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L’océan Arctique et la glace de mer sont notre Nuna

par Okalik Eegeesiak

«Notre patrie de l’Arctique nord-américain est un vaste habitat de la faune qui nourrit une chaîne alimentaire très fragile où nous, Inuits, ne sommes qu’un lien important. Nous sommes des chasseurs. Il ne reste plus beaucoup de sociétés tributaires de la chasse dans le monde, mais notre communauté circumpolaire inuite en est une.»

Eben Hopson, allocution adressée en 1978 au London Press Corps

L’Arctique est notre Nunaat – notre patrie. Nuna signifie la terre natale. Nous, Inuits, sommes étroitement liés au passé, à la fois distant et plus récent. Pourquoi sommes-nous si étroitement liés à l’écosystème marin de l’Arctique ? Il a façonné notre identité de populations autochtones de l’Arctique et nous en dépendons pour notre sécurité alimentaire, nos besoins en transports et notre mobilité – pour notre avenir.

On dénombre 165 000 Inuits au Canada, au Groenland, dans la Fédération de Russie et dans l’État de l’Alaska, aux États-Unis d’Amérique. Les Inuits sont un peuple divisé par ce que nous considérons être des frontières artificielles créées par l’ancien système colonial européen. Le Conseil circumpolaire inuit (CCI) est un participant permanent au Conseil de l’Arctique et est doté du statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations Unies. Représentant ses membres, il parle au nom de tous les Inuits circumpolaires sur les questions d’importance internationale.

Alors que nous nous préparons à célébrer la Journée mondiale de l’océan le 8 juin 2017 sous le thème «Nos océans, notre avenir» et discuterons comment soutenir la mise en œuvre de l’objectif de développement 14 visant à «conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines», les Inuits seront attentifs. Nous le serons particulièrement parce que l’océan et la glace de mer se transforment à vue d’œil. La glace fond, les glaciers fondent, le permafrost fond, le littoral s’érode, les animaux changent et l’océan change. Non seulement nous devons surveiller ces changements environnementaux avec une attention accrue, mais nous sommes aussi préoccupés par la présence de plus en plus fréquente de personnes qui viennent dans le Nord à la recherche de ressources non renouvelables, comme le pétrole, le gaz et les minerais, ainsi que par les pêches commerciales et des routes maritimes plus courtes et plus rapides. Les touristes viennent visiter la région avant que tout cela ne disparaisse. Nombre de scientifiques sont vivement intéressés par les changements et les effets du changement climatique dans l’Arctique et cherchent à déterminer leurs conséquences sur les océans ainsi que sur les phénomènes météorologiques mondiaux.

Nous sommes disposés à partager notre savoir autochtone de l’océan, de la glace, des animaux et du climat et de travailler avec les scientifiques pour comprendre les changements et préparer notre peuple et nos communautés à s’adapter. Il faudra regrouper toutes nos connaissances pour comprendre les changements rapides et imprévisibles que nous constatons dans l’environnement marin de l’Arctique.

Nous craignons qu’il ne soit trop tard. Le monde (plus court) ne sera peut-être pas à même de prendre les décisions et les mesures nécessaires pour protéger l’Arctique. C’est tragique parce l’océan est notre avenir et nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve.

Les Inuits sont un peuple marin qui, pour leur sécurité alimentaire, dépendent de l’océan Arctique pour le transport et les ressources. Aujourd’hui, leur vie dépend aussi de la mobilité sur la glace de mer et sur l’océan. Notre culture et notre identité reposent sur la liberté de mouvement sur terre, sur la glace et sur l’océan Arctique. Cette mobilité est essentielle pour nous nourrir, nous approvisionner afin de confectionner nos vêtements traditionnels et préserver notre riche patrimoine culturel par des activités comme l’artisanat. La glace qui nous entoure unit les communautés inuites. Pendant l’hiver, nous nous déplaçons sur la glace, pendant l’été, sur l’océan. Ce lien à la terre et à la glace nous donne un sentiment de fierté et de bien-être communautaire ainsi qu’un lien spirituel à notre passé.

Les Inuits estiment que toute mesure ou intervention qui affecte la glace, l’océan Arctique et les terres sur lesquelles ils vivent doit protéger l’environnement, la faune et, donc, eux-mêmes, de telle sorte qu’ils puissent continuer à vivre des produits de cette terre. L’exploitation durable est essentielle pour eux. Or, les mesures qui ont des effets sur l’Arctique échappent à leur contrôle.

Le CCI a participé à de nombreuses réunions internationales et études pour comprendre les changements qui surviennent dans l’océan Arctique. Le changement climatique représente la plus grande menace pour l’océan et pour la glace de mer. Le CCI est actif au sein du Conseil de l’Arctique et de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et prend part aux négociations. Non seulement notre glace de mer change, mais l’océan aussi. L’acidification, par exemple, est un nouveau problème. Nous savons que l’augmentation mondiale de CO2 dans l’atmosphère entraîne l’acidification des océans et que ceux-ci sont des puits qui absorbent les gaz à effet de serre. L’océan Arctique est plus vulnérable à l’acidification pour de nombreuses raisons, y compris parce que les eaux plus froides absorbent une plus grande quantité de CO2; que la quantité d’eau douce est plus importante dans les océans, ce qui réduit leur pouvoir tampon; que la glace de mer réduite augmente la superficie de l’eau libre et l’absorption du CO2 et que la chaîne alimentaire marine est plus courte et plus simple. Ces changements sont non seulement importants aux niveaux local et régional, mais aussi mondial. L’écosystème de l’Arctique soutient les cycles de vie de millions de mammifères, de poissons, d’oiseaux, de crustacés et d’espèces de plancton qui migrent dans le monde, fournissant de la nourriture à des millions de personnes. Nous nous efforçons de convaincre le monde que la protection de l’Arctique garantit notre avenir commun.

«Nos enfants ne connaissent plus le nom de nos territoires de chasse et n’ont jamais traversé le pont de glace qui relie ces terres.»

C’est ce genre de commentaires que l’on entend dans les communautés situées autour de Pikialasorsuaq, la «Grande remontée d’eau froide», la plus grande polynie de l’Arctique (zone de mer libre entourée de glace) et la région nord du cercle polaire arctique la plus productive du point de vue biologique. Pendant des générations, Pikialasorsuaq a été reconnue par les Inuits comme un habitat essentiel. Les communautés vivant dans les régions de Qikiqtani et d’Avanersuaq, au Canada et au Groenland, dépendent des ressources biologiques de la polynie. Pikialasorsuaq est vitale pour de nombreuses espèces migratrices dont dépendent ces communautés ainsi que pour des espèces mondiales. Ces dernières années, le pont de glace dans le bassin Kane, le détroit de Nares et la baie Smith (Ikeq) est devenu de moins en moins fiable et la polynie est moins définie. Les conséquences de ces changements, qui sont liés à des changements climatiques importants, sont inconnues.

Le CCI a créé la Commission Pikialasorsuaq pour aborder les questions liées à un écosystème qui a soutenu les communautés inuites pendant des millénaires et qui est aujourd’hui exposé à des risques dus au changement climatique et aux activités industrielles et de transport maritime. Il est dirigé par trois Commissaires : Eva Aariak, Commissaire canadienne et ancienne Présidente du Nunavut ; Kuupik Kleist, Commissaire du Groenland et ancien Premier Ministre du Groenland; et moi-même, Okalik Eegeesiak, Commissaire international et Président du CCI. La Commission est chargée de mener des consultations dans les communautés du Nunavut et du Groenland qui sont étroitement liées à Pikialasorsuaq. Avec le soutien de la Fondation Oak, la Fondation Gordon and Betty Moore, l’Oceans Canada and the World Wildlife Fund, les Commissaires ont engagé des consultations auprès des communautés canadiennes inuites de Grise Fiord, de Resolute, de la baie de l’Arctique, de Pond Inlet et de Clyde River ainsi que du nord du Groenland pour connaître leur avis concernant le côté de la polynie qui s’étend à partir de la côte du Groenland, y compris Siorapaluk, Qaanaaq, Savissivik, Kullorsuaq, Nuussuaq et Upernavik. Les discussions visent à améliorer les contributions locales et régionales, à intégrer le savoir autochtone et à recommander une stratégie inuite pour sauver, surveiller et gérer la santé de Pikialasorsuaq pour les générations futures.

La Commission a pour objectif de fournir des preuves, des principes fondamentaux et des recommandations pour s’assurer que les Inuits jouent un rôle essentiel pour l’avenir de Pikialasorsuaq et que leur conception de la gestion de la région est mise en œuvre. La complexité du savoir autochtone et leur compréhension de la région peuvent être mobilisées et intégrées de multiples façons innovantes. Nos communautés les plus au nord dépendent de Pikialasorsuaq. En automne 2016, elles ont participé à des auditions et demandé que la gestion et la surveillance de cette importante région marine soient confiées aux Inuits. Nous élaborons un cadre pour un plan de gestion dirigé par les Inuits qui permettra finalement de soutenir le savoir autochtone dans les politiques et la surveillance en tant qu’élément central de la gestion par les Inuits et également pour que les aires protégées autochtones constituent une approche nouvelle et efficace à l’auto-détermination.

Nous nous sommes rendus à la fois dans les communautés canadiennes de l’Extrême-Arctique de Grise Fiord et de Pond Inlet et avons entendu le point de vue des détenteurs du savoir traditionnel dans la baie de Resolute, à Clyde River et dans la baie de l’Arctique. Nous sommes allés ensuite à Qaanaaq et à Siorapaluk, le village le plus au nord au monde, puis avons longé la côte de la baie de Melville pour rejoindre d’autres villages du Groenland qui dépendent de Pikialasorsuaq. La plupart de ces beaux villages n’ont pas de piste d’atterrissage. La mer est leur seul lien avec le monde extérieur.

Les chasseurs de ces communautés ont généreusement partagé leur savoir avec nous. Les thèmes récurrents comprenaient : l’instabilité, l’imprévisibilité, les changements dans les mouvements migratoires, la présence de nouvelles espèces et de l’eau libre là où il devrait y avoir de la glace. Ils ont également parlé des changements politiques, des frontières artificielles qui les séparent d’une époque pas si éloignée où ils pouvaient encore traverser la grande arche de glace de la polynie qui relie Umimmat Nunaat (île d’Ellesmere) et le Groenland, liant ces communautés de Pikialasorsuaq aux terres de chasse à Ellesmere.

Toutes les communautés ont déclaré que les Inuits étaient les mieux placés pour surveiller cette région et la gérer. Ils veulent définir le programme de recherche et le diriger, étudier les indicateurs de changement et mettre en place des règlements de chasse plus réalistes qui soutiendront leurs communautés. Une fois de plus, les Inuits qui vivent de part et d’autre des frontières aspirent à se déplacer librement dans Pikialasorsuaq ainsi qu’à renforcer la coopération afin de parvenir à une vision commune sur le partage des ressources et d’assumer leur propre gestion de la polynie. Le développement du tourisme, des transports, de la pêche et de l’exploration des ressources ainsi que les tests sismiques ont été des sujets de préoccupations évoqués de part et d’autre de la polynie. Les Inuits, bien que divisés par les frontières nationales, veulent reconstruire ensemble un cadre de gestion de la polynie, conscients qu’ils forment un seul peuple partageant une seule mer.

Pour eux, l’exploitation durable des ressources marines, l’avenir de l’océan Arctique et de la glace de mer ne sont pas un luxe – c’est la vie, c’est la protection de leur culture. Ils s’adaptent aux changements et continueront de prospérer dans l’Arctique en évolution. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux et beaucoup à leur enseigner. Nous espérons travailler avec vous. Nous vous demandons d’accepter notre invitation pour débattre des questions qui touchent nos terres, notre nuna, l’Arctique.

*Présidente du Conseil circumpolaire inuit