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Le contentieux archivistique algéro-français... 60 ans après (2ème partie)

par Lakhdar Amrani*

1.2.2 Un deuxième transfert en 1962:

Celui-ci fut amorcé sous l'impulsion de la Délégation Générale en Algérie et sur indication du Conservateur des Archives Régionales d'Alger. En effet, suite à une note du 6 mars 1962 (14), émanant de Maxime Roux , en sa qualité de Secrétaire Général de la Délégation Générale en Algérie, les transferts reprirent, de plus belle, en 1962. Conformément à l'esprit de cette note, 29 containers transportant une deuxième partie de la mémoire du peuple algérien, quittaient par bateau, le port d'Oran, les 11 et 14 mai 1962 et par la même occasion, trois autres envois à savoir, ceux du 9 mai, du 26 et 29 juin de la même année ont été programmés pour quitter Constantine, vers la France.

Au Total, pour les seuls Centre Régionaux d'Archives d'Oran et de Constantine, il y eut pas moins de sept transferts d'archives de l'Algérie vers la France, entre 1961 et 1962.

2. Quantité et contenu sommaires des transferts d'archives :

2.1 La quantité approximative des archives transférées :

Il faudrait avouer à ce propos que la quantité réelle des archives transférées est très difficile à cerner, faute d'indications tangibles. Le contentieux a connu une médiatisation telle, que les chiffres avancés par les uns et par les autres doivent être pris avec beaucoup de précautions, en attendant une étude sérieuse qui serait en mesure de fixer un chiffre exact sur la quantité des archives ayant été transférées entre 1961 et 1962, de l'Algérie vers la France. C'est ce qu'essaie de nous dire Fouad Soufi quand il note que: « Seule une étude serrée sur les fonds repérés avant leur transfert peut fournir une idée de la quantité des archives enlevées des dépôts publics. Or, si l'état des archives de Constantine a été retrouvé, si celui d'Oran peut être reconstitué, celui des Archives d'Alger est encore plus difficile à établir. » (15). En effet, les chiffres avancés de part et d'autre, sont si disparates (16) et l'unité de comptage, tellement variée (tantôt en tonnes, tantôt en sacs ou en kilomètres linéaires, ou en liasses) qu'il est très difficile de se retrouver.

Néanmoins, sans vouloir être exhaustif, il nous a paru utile voire, nécessaire de rapporter, les chiffres avancés par la partie algérienne représentée par feu Abdelkrim Badjadja (17), Fouad Soufi (18), tous deux, membres du premier comité mixte intergouvernemental sur les archives (1980-1981), Yves Pérotin (pour les Archives d'Alger, surtout) et Gérard Ermisse (19) pour la partie française.

Voyons pour commencer ce que nous rapporte, à ce sujet Fouad Soufi (20) :

Pour le Centre Régional d'Archives d'Oran :

- 43 tonnes ou 1.600 sacs (dont 899 liasses) ou 33 containers ont été transférées entre 1961 et 1962.

Pour le Centre Régional d'Archives de Constantine :

- 120 tonnes ou 21.566 liasses d'archives avaient quitté les dépôts du centre, entre 1961 et 1962, en direction de la France.

Pour le Centre Régional d'archives d'Alger :

Fouad Soufi ne donne aucun chiffre tandis que Yves Pérotin, lors son enquête sur la situation des archives publiques en Algérie, en 1964, au profit de l'UNESCO, avait noté dans son rapport que : « Il semble qu'avant l'indépendance, le dépôt comptait 8 Km de documents. Il semble, également que la masse des collections ait été amputée par le transfert (vers la France, ndlr), d'à peu près 50%. » (21).

Feu Abdelkrim Badjadja en sa qualité de Directeur Général des Archives Nationales, rapporte pour sa part, dans la synthèse du contentieux archivistique algéro-français (22), « qu'au total, 600 tonnes/20.000 ml d'archives ont été déplacées du territoire algérien, entre 1961et 1962» (23). D'ailleurs, ce chiffre a été repris tel qu'il est, par Léopold Auer, dans l'étude relative aux contentieux archivistiques, qu'il avait faite au profit de l'Unesco, en 1998 (24).

Pour sa part, Gérard Ermisse réduit quelque peu, le chiffre avancé par la partie algérienne quand il affirme : « que le Centre des archives d'outre-mer (CAO) à Aix-en Provence (25), conserve 7,5 kml à 7,8 kml d'archives dites de souveraineté, soit environ 10% de la masse des archives publiques qui existaient en Algérie en 1962, masse évaluée à 80 kml, sans garantie sur ce chiffre. Les documents... proviennent principalement du Gouvernement Général (800 ml), et des administrations départementales d'Alger (2000 ml), d'Oran (1500 ml), et de Constantine (26) (1.000ml)» (27).

Il résulte après la somme de ces chiffres que seuls 5.300 ml, soit 5,3 kml d'archives algériennes sont conservées au CAO et non, 7,5 kml à 7,8 kml comme l'a si bien précisé Gérard Ermisse.

Convenons-en, puisque nous n'avons pas tellement le choix mais, peut-on savoir dans ce cas, où sont passés les 2,5 kml d'archives qui représentent au strict minimum : la différence entre les « 7,5 Kml à 7,8 Kml » signalés et les « 5,3 kml » constituant la somme des fonds détaillés par provenance indiqués par ce dernier? Ou peut-être que ces fonds selon G. Ermisse n'ont pas une grande importance et qu'il vaudrait mieux les omettre parce que leur perte n'affecterait pas l'écriture de l'histoire de l'Algérie ?

Cela étant dit, on peut penser d'un autre côté, que les 2.500 ml dont il est question et qui ont été omis constituent la masse des archives conservées dans les magasins du CAO et qui n'ont pas été traitées depuis, pas moins de 43 ans au minimum, au vu de date de la publication de l'article de G. Ermisse, qui eut lieu en 2004. Mais, même dans ce cas, Gérard Ermisse en tant que praticien, aurait signalé cela !!!!!!

L'historien Benjamin Stora, en reprenant à son compte les thèses de la partie française en matière d'archives de gestion et de souveraineté avait parlé dans son rapport sur la réconciliation des mémoires.... de 10 kml « d'archives rapatriées à partir de 1961 en France et conservées aux archives nationales d'Outre-mer »(28).

Essayons maintenant, sans parti pris, ni passion, de combiner entre les chiffres, rapportés par les uns et les autres, afin de nous rapprocher, plus ou moins, de la quantité des archives transférées :

1. Commençons d'abord par unifier notre unité de mesure.

- A ce propos, il est reconnu que 1 mètre linéaire = 50 kg d'archives, et par conséquent 1 tonne d'archives équivaudrait à 20 ml.

2. Passons maintenant à la conversion des données recueillies par Fouad Soufi/Abdelkrim Badjadja,Yves Pérotin et Gérard Ermisse :

- 43 tonnes d'archives x 20 = 860 ml (Oran)

- 120 tonnes d'archives x 20= 2.400 ml (Constantine)

- 4.000 ml divisé par 20 = 200 tonnes d'archives (Alger)

- 800 ml divisés par 20 = 40 tonnes d'archives (GGA)

- 640 ml divisés par 20 = 32 tonnes d'archives (représentant, selon notre déduction, les archives des départements de l'Ouest algérien et qui font la différence entre les 1500 ml affichés par Gérard Ermisse et les 860 ml cités par Fouad Soufi )

3. Faisons le total de ce que nous avons :

43 t. + 120 t. + 200 t. + 40 t. + 32 t. = 435 tonnes d'archives ou 8.700 mètres linéaires d'archives. Ne sont pas compris, dans ce chiffre, les archives qui ont été récupérés sur les Moudjahidines de l'ALN, les archives militaires conservées au château de Vincennes et les archives des banques (régies, toutes les 2 par un statut particulier).

Tout compte fait, il y a lieu de constater que selon notre propre estimation, nous ne sommes pas très loin du premier chiffre avancé par Gérard Ermisse et que Benjamin Stora, pour sa part avait parlé de 10 kml d'archives dans son rapport, en faisant allusion selon ses dires « archives rapatriées à partir de 1961 en France et conservées aux archives nationales d'Outre-mer ». (28)

2.2 Exemples de fonds d'archives déplacées entre 1961 et 1962 :

2.2.1 Archives du troisième âge

2.2.1.1 Archives du Gouvernement Général de l'Algérie:(29)

Séries----Intitulé du fonds----Dates extrêmes

A----Archives antérieures à 1835----1686-1835

B----Concessions d'Afrique----1750-1828

C----Archives espagnoles----XVIIe s ? XVIIIe s

G----Personnel et administration générale----1870-1956

H----Affaires musulmanes et sahariennes----1843-1959

I - J - K----Affaires Arabes (Alger/Oran/Constantine)----1843-1962

M----Propriété indigène----1863 - 1956

N----Travaux publics----1831 - 1882

S----Instruction publique----1897 - 1962

2.2.1.2 Archives locales (Préfectures, Sous-préfectures, Communes, etc.)

Séries----Intitulé des fonds

E----Elections

F----Police et sécurité

H----Agriculture, commerce, industrie

I----Affaires musulmanes

M----Colonisation

N----Propriété indigène

2.2.2. Archives du 1er et du 2ème âge ou archives administratives(30):

ayant été ramassées entre 1961 et 1962, dans les bureaux du GGA, préfectures, sous-préfectures, communes mixtes, communes de plein exercice, etc., ce sont des archives de gestion courante des individus dans tous les secteurs de la vie quotidienne : administrative, économique, sociale, culturelle, technique, etc.

Comme il a été constaté à la lecture des bordereaux de transfert des archives (Archives départementales de Constantine) ou après reconstitution (Archives départementales d'Oran), ceux qui étaient chargés des opérations du transfert des archives entre 1961 et 1962 ne faisaient aucune distinction entre les différentes catégories d'archives.

Ils avaient ramassé tout ce qui leur tombait sous la main, à commencer par les archives antérieures à la colonisation et qui n'avaient aucun rapport avec la « souveraineté » de la France, jusqu'aux archives du premier âge qui étaient classées dans les armoires. Tout était enliassé et bon à être transféré. Et par conséquent, on peut supposer que les documents qui sont restés sur place, l'ont été, non pas, parce que les Français les ont laissés par bonne intention, mais parce qu'ils n'ont pas pu être déplacés soit faute de moyens logistiques, soit faute de temps.

Un simple regard sur la liste des documents transférés, qui est loin d'être exhaustive (31) donne l'impression que l'Algérie est plus victime d'un « hold-up de son histoire »(32) que d'un transfert de ses archives pour des raisons qu'on essaie vainement de justifier et auxquelles adhère volontiers l'historien B. Stora. On voit bien qu'aucun document n'est épargné, qu'il soit produit par l'administration française ou par une autre, pendant la colonisation française ou, bien avant elle.

3. Le contentieux vu par la partie algérienne :

3.1 La réaction algérienne face aux transferts massifs de leurs archives :

Les Algériens se sentant frustrés, spoliés, lésés, jusque dans leur patrimoine national et leur souveraineté, n'avaient d'autres choix que de se constituer « partie civile » contre une puissance qui n'a pas cessé de les exploiter depuis 1830. Dès 1962, ils mettent au point un système leur permettant de revendiquer, en toute légitimité, la restitution de leurs archives.

Cela est d'autant plus vrai que, feu A. Badjadja, membre du 1er comité intergouvernemental sur les archives affirme dans la synthèse du contentieux qu'il avait établi en 1995 (33) que : « Depuis 1962, l'Algérie n'a à aucun moment cessé de réclamer la restitution des archives transférées. Dès 1967, nous avons demandé l'application des recommandations de la table Ronde Internationale des Archives (Varsovie 1961) ». Au lieu de cela, la France comme à son habitude fit la sourde oreille et se contenta pour calmer un tant soit peu le jeu, de restituer des lots de cartons d'archives contenant des registres et d'autres documents, revenant à la période ottomane (cf. section 6 : archives restituées).

A suivre

Notes

14- Note n°05 34DGA/AG.2 du 06 mars 1962 citée par Badjadja A. Hachi O. et Soufi F. Synthèse du contentieux archivistique algéro-français. Op.cit p. 3

15- Fouad SOUFI. En Algérie : l'Etat et ses archives. Op. cit. p .170

16-« C'est ainsi que de 20 tonnes sur 8 Kml signalées par Pierre Nora (7 novembre 1981), on passe aux 200 tonnes sur 7 Kml affirmés par Pierre Catherine (26 octobre 1981, et aux 400 tonnes sur 7 Kml affichés par Libération (30 octobre 1981) cité par Akbal MEHENNI. Problématique générale du contentieux algéro-français. Op.cit.p.29

17- En sa qualité de Directeur des Archives de la Wilaya de Constantine, de 1974 à 1990

18- En sa qualité de Directeur des Archives d'Oran de 1974 à 1993

19- En sa qualité de Chef de l'Inspection générale des Archives de France à partir de 2004

20- Fouad SOUFI. En Algérie : l'Etat et ses archives Op.cit. 171

21- Yves PEROTIN. Algérie, archives publiques. p.10

22- BADJADJA A. HACHI O. et Soufi F. Synthèse du contentieux archivistique algéro-français. Op. cit. p.5

23- A signaler que ce chiffre devrait être revu à la baisse car, il n'est pas conforme aux règles reconnues en matière de stockage des archives. En effet, il est d'usage de compter 50 kg (approximativement) pour 1 ml et 20 ml pour 1 tonne d'archives. Et par conséquent, si on multiplie 20 par 600 t , ça donnerait 12000 ml et non, 20000 ml. En revanche, si on divise 20000 ml par 20 (équivalent aux 20 ml que contient approximativement une tonne de documents), le résultat sera 1000 tonnes et non 600 t.

24- AUER Léopold. Les contentieux archivistiques. Analyse d'une enquête internationale Op.cit. p.3

25- Le Centre en question a été bâti spécialement en 1966 pour abriter les archives des anciennes colonies françaises.

26- « Abdelkrim Badjadja : affirme qu'il s'agit de 2000 ml d'archives extraites des départements de Constantine, Batna, Annaba, et Sétif dont la moitié se trouvait encore en territoire algérien en Septembre 1962, soit 3 mois après l'indépendance de l'Algérie » in Abdelkrim BADJADJA. A propos du contentieux archivistique algéro-français. Clarifications et mises au point au sujet des vérités occultées. p.22

27-ERMISSE Gérard. L'actualité des contentieux archivistiques. Archives et patrimoines. p.51

28- STORA Benjamin : Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie. Rapport remis à Emmanuel Macron. Janvier 2021.

29- AKBAL Mehenni. Le contentieux archivistique algéro-français. Op. cit. pp.88-136

30- BADJADJA A., HACHI O. et SOUFI F. Synthèse du contentieux archivistique algéro-français. Op. cit. p.5

31- Pour plus de détails, voir : Akbal MEHENNI. Le contentieux archivistique algéro-français. Op. cit. pp. 136- 163

*Archiviste /Enseignant retraité de l'enseignement supérieur/Enseignant contractuel - Université d'Oran Ahmed Ben Bella