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Se tourner vers l'intérieur et réapprendre à donner

par Arezki Derguini

Nous avons désappris à donner pour qu'il puisse nous être rendu plus que nous avons donné. Au moment précisément où il aurait fallu apprendre à donner collectivement.

La condition du don est qu'il ne peut pas être rendu là. On donne à celui qui ne peut pas rendre là. Et on donne pour que l'on puisse faire partie d'une économie du don, pour que l'on puisse recevoir d'ailleurs, d'une autre personne que celle à qui l'on a donnée. On ne donne pas pour défier de rendre, pour recevoir plus que l'on a donné de celui à qui l'on a donné, on donne pour recevoir plus des autres, de l'économie du don. Le don n'est pas une relation de face à face, mais de biais. Autrement, le don se pervertit, il vise à établir une hiérarchie, relation de domination qui pointe vers l'esclavagisme. La surenchère des défis pouvant aboutir à dénuder l'un des participants de tous ses biens, comme au jeu de poker. Ce qui nous est donné par nos parents, par la nature, ne peut pas leur être rendu. Il peut être rendu plus tard, à d'autres, directement ou indirectement, comme à ses propres enfants ou aux défavorisés. Quand il est rendu indirectement, passe par le détour d'une institution qui collecte d'autres contre-dons, on passe du circuit domestique de la solidarité à un circuit plus large composé d'entités plus larges, comme à un « marché » de la solidarité. Le don des parents aux enfants peut alors donner lieu à un « marché » de l'éducation et les contre-dons des enfants devenus adultes à un « marché » de la santé si une offre spécialisée de savoir et de santé émerge et peut être accueillie. Le circuit de l'économie du don est toujours présent avec ses deux pôles, il s'est élargi et a incorporé des compétences d'éducation et de santé. Les « marchés » de l'éducation et de la santé ne font que « compliquer » le circuit de l'économie du don, ils ne l'abolissent pas, ils en font partie. Le contre-don suppose la transitivité du don, voilà ce que les théories du don ont laissé échapper et pourquoi elles ont fait rater la transition de l'économie de subsistance à l'économie de marché comme un développement de l'économie du don. Cette transitivité s'exprime bien dans notre attachement à rendre à nos enfants ce que nos parents nous ont donné.

L'économie du don est une économie physique, elle raisonne en termes de flux physiques, elle donne et reçoit, elle n'« échange » pas des quantités abstraites. Elle est de la vie matérielle.

Au cœur de la relation sociale, loge le don et le contre-don différé, que la relation soit symétrique ou non. Il n'y a pas là d'économie symbolique, mais une économie de flux réels. Les agents en ont pleine conscience et y adhèrent. Ils donnent pour obtenir davantage. De cette vérité, ils sont imprégnés et ne se sentent pas coupables. Mais ils savent aussi que pour obtenir davantage, il faut bien donner, il ne faut pas voler. La vie matérielle nous rend davantage que ce que nous lui donnons lorsque nous la traitons bien. Nous donnons à la nature, à nos parents moins qu'ils nous donnent. On prend sans dispute à la nature des éléments, l'air, l'eau, le soleil, ses biens non rivaux sans souci de lui rendre. On se dispute ses biens rivaux, qui vont au plus fort ou au plus offrant, sans nous soucier de ce qu'ils lui ont coûté tant qu'elle ne répercute pas ses coûts. On prend sans rendre à nos parents qui avec leur épargne ou le système de sécurité sociale, ne cessent de nous donner et nous de ne pas leur rendre. On hérite d'eux sans qu'ils héritent de nous. Avec les dons et les contre-dons différés, avec la transitivité du don, une économie physique du don se met en place. Cette économie du don entre les humains et la nature d'une part, entre humains d'autre part, est saillante dans l'économie de subsistance. L'agriculture industrielle ne diffère pas fondamentalement, même quand elle prétend devenir une agriculture hors sol. Car elle ira lui emprunter d'autres éléments (énergie, matières) qui l'en rendront capable. C'est comme compter le coût de l'énergie renouvelable quand domine l'énergie fossile, sans compter son coût lorsque celle-ci cessera de la financer, elle et ses intrants. Dans « la production pour autrui », l'économie du don semble comme immergée dans l' « économie de marché ». La croissance de la vie matérielle résulte du fait que la vie, la matière, le travail humain et non humain nous rendent plus que nous leur donnons. Avec la société de classes, un étage s'ajoute à cette économie du don : ce que les humains prennent de la nature est repris par une classe qui s'attribue le surplus.

En épargnant et investissant de la vie matérielle nous obtenons d'elle plus que nous lui donnons. Du « don » de ce que nous en épargnons et investissons, elle rend un contre-don supérieur. Nous donnons à « mère Nature » pour en obtenir davantage. Avec nos dons collectifs, une économie du crédit et ses institutions compliquent l'économie du don entre les humains et la nature. Nous les adressons à des institutions de crédit qui les « donnent » à ceux qui peuvent leur rendre davantage en obtenant de la nature plus qu'ils ne lui donnent. Ces institutions nous rendent plus que nous leur avons donné, l'économie du don s'élargit. Le don est un prêt, dont on peut exiger ou pas qu'il nous soit rendu avec ou sans profit. Le don n'est pas abstrait, il est toujours déterminé, toujours don pour quelque chose, quelqu'un, quand on le suit jusqu'à sa destination finale, son destinataire. Le prêt est une prise de risque que l'individu et les institutions de crédit peuvent gérer. La prise de risque peut être acceptée ou refusée. Les institutions de crédit ne créent pas l'économie du don, elles en deviennent les médiatrices. La médiation des institutions capitalistes transforme la relation du don et du contre-don, elles privent le travail humain du surplus obtenu du contre-don de la nature. Elles accumulent pour tirer davantage de la vie matérielle quitte à la détruire.

Le défaut de l'approche marxiste de la théorie de l'exploitation est d'avoir exclue la nature du processus d'exploitation. On n'exploiterait pas la nature. Le rapport à la nature qui comprend le rapport des humains entre eux est passé à la trappe. Le travail humain exploite le travail de la nature, le capitaliste exploite le travail humain et l'exploitation n'est pas une invention du capitalisme, elle est fixée dans une structure sociale par la société de classes, esclavagiste, féodale ou salariale. L'exploitation est une relation structurelle asymétrique, qui permet d'obtenir de ce que l'on tire plus qu'on ne lui donne sans qu'elle y consente. Elle finit par être une relation dominante dans la conception anthropocentrique du vivant qui oppose nature et culture, humains et non humains, sujet et objet.

Plutôt que d'isoler les dons et contre-dons entre des individus, il faut les situer dans une circulation des dons. En donnant, nous alimentons en général une circulation des dons. Bien sûr, une personnalisation de la relation peut tendre à la formation d'une relation de dépendance, d'un capital symbolique, mais c'est précisément ce que le groupe de la société de subsistance fuit, finit par défaire. Car une telle relation amorce un processus de domination, de hiérarchisation de la communauté. L'individu qui a reçu s'efforce de donner, mais pas de rendre à celui qui lui a donné. Et particulièrement lorsque le donneur est fortuné, il est attendu de lui qu'il donne plus qu'il ne reçoit. Lorsqu'il s'agit des parents, de la terre, on sait que l'on ne peut pas leur rendre ce qu'ils nous ont donné. On ne peut rendre qu'en donnant, mais nécessairement à d'autres qui ne nous ont pas donnés, mais que la circulation des dons nous rendra. Ainsi la circulation des dons peut-elle s'accroître sans produire de relations de domination. Et c'est précisément ce qui va nous faire passer de la production pour soi à la production pour autrui quand il va s'agir d'obtenir des produits étrangers, des produits de la production d'autrui.

Avec le système de sécurité sociale (système de répartition) la perception que les individus ont de ce qu'ils rendent à leurs parents change. Le contre-don n'est pas seulement différé, il est médié et dépersonnalisé par le système de sécurité sociale. Il n'est plus un contre-don à leurs parents, mais à tous les parents, comme a pu l'être une partie du don des parents pour leur éducation. Et lorsque le financement du système de sécurité sociale n'est pas le fruit leur contribution, qu'il n'y a donc pas de contre-don, la solidarité n'est plus ressentie. Les parents tirent du système de sécurité sociale ce qui n'est pas un contre-don de leurs enfants et les enfants tirent du système d'éducation ce qui n'est pas un don de leurs parents. Tous deux, parents et enfants, tirent séparément de la nature ce qu'ils ne peuvent rendre et indépendamment de ce qu'ils se sont donné.

Quand la nature cessera de donner, quand ses gisements qui donnent beaucoup en échange de peu seront épuisés, l'économie du don s'effondrera. Ce sera là un grand choc. De ce que j'observe, je peux dire que nous ne faisons qu'essayer de l'amortir, mais nous ne sommes pas prêts de rebondir et nous ne savons pas comment cela pourrait se terminer. La panique nous guette, elle se manifeste dans notre quête désespérée de nouveaux gisements de richesse, dans notre inquiétude quant à notre consommation d'énergie future. Quel choc allons-nous subir et comment allons-nous réagir ? Nous ferions mieux de le savoir, que de nous en tenir à gérer ses conséquences.

Une baisse du niveau est inévitable. Comment lui faire face ? Il faut nous tourner résolument vers l'intérieur et réapprendre à donner et recevoir. Il nous faut réapprendre à bien traiter nos milieux sociaux et naturels. Il faut reconstruire notre système de solidarité nationale à partir de nos processus de solidarité locale. Il faut donner à la vie matérielle une économie cohérente.

Un système de sécurité local établirait des relations concrètes entre un milieu, un individu et un collectif. Le contre-don acquerrait la signification d'une solidarité d'un milieu et non plus seulement d'une famille. L'entraide qui était limitée à certaines opérations s'étendrai à d'autres qui étaient réservées à la famille. Une relation collective s'établit entre les séniors et les juniors, ce que l'on fait pour ses parents on le fait aussi pour d'autres parents. En même temps qu'une relation parents enfants est préservée bien que dépersonnalisée, une nouvelle relation s'établit, celle à tous les parents. Un saut est alors effectué : on peut se rendre compte qu'avec le même contre-don, l'on peut faire davantage pour ses parents en servant tous les parents. Pointe déjà l'idée de l'économie de marché particulière à Adam Smith, selon laquelle produire pour soi (son milieu, ses proches et soi-même) est plus avantageux en produisant pour autrui. Sans une telle conviction sociale, l'effort collectif ne pourra pas décoller.

L'échange donnant-donnant ne s'oppose pas au don, il est un de ses régimes, celui avec lequel on coopérait hier avec l'étranger, celui qu'imposent aujourd'hui les frais de la production pour autrui. L'entreprise a besoin de « liquidités ». Le donnant-donnant existe à côté du contre-don différé dans la société de subsistance. C'est le troc, il peut être important quoique discret. Le troc avec la production marchande prend plus de place en apparence, mais il reste à l'intérieur d'une économie du don. Entre ce que l'on produit et ce que l'on veut obtenir avec ce que l'on produit, des institutions financières interviennent. L'économie de marché ne s'oppose pas toujours à l'économie du don, elle peut être une économie du don qui s'enrichit de la production pour autrui. Si avec l'étranger ce n'est pas le don qui se généralise, mais le troc, il reste que ce troc est destiné à alimenter l'économie interne du don. L'économie du don s'étoffe donc grâce à la production pour autrui, elle s'étoffe de nouvelles institutions et de nouveaux produits. L'économie du don n'est pas une spécificité de l'économie de subsistance, tout comme le crédit n'est pas une spécificité de l'économie de marché. Dans l'économie de subsistance, le don ne dispose pas d'institutions de crédit et d'assurances, elle n'en a pas besoin. Dans l' « économie de marché », l'économie du don ne se réalise qu'au travers d'institutions de crédit et d'assurance.

Il faut cependant garder à l'esprit, que nous raisonnons dans le cadre du passage d'une économie de subsistance sans classes à une économie de marché sans classes. Dans la société de classes, l'échange de dons et de contre-dons entre les humains qui s'effectue entre deux classes est asymétrique. L'économie capitaliste arrache au travail des vivants ce qu'il peut donner, elle s'approprie sans reconnaître le travail gratuit qui lui est donné. Pour s'accumuler le capital restitue moins que ce qu'il prélève. On ne peut pas dire que l'économie du don n'existe pas sous le capitalisme, mais que celui-ci tend à l'épuiser. Le capitalisme épuise ses gisements de valeur. Il lui faut plus de machines et plus d'énergie : il surexploite les gisements de la nature ; il a moins besoin du travail humain : il laisse le gisement du travail humain en friches. Les compétitions des sociétés de classes, de nature extractive, comme le roi Midas de la mythologie grecque, tendent à transformer tout ce qu'elles touchent, toutes les formes de capital (naturel, social et humain) en capital financier. Le capitalisme ne reconnaît pas de territoire terrestre à son pouvoir d'abstraction. Nous sommes de ce point de vue comme soumis à un capitalisme sauvage, parce que ses capitalistes n'appartiennent pas à nos milieux.

Ce que le collectif des juniors peut faire pour le collectif des séniors en produisant pour soi et pour autrui est plus important que ce que peut faire un adulte produisant pour ses parents. Lorsque les individus ont acquis cette expérience, ils peuvent songer à élargir davantage les collectifs pour mieux servir leurs parents : des services et des produits de santé peuvent être obtenus. On peut faire le même raisonnement quant à la relation des parents aux enfants : en produisant pour autrui, les soins qu'ils peuvent donner à leurs enfants deviennent plus importants dès lors qu'ils les envisagent à travers ceux du collectif : les services d'éducation collectifs seront supérieurs aux services personnels. Il y a une réelle supériorité du collectif sur l'individuel de ce point de vue. Avec l'augmentation de la taille des collectifs de nouveaux métiers peuvent apparaître, une division plus poussée du travail peut se mettre en place. La relation de solidarité entre parents et enfants, en se dépersonnalisant et en élargissant le circuit du don, peut être préservée et mieux entretenue. Elle devient une relation entre des actifs et des inactifs dans un système de solidarité, une relation médiatisée par de nouveaux acteurs : l'actif donne à la collectivité, qui donne à des métiers, qui donnent aux inactifs. La relation se trouve prise dans un circuit plu large qui s'incorpore de nouveaux services et de nouveaux produits.

Ce que nous voulons dire, c'est qu'il doit exister une relation de continuité entre le système de dons et contre-dons au sein de la famille, d'un milieu social et naturel, et le système national de sécurité sociale. La mutation de la relation préserve le sentiment de solidarité et l'élargit des rapports familiaux aux rapports entre générations, le système de sécurité sociale ne résultant que du développement d'une économie du don, de l'élargissement de la circulation du don qui passe d'une échelle à une autre plus grande. Vouloir établir une relation de solidarité entre les générations indépendamment de relations de solidarité au sein d'un milieu est une fiction capitaliste qui permet de soumettre les sociétés postcoloniales aux institutions extractives capitalistes.

Lorsque l'institution moderne du système de sécurité est adoptée par l'État postcolonial et qu'elle n'est pas la production d'une transformation de l'économie du don entre actifs et inactifs, passant du niveau familial, au niveau local puis national, elle se retrouve en porte-à-faux. La solidarité ne s'élève pas au niveau national, la fonction de collecte et de redistribution des ressources ayant mal accompagné le mouvement de dépersonnalisation et d'objectification du don et du contre-don. La dépersonnalisation du don et contre-don familial aboutit à une désolidarisation des générations.