce qui concerne les quotidiennetés).

C'est pour cela aussi que notre vision de Sid El Houari devrait dépasser le souci de préservation chirurgicale sans abandonner cette dernière en tant que démarche salutaire pour les monuments historiques qu'elles que soient leurs symboliques mémorielles, matérielles et bien sûr architecturales, et œuvrer à sortir ce territoire historique de son état de recès qui est aussi celui de Derb qui nous rappelle à l'esprit le caractère cosmopolite d'Oran à travers la diversité culturelle perdue de ses populations d'antan.

Il est question de rendre compte de la nécessité nécessaire de tout revoir dans l'effectuation de l'urbanisme algérien comme en le sortant/libérant de son état hyper bureaucratique et rentier (Sidi Boumediene a beaucoup écrit sur ce sujet en qualifiant l'urbanisme algérien de rentier) et ouvrir la voie à ceux qui ont des idées constructives pour réfléchir/décider local au lieu de l'acharnement actuel de la centralisation des décisions. Ce qu'il ne faudrait pas perdre de vue c'est que tout ensemble urbain au-delà des préjugés et jugements de valeurs est urbanisme, et qu'en réalité, il n'y a pas de : « ça c'est un urbanisme et pas ça » comme nous l'entendons souvent. Un bidonville est un urbanisme qui sert et a servi comme c'est le cas de Roland Simounet de source d'inspiration. Un ksar en ruine comme Ghassoul est aussi de l'urbanisme qu'il ne faut pas s'acharner à reconstruire alors que les ruines sont belles et qu'il y a toute une philosophie qui s'en dégage et que j'ai essayé d'aborder dans mon roman : Un homme ordinaire, en y disant à titre d'exemple : « En fait, il n'y a pas plus riche de significations que le ksar pratiquement effondré. Je suis certain que les anciens qui me fixaient du regard ne voyaient que du vide au travers de ces ruines que j'avais aimées parce qu'elles étaient étrangères à mon histoire personnelle au vrai sens du terme. L'ancien ksar finit par signifier pour ses anciens habitants que parce que j'y étais. Toutefois, je m'étais laissé croire certaines fois que les anciens depuis qu'ils avaient quitté le vieux ksar, menaient une vie n'ayant aucun sens; elle les propulsait délibérément dans la mort avant la dernière mort. La modernité qu'ils choisirent par ignorance fut une mort dont ils n'avaient jamais eu conscience ». Dans mon roman, je voulais attirer l'attention sur le vide qui peut remplir/accabler un espace lorsqu'il est vidé de sa population d'origine. Refaire un ksar pour la théâtralité de l'écouler est un non-sens. J'oserai dire au risque de déclencher une ire contre moi que la ville européenne n'est plus européenne sans sa population d'origine, et le fait qu'elle soit occupée par une population algérienne qui ne possède pas les codes de l'habiter européen est ce qui fait détériorer ce qui est passé du statut de lieu à celui de non-lieu pour nos Algériens. Revoir notre perception/conception du patrimoine devrait faire office de choix stratégiques, car ce que nous perdons de vue c'est le pouvoir culturel et civilisationnel des urbanismes dans la formation des individus et des groupes.

Par ailleurs, la pensée de Marcel Roncayolo, géographe, m'a amené à avoir ce genre de regard sur les territoires de la ville, car, en effet, quand on arrive du côté des territoires de l'Est qui subissent le stigmate qualificatif d'extensions des populations oranaises, la vue du Front de mer nous fait dire à nous-mêmes que nous abordons un territoire qui n'est pas tout à fait le nôtre tellement il évoque la mémoire de la période coloniale et de ses faiseurs colonisateurs. Pouvons-nous considérer cependant que M'dina Jdida est dans une continuité dès lors qu'il évoque malgré son caractère hybride que j'ai qualifié d'entre-deux, ni européen ni médina, une mémoire algérienne faite, entre autres, de noms de famille H'dhar ayant fait le choix de s'y établir et d'accueillir les premières actions du mouvement nationaliste ? À ce propos, dans le livre qui n'est pas encore sorti des presses de Barzakh éditions, Palabres algéroises, Mohamed Larbi Merhoum concernant M'dina Jdida me dit : « Un petit détail de taille. L'État républicain dont tu parles n'a rien pu faire pour contrer l'économie informelle parce qu'elle est portée par une société informelle qui ne croit pas en l'État sinon pour exercer son droit au partage des subsides de la rente. En cela, on pourrait lui trouver des similitudes avec l'État colonial, toutes proportions gardées, bien sûr. M'dina Jdida, si je ne me trompe pas, est un tissu dix-neuvième fait de lotissements. Ça reste un tissu européen, comme tu aimes à le spécifier. La question est donc d'ordre social et économico-politique. C'est une sorte de casbah carrossable, ce qui lui a permis d'intégrer la mobilité nécessaire au commerce moderne.

Il y a un marquage immatériel d'un espace matériellement européen ». Mais je n'oublie pas aussi que Merhoum a raison quand il affirme que c'est l'urbanisme d'Alger qui a fait de lui un personnage friand de modernité et que c'est son patrimoine à lui. Tandis que moi, j'ai affirmé dans un entretien accordé à une revue web que c'est l'urbanisme européen (d'Oran) qui a l'air d'encourager aux formes de civisme, ce qui n'a pas l'air d'être le cas des villes locales dans les extensions des grandes villes et autres villes d'Algérie. Ce qui est à redouter, c'est de laisser l'incivisme des nouvelles constructions se multiplier dans les villes européennes; c'est le cas d'Oran. Pour terminer notre réflexion sur la nécessité d'iciser le débat sur la ville, on pourrait s'interroger sur l'organisation de l'espace en terme de conceptualisation urbaine et partir sur des considérations relatives à la mixité spatiale des cultures comme ce fut le cas des communes mixtes qui ont l'air de ne faire l'objet d'aucune étude d'urbanisme. C'est vrai pour ce qui me concerne, tout au moins, quand on a lu un nombre d'ouvrages de Sitte, Wieczorek, Secchi, mais aussi Berque de Frenda, Fethy, Chouiki du Maroc qui a publié un très bel ouvrage sur l'informalité urbaine, Sidi Boumediene décédé récemment, et bien d'autres sans oublier des œuvres de littérature et pourquoi pas, comme La peste de Camus l'Algérien, on ne peut s'empêcher de se dire que l'urbanisme c'est forcément plus que le projet urbain, et que tant que nous n'avons pas résolu notre problème avec l'urbanisme en tant que discipline et science générales devant permettre/inspirer une vision politique des urbes (ce terme je l'ai repris de Wieczorek) en espérant qu'elles soient villes, tout projet urbain est à coup sûr condamné à l'échec.

*Architecte (USTO) et docteur en urbanisme (IUP)