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Abdelkader Djeflat, consultant international et président du Réseau Maghtech, au «Le Quotidien d'Oran»: Sortir du piège des économies à revenus intermédiaires

par Entretien Réalisé Par R. N.

«Cet ouvrage n'est pas une simple tentative de regarder le passé, pour l'analyser, le décrypter et le fixer dans les mémoires(...), c'est surtout une leçon à méditer pour les jeunes générations qui, nous l'espérons, pourront s'en inspirer, y trouver un modèle à s'approprier, un flambeau à saisir, à porter et à transmettre avec un message fort : l'Algérie de demain sera celle du savoir et de la connaissance», écrit Belgacem Haba en préface d'un ouvrage qui, pour lui, «honore et met en valeur les riches expériences de deux auteurs qui ont, chacun à sa manière, tenté de briser le statu quo, de bousculer les habitudes et les croyances nourries à la rente, de faire bouger les lignes». Dans cette interview, Professeur Abdelkader Djeflat explique l'esprit, les défis et les objectifs de l'«Economie de la connaissance et le développement agricole et rural, l'expérience algérienne», un ouvrage didactique qu'il a écrit avec Dr Rachid Benaïssa, paru ces jours-ci en français et dont la version en arabe, nous disent-ils, est à l'impression.

Le Quotidien d'Oran : Ce travail collectif est-il pour démontrer la synergie qui doit exister entre le savoir qui est une théorie et la connaissance qui est son exécution par la pratique sur le terrain. Est-ce une relation «de cause à effet» pour une bonne gouvernance ?

Abdelkader Djeflat : Je ne pense pas qu'on puisse le réduire à cette simple équation. C'est une relation plus complexe qui en plus varie dans le temps. Ce n'est pas non plus une relation linéaire, passer d'un domaine à un autre : c'est beaucoup d'interpénétrations d'interactions entre les deux sphères. Les acteurs de terrain peuvent produire des savoirs appelés tacites c'est-à-dire à partir de la pratique et qu'il s'agit de codifier et de capitaliser. Dans les savoirs considérés hier comme de la théorie pure sont en train de transformer le monde dans lequel nous vivons notamment à travers la quatrième révolution industrielle. Les savoirs en dehors des cercles académiques détenus par les artisans, les paysans, les ouvriers, les managers, les entrepreneurs etc. ce que nous avons appelé les gisements sont tout aussi importants pour fonder une économie de la connaissance que ceux qui sont dans les labos ou qui relèvent de la révolution digitale. Les savoirs liés à l'art fondent à l'heure actuelle tout le courant de l'économie créative dans lequel l'Algérie tente de s'engager résolument : un chercheur considéré comme le chantre de l'économie de la connaissance en Europe D. Foray, parle de «savoir utile» même s'il s'est attiré plusieurs critiques. Nous n'avons pas jugé utile d'aborder la question dans l'ouvrage des relations savoirs et connaissances pour ne pas tomber dans des débats stériles parfois sémantiques qui nous auraient déviés des objectifs visés par l'ouvrage. Nous avons utilisé les deux notions parfois et surtout mis en exergue le concept de connaissance qui a subi une mutation fondamentale pour constituer la pierre angulaire de cette économie. Tout cela est bien expliqué dans les premiers chapitres de l'ouvrage. Les notions de l'économie du savoir et économie de la connaissance sont parfois utilisées d'une manière interchangeable même si la tendance semble prioriser la première notion.

Q.O. : «L'économie de la connaissance» est un concept qui a été exposé en Algérie au début des années 2000 par Mohamed-Salah Mentouri alors président du CNES et repris par Mohamed-Seghir Babes qui l'avait remplacé au même poste, qui avait mis en place un comité d'experts dont vous avez fait partie. Comment expliquez-vous que leurs initiatives et votre expertise n'ont jamais connu de suite à ce jour ?

A. D. : Je pense qu'il faut peut-être remettre les choses dans leur contexte. Sans parler de tout l'historique du concept économie de la connaissance et des courants aussi bien favorables que ceux qui ont été critiques, dans sa dimension opérationnelle il date du milieu des années 90 sous l'impulsion essentiellement de l'OCDE, c'est le virage des années 2000 qui l'a mise au-devant de la scène notamment par le traité de Lisbonne par la biais duquel l'Union européenne visait un objectif celui de devenir la «première économie de la connaissance dans le monde» auquel ont fait écho d'autres organisations internationales comme le PNUD, l'institut de la Banque mondiale qui a conçu les outils et une méthodologie notamment dans sa diffusion dans la région MENA, etc. C'est à ce moment qu'il est apparu utile pour l'Algérie de ne pas rester en marge de ce phénomène. Le CNES a eu une oreille attentive d'abord sous la présidence de feu M. Mentouri pour permettre à un groupe informel et auquel j'ai fait partie de se réunir et réfléchir sur la question et produire un premier état des lieux mais encore très préliminaire dès 2003. Mais ce travail a été gelé avec le départ du président, la réflexion a continué dans l'enceinte de la société civile le réseau Maghtech et l'association A2t2 organisatrice de la rencontre de Mostaganem. Il été repris en 2007 avec l'arrivée de M. Babes à la tête du CNES qui a effectivement mis en place un comité ad hoc pour lequel j'ai agi en tant que consultant et membre[i] à la suite de la 1ère conférence nationale. C'est la première officialisation du dossier, si l'on peut dire, puisque le CNES en a fait une saisine c'est-à-dire qu'il s'est autosaisi de la question. Le bilan que nous avons fait et une ébauche d'une note stratégique sont restés sans lendemain. Toute cette dynamique s'est arrêtée en 2009. La deuxième étape qui devait développer une vision stratégique, un modèle propre à l?Algérie et un plan d'actions n'aura pas lieu. C'est comme beaucoup de choses qui ont été gelées à l'époque. Tout un tas d'hypothèses peuvent être faites, avec probablement des raisons objectives comme la nouveauté du concept, la difficulté de compréhension pour certains, son origine. Mais plus fondamentaux sont les autres facteurs évoqués aussi bien dans la préface que dans l'ouvrage : les résistances à tout changement, la peur de la transparence que ce concept allait amener, les intérêts en place que cela allait bousculer et la crainte qu'il avait de la sphère du savoir en général ont beaucoup joué. D'où toute l'importance qu'a revêtue pour les auteurs et pour moi en particulier de voir son application effective dans le secteur agricole et rural en 2008 avant d'être bloqué à son tour en 2013 pour des raisons bien détaillées dans l'ouvrage.

Q.O. : Déjà en 1992, le ministère de l'Agriculture géré alors par Elyes Mesli avait organisé la première consultation nationale où le savoir a côtoyé -le temps des travaux- la connaissance à travers la présence des acteurs du terrain. Pourrions-nous considérer que c'était là les prémices d'un nouveau paradigme où la jonction entre le savoir et la connaissance pouvait permettre sans conteste l'amorce d'un développement effectif du secteur ?

A.D. : Il est clair que tout rapprochement de la sphère du savoir de celle du terrain pour une fertilisation croisée et des objectifs opérationnels peut être considéré comme un ingrédient important de l'économie de la connaissance sachant que la recherche et la formation sont des éléments centraux de cette économie. Et le fait que des universitaires aient été impliqués était un bon signe. Encore faut-il que ce rapprochement se pérennise et donne lieu à des actions concrètes.

Ce n'est pas pour autant qu'on était dans le nouveau paradigme de l'économie de la connaissance telle que nous l'avons développé dans l'ouvrage avec ses piliers de la formation, de l'innovation , des TIC et des institutions adaptées pour la gouvernance de ce processus et la création d'un environnement incitatif qui agissent de concert pour que la mayonnaise prenne si vous me permettez l'expression. Des savoirs figés, stériles qui ne se remettent pas en cause ou ne se renouvellent pas au rythme souhaité peuvent être un frein. C'est ce que permet la révolution numérique d'où souvent le qualificatif de l'épine dorsale qu'on attribue aujourd'hui à la transformation digitale. C'est donc un ensemble de paramètres qui doivent agir de concert.

Mais ce qui est certain c'est que l'idée de construire un secteur de l'agriculture et du développement rural en mobilisant prioritairement le savoir et la connaissance a germé à partir de là.

Q.O. : C'est depuis plusieurs décennies que l'Algérie pose la problématique du foncier agricole, des financements de l'agriculture, des organisations professionnelles mais il semble qu'à ce jour ni le savoir ni la connaissance n'ont pu leur trouver des solutions justes. Pourriez-vous nous en donner les raisons?

A.D. : Je vous rappelle tout d'abord que je ne suis pas un spécialiste du domaine et donc je ne pourrais me prononcer sur le fonds. Mais le Dr Rachid Benaïssa montre bien que c'est grâce à des échanges entre les différents acteurs pendant une longue période à partir de 1992, à des diagnostics partagés de l'histoire, du présent et d'une idée du futur que l'Algérie s'est dotée en 2008, dans le cadre de la politique du renouveau agricole et rural d'une loi d'orientation agricole et d'une batterie de textes réglementaires subséquents, toujours d'actualité. Tout cela est détaillé et les décisions prises ainsi que leurs résultats décrits. Comme il est expliqué, aujourd'hui les solutions semblent être connues et partagées des acteurs du secteur et que la problématique réside pour leurs mises en œuvre, dans la capacité de création de synergies entre plusieurs opérateurs y compris avec et entre plusieurs autres ne dépendant pas forcément du même secteur. De plus il faut préciser que la connaissance et le savoir ne sont le monopole de personne et d'aucune catégorie professionnelle ou sociologique comme je l'ai souligné au début; ce sont leurs mises en synergie pour l'atteinte d'un objectif partagé qui doit être l'objectif des gestionnaires et des encadreurs.

Q.O. : Au fait, pourquoi avez-vous choisi de prendre l'exemple de l'agriculture pour démontrer l'utilité et l'importance de l'économie de la connaissance ? Qu'est-ce qui vous a poussé à vous rapprocher du Dr Rachid Benaïssa pour disséquer certains mécanismes de fonctionnement et de gestion de ce secteur pendant une certaine période?

A.D. : Il est effectivement assez surprenant de voir quelqu'un avec une orientation économie industrielle avérée se pencher sur le cas de l'agriculture et le développement rural. Tout d'abord, le choix s'est imposé de lui-même, puisque c'est le seul secteur qui a résolument embrassé ce nouveau paradigme d'économie de la connaissance pour en faire un instrument de politique publique sectoriel. D'ailleurs une expérience innovante et assez rare à l'époque. C'est aussi pour contrecarrer un certain point de vue de l'époque et qui prévaut toujours à l'heure actuelle, d'ailleurs, laissant croire que cette notion relevait du champ théorique et montrer qu'elle pouvait être très opérationnelle. C'est également pour démystifier l'idée que cette économie ne concerne que les secteurs de pointe à forte intensité en connaissances : le digital, l'aéronautique, le spatial, etc. alors que tous les secteurs peuvent bénéficier de cette approche. Et comme l'explique bien le Dr Rachid Benaïssa dans sa partie, le secteur de l'agriculture et du développement rural est le secteur par lequel les grandes réformes ont toujours commencé. C'est le cas de l'autogestion au lendemain de l'indépendance, la révolution agraire dans les années 70, la restructuration des domaines agricoles socialistes dans les années 80 puis la privatisation de l'environnement de l'acte de production lui-même partagé entre le public et le privé. Tous ces actes et bien d'autres comme la diversité qui caractérise le secteur, sa présence sur plus de 1500 communes, la multitude de qualité des acteurs intervenant font que le liant le plus fort et le plus durable pour pouvoir intéresser et mobiliser le plus d'acteurs autour d'objectifs partagés reste la connaissance et le savoir qui conditionne la réussite assurée ; c'est ce qu'explicite sur la base des expériences vécues l'ouvrage. De plus si la connaissance universitaire se lie aux savoirs traditionnels. Le secteur agricole et rural, c'est aussi un formidable concentré de connaissances, de savoirs utiles, d'expériences accumulées sur plusieurs générations mais peu reconnues. C'est enfin une rencontre productive (le concept n'est pas de moi) : je pense que nos chemins se sont croisés du fait de nos professions, un chercheur et un praticien du domaine vétérinaire.

Ce sont ces convictions partagées en plus des riches expériences différentes mais convergentes qui ont fait que ma trajectoire professionnelle a rencontré en 2006 celle du Docteur Rachid Benaïssa, alors ministre délégué chargé du développement rural, lors du premier séminaire sur l'économie de la connaissance tenu à l'université de Mostaganem et depuis nos échanges ne sont pas rompues. Le choix fait par les plus hautes instances de l'Etat en 2020 consacrant l'économie de la connaissance comme orientation stratégique majeure nous a amené à penser qu'il était utile pour un gain de temps que les expériences vécues par moi-même en ma qualité d'universitaire et de consultant international et par Dr Rachid Benaïssa en sa qualité de décideur et d'acteur de terrain soient connues et portées à la connaissance de tous pour servir de repère pour les décideurs d'aujourd'hui au profit d'un secteur vital pour notre pays économiquement, socialement, écologiquement et politiquement.

Q.O. : Quelles ont été vos techniques pour évaluer positivement les différents plans et programmes initiés dans l'agriculture?

A.D. : Ce sont des techniques mondialement usitées qui ont permis d'identifier les différentes innovations induites par les outils développés par la politique de Renouveau agricole et rural tant en matière économique, sociale, écologique et même de gouvernance ainsi que les difficultés objectives rencontrées pour leur mise en œuvre. Il est fastidieux de les énumérer dans une interview. Elles sont largement explicitées dans l'ouvrage. Mais il faut noter, cependant, que pour ce qui concerne les Projets de proximité de développement rural intégré (PPDRI), une étude que j'ai faite sur quasiment tous les travaux faits et publiés par les chercheurs à partir d'enquêtes sur le terrain et en utilisant les outils scientifiques consacrés et sur un large échantillon de plus de 500 acteurs et parties prenantes a donné des résultats intéressants. Tout un chapitre est d'ailleurs consacré à cette analyse dont je mesure également les limites et insuffisances.

Q.O. : En 2012, il était même question d' «initier» le secteur à l'agroécologie et à l'agroforesterie en prévision des changements climatiques. L'Algérie avait-elle à ce moment précis les moyens humains et matériels pour anticiper ce genre d'événements et faire un tel bond ?

A.D. : Cette question est évoquée dans les chapitres consacrés au développement agricole et rural. C'est une question de techniques agricoles et forestières. Il est évident aujourd'hui, compte tenu des effets attendus du changement climatique qu'il y a lieu de revoir et d'adapter les techniques utilisées depuis les années 60 dans ce qui était appelé la Révolution verte, pour éviter la désertification, l'érosion, la perte de semences adaptées aux zones et d'une manière générale la perte de nos potentialités naturelles, etc. C'est une nouvelle science qui est en train de s'imposer mondialement et de nouveaux comportements et modes de travaux culturaux et d'utilisation des intrants que nos ruraux, nos agriculteurs, nos enseignants à tous les niveaux et nos universitaires doivent apprendre à maîtriser pour l'intérêt de tous. Ces questions sont évoquées et illustrées dans l'ouvrage comme un axe de perspective stratégique où le savoir traditionnel, la connaissance et les sciences humaines, de la nature et de l'économie se rejoignent ; c'est un véritable projet d'avenir, certes initié en 2012. L'Algérie à cette période avait coparrainé le lancement par la FAO du programme mondial de l'agroécologie et de l'agroforesterie, mais qui est encore loin d'avoir été pris en compte à tous les niveaux.

Q.O. : Vous avez d'ailleurs participé à la dernière conférence sur les changements climatiques, la COP26, où vous avez exposé certaines expériences de l'agriculture algérienne. Etes-vous à ce point convaincu que ce secteur a su, à une certaine période, pratiquer la bonne gouvernance en associant savoir et connaissance et outils modernes et tradition dans le développement agricole et rural?

A.D. : Effectivement, j'ai participé aux ateliers thématiques tenus en marge de la COP26 ; l'un d'eux portant sur le développement rural et d'emploi rural, notamment la question de création des emplois verts et l'inclusion sociale. Il m'a semblé opportun de faire connaître l'expérience algérienne et notamment celle du renouveau rural et celle des PPDRI (Programmes de développement rural intégré) en particulier qui me semble un exemple de création d'emplois ruraux et d'inclusion sociale. C'est la mobilisation de la connaissance et surtout la proximité et la participation avec le monde rural qui était un plus. L'autre expérience qui me semblait mériter aussi d'être connue même si elle a disparu des radars un certain nombre d'années, c'est le projet du barrage vert. Il est clair aussi bien que les questions climatiques et que les objectifs du développement durable ne seront réalisés qu'avec la pleine participation des acteurs du monde agricole et rural qui doit être convaincu de ces objectifs, se les approprier et réaliser un double gain, pour lui et son entourage, pour le pays et pour la planète. Ce sont tous ces éléments qui ont fondé ma conviction qu'effectivement ce secteur a dans la période 2009-2013 utilisé les concepts, la méthodologie et les outils modernes qu'offrait l'économie de la connaissance, notamment l'usage avancé des TIC pour élaborer le système d'information et le système d'aide à la décision, outils dédiés au renouveau rural ; les innovations qui ont résulté de la combinaison des savoirs modernes et des savoirs traditionnels comme l'introduction du Rfig un outil de microfinance adapté, etc. Ceci dit, j'ai aussi mis en avant les insuffisances de l'expérience dans l'ouvrage. C'est ma vocation de chercheur universitaire d'avoir un regard critique et constructif sur tout projet ou programme lié au développement économique et social du pays. Cela fait partie de mon ADN. Il y a tout un chapitre consacré à ce regard critique dans l'ouvrage.

Q.O. : Pourquoi un secteur que vous avez présenté dans plusieurs occasions comme un modèle de réussite en matière d'économie de la connaissance se voit aujourd'hui acculé à assister impuissant à la folie du prix de la pomme de terre, de bien d'autres produits maraîchers, des viandes blanches et rouges ?...

A.D. : N'étant pas au fait de toutes les données de terrain, ni expert en la matière, ma réponse à votre question ne peut être que théorique. Mais comme bien expliqué dans la partie qui dissèque le fonctionnement du domaine agricole, la stabilité des prix est le résultat d'équilibres à rechercher quotidiennement tout le long d'une filière de la production au comportement des consommateurs. Bien sûr il peut y avoir des accidents naturels, climatiques ou de conjoncture qui occasionnent des renchérissements plus ou moins ponctuels. Je sais que des outils avaient été initiés pour renforcer cette recherche permanente de compromis entre les acteurs d'une même filière comme le SYRPALAC (système de régulation des produits agricoles de large consommation). Là aussi la connaissance, le savoir et l'expérience jouent un rôle central.

Q.O. : Pensez-vous que c'est parce que l'Algérie n'a pas su «combiner» entre le savoir et la connaissance que l'économie nationale dans ses différents pans n'a pas pu être relancée ?

A.D. : Je pense que c'est peut-être trop simplifier les choses si on posait la question en ces termes. Disons que les tentatives de mobilisation qui ont été faites n'ont pas donné les résultats attendus. Si on examine tout ce qui a été fait dans les domaines de la formation, dans la recherche avec les dizaines de réformes, de textes, d'institutions, c'est énorme, mais tous les ingrédients n'étaient pas là. Des éléments importants du puzzle manquaient et en particulier une vision systémique où toutes les composantes et tous les acteurs sont impliqués, coordonnés et suffisamment motivés pour jouer le jeu a manqué. C'est cet écosystème qui a douloureusement manqué. C'est aussi une question d'incompétence. On peut citer plusieurs exemples où des décisions importantes dans des secteurs liés à l'économie de la connaissance ont été prises par des responsables sans aucune base de compétences, ont été prises et engagé l'avenir du secteur dans des voies sans issues. Il faut souligner, par ailleurs, que le modèle de l'économie de la connaissance est très inclusif. Il repose aussi massivement sur l'implication pleine et entière de la jeunesse. L'approche par les startups (avec tous autres mécanismes : incubateurs, accélérateurs, fin Tech, etc.) adoptée par l'Algérie qui mobilise ce formidable réservoir de créativité, d'innovation et d'entrepreneuriat notamment dans la transformation digitale est très importante. Elle devra impliquer tous les autres secteurs. Une stratégie est néanmoins nécessaire pour en faire une porte d'entrée par ce que certains appellent l'économie des plateformes et un driver majeur de tous les autres secteurs. Mais chaque secteur doit avoir sa propre stratégie qui tienne compte de ses spécificités et son inscription dans des chaînes de valeurs mondialisées.

Q.O. : Si le concept de l'économie de la connaissance a fait son apparition dans le paysage politique algérien il y a de cela plus de deux décennies, il n'a par contre jamais évolué pour devenir une démarche politique claire. Pensez-vous qu'adoptée en tant que telle, cette «économie» aurait bousculé des pratiques, changé des mentalités et redéfini la gouvernance ?

A.D. : D'abord, dire qu'il a fait son apparition sur la scène politique, c'est aller un peu vite en besogne. Comme je le disais, il est resté au niveau de l'institution consultative au niveau de saisine. Il n'a pas été discuté dans les instances politiques décisionnelles, à ma connaissance, ou tout au moins rien qui ne s'est transcrit dans les discours et les documents publics. Je pense que si nous avons porté ce concept pendant presque deux décennies, c'est bien la preuve que nous pensons que son adoption aurait fait la différence, mais bien entendu en l'adaptant à la réalité nationale. D'ailleurs aucune des expériences que nous avons examinées de par le monde ne l'a importé «clé en main». Son adoption aurait permis, à mon avis, au moins de remobiliser le formidable capital connaissance dont dispose le pays aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur du pays pour en faire un véritable facteur de croissance accélérée et non par une croissance molle tirée essentiellement par les hydrocarbures. C'est à notre avis aussi une voie privilégiée pour sortir l'Algérie du piège des économies à revenus intermédiaires (the middle income trap) sachant qu'il lui est difficile d'être compétitive sur la base des bas salaires. Cela aurait montré la nécessité d'une vision à long terme que les expériences par le monde ont montré comme le modèle de la Malaisie, longtemps classée première dans les pays en développement sur la grille de l'économie de la connaissance. Cela aurait amené à revoir les institutions, pour créer un climat incitatif (la notion de climat des affaires que l'on trouve partout y est totalement intégrée d'ailleurs) imposant de nouvelles formes de gouvernance. Il faut ajouter que l'économie de la connaissance c'est aussi bâtir un climat de confiance. Tout cela est bien détaillé dans l'ouvrage.

Q.O. : Le livre est préfacé par une sommité de l'innovation aux Etats-Unis et dans le monde -Belgacem Haba- qui a écrit à propos de l'économie de la connaissance, comme vous l'avez évoqué plus haut : «la comprendre, l'appliquer et réussir son implémentation(...) dans un contexte où une multitude d'obstacles et écueils se dressaient contre son acceptation(...)» que «ces obstacles (qui) sont aussi variés que la résistance au changement, les effets de la rente pétrolière, la crainte du lendemain, l'hésitation devant le renouvellement, les verrous bureaucratiques, le jeu politique...». Selon vous, ce sont tous ces obstacles qui ont fait que l'expérience de l'agriculture algérienne a été non seulement abandonnée mais n'a jamais été menée dans d'autres secteurs ?

A.D. : Effectivement notre illustre compatriote et ami Belgacem Haba a eu l'amabilité d'accepter de préfacer notre ouvrage et nous lui en sommes très reconnaissants. Ces facteurs qu'il énumère ont certainement joué contre son adoption dans d'autres secteurs comme nous l'avons indiqué plus haut. Tous ces obstacles ont été longuement expliqués dans les chapitres qui traitent d'une manière détaillée pour ce qui concerne le secteur de l'agriculture et du développement rural. Il y a d'autres facteurs qui ne sont pas forcément internes ne sont pas à négliger et il n'est pas interdit de penser que des influences externes aient joué contre son adoption. Une analyse encore plus fine et approfondie pourra en détecter beaucoup d'autres. Pour les autres secteurs, notamment ceux du public, l'absence de choix clair de cette option au niveau central a induit que plusieurs organisations ont empêché de facto son adoption. Le rôle des moteurs «les drivers» internes est vital dans l'appropriation et l'accélération des performances de l'économie de la connaissance et ces moteurs ont manqué : ils sont d'ordre économique mais aussi d'ordre sociologique, culturel et politique. En dépit de tout cela, l'Algérie semble avoir progressé sur l'indice de l'économie de la connaissance pendant la période1995-2012 grâce à la progression de certains piliers comme l'éducation et les TIC. Ce qui a tiré constamment vers le bas, c'est le régime institutionnel, c'est-à-dire le mode de gouvernance. La faiblesse de l'innovation y a aussi contribué.