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Nous sommes malades de nos croyances et de nos habitudes

par Arezki Derguini

La crise va exacerber la compétition autour des ressources, une compétition qui ne va pas trouver les moyens de s'organiser. Je vais soutenir que seules des compétitions et des coopérations au sein et entre des régions créatrices de nouvelles solidarités vont permettre de produire de la paix sociale. Cette proposition autour de la notion de « région sociale » ne va ni à contrecourant du cours mondial, ni ne s'oppose à nos dispositions sociales fondamentales. Elle implique une révision des habitudes que nous avons acquises depuis la période coloniale où la solidarité et la compétition ont tenté de se construire autour de l'individu et de l'État sans pouvoir être soutenues par une économie de marché. C'est que l'économie de marché a hérité d'une base non marchande altérée. Nous avons seulement le choix entre une régionalisation négociée ou une autre imposée dans les déchirements.

La société peut être décrite comme la différenciation de champs de compétition. L'unité de champ de la société algérienne a été construite par la lutte de libération nationale et les mouvements qui l'ont travaillée, mais elle a toujours été travaillée par des champs de compétition locaux qui ont été maltraités. À l'indépendance, la lutte de libération nationale devenue bataille politique interne et « bataille de la production » s'est dépolarisée. L'enjeu de la compétition sociale s'est internalisé autour de la répartition des ressources naturelles qui ont d'abord été monopolisées, puis doucement ouvertes à la compétition interne. La compétition extérieure ne dirige plus alors la compétition intérieure, ne fait plus son unité, le politico-militaire les disjoint.

Il faut rappeler que la société a pu être colonisée parce qu'elle tournait le dos au monde. L'intégration au monde que réalisait l'Empire ottoman n'était pas sensible. À l'indépendance, le politique n'a pas tourné le dos au monde, mais la société en a été coupée et en conséquence, il a perdu de ses forces. L'industrialisation, la « bataille pour la production » n'a pas impliqué la société pour prendre sa place dans la production mondiale. Elle a été conçue comme une importation d'usines et une production de biens et non comme une transformation de la société en machine économique. Tournée vers la satisfaction des besoins internes en éludant la compétition interne et externe, puis en l'organisant au profit d'intérêts particuliers. La société ayant exporté ses matières premières et importé sa consommation, l'industrie étant passée à la trappe, la division internationale du travail dans laquelle s'inscrit la société n'a pas été modifiée.

La compétition sociale va finalement s'organiser autour de l'appropriation de l'héritage colonial sans l'horizon de libération nationale. L'absence d'un tel horizon l'a empêchée de juger de la pertinence de l'héritage colonial. Le poids de l'État, héritage de l'État colonial et de la configuration sociale qu'il suppose, va écraser pendant longtemps la compétition sociale en nationalisant les ressources, bonnes terres, mines et industries. Il va se réserver l'administration de ces ressources puis progressivement la compétition autour de leur appropriation privative. La compétition sociale passera d'abord par la conquête de positions dans l'appareil d'État, puis autour de l'appropriation privative de ses ressources. Avec la libéralisation, certaines ressources vont polariser la compétition : la terre et l'argent des hydrocarbures. Les banques publiques et les licences d'importation vont devenir les outils de l'enrichissement[1]. La compétition autour des « biens vacants », biens sans propriétaires, dominera l'esprit de la compétition en lieu et place de la « bataille pour la production » mal disposée. Ce n'est que quand manqueront les ressources de la redistribution que l'on pensera aux marchés extérieurs. La question de prendre sa part dans la production mondiale pour assurer l'autonomie de son existence reste mal posée. La formation de champions nationaux vise moins cet objectif que celui de s'approprier légalement les ressources collectives nationalisées. Les tribus ont été expropriées et défaites par l'État colonial, l'État postcolonial apparaît au bout de quelques décennies comme un mauvais gestionnaire et un mauvais propriétaire, la propriété doit changer de main. Il s'agit d'abord d'achever l' « accumulation primitive du capital », de transformer la propriété collective devenue publique en propriété privée.

Réintroduire la propriété collective

La crise va durcir les compétitions et les tiraillements de la société, l' «accumulation primitive du capital » ne pouvant plus se dérouler dans des conditions sociales acceptables. Pour que la société puisse accoucher d'un nouvel ordre, puisse construire la paix civile, il faut aller à des compétitions dont on ne contesterait pas les conditions, les résultats n'ayant pas été à la hauteur. Où trouver la société qui puisse apaiser ses compétitions ailleurs que dans une société où la solidarité et ses résultats peuvent être palpables ? La solidarité n'est plus une donnée de base dans notre société, elle n'existe plus entre les frères, les cousins et les voisins. La solidarité nationale s'étant construite sur leur négation. Il n'y a plus de juste compétition pour la forger. La paix sociale antérieure résultait d'une partition acceptable de la société. Cette partition va sauter avec la réduction des subventions et des transferts sociaux s'il n'est pas réussi une juste répartition des capacités de production et de consommation.

Nous avons fait disparaître la propriété collective du lexique du droit et poursuivi sa perversion. Le travail collectif n'a pas été coopératif, il a fui de tous les côtés. Le destin de l'entreprise publique disjointe de la compétition internationale était écrit. Les collectifs ne sont pas de simples collections d'individus que l'on peut décréter. C'est la compétition qui forge les collectifs, qui leur donne un objectif commun, leur fait faire corps. C'est la liberté d'association dans le cadre d'une compétition à la visée claire - avoir sa part dans la production mondiale, qui en est le moyen. Profitons-en pour signaler à contrario qu'il n'y a pas de liberté d'association en général, mais des associations et des finalités. On s'associe toujours pour quelque chose.

On va répétant que la Chine dit ce qu'elle fait : elle affiche ses objectifs et les réalise. Toute la société se donne ainsi au travers du parti unique un horizon commun. Un tel affichage public ne dit pas comment seront réalisés les objectifs, car cela dépendra des circonstances et en particulier des concurrents. La compétition aura pour enjeu la réunion des conditions et des moyens pour réaliser ces objectifs. Des objectifs identiques peuvent être affichés de manière neutre ou offensive. La Chine dispose du contrôle de son débat intérieur. On peut supposer que la Chine a provoqué la guerre économique américaine pour pouvoir se tourner vers son marché intérieur et accentuer les tensions au sein des USA. Elle dispose d'une capacité de mobilisation sociale que la critique occidentale n'arrive pas à entamer.

Nous devons réintroduire la propriété collective, propriété de l'institution régionale, pour que la société puisse faire corps avec sa propriété, avec laquelle propriété publique et propriété privée auront à se définir. Il faut défaire l'héritage colonial fruit de la lutte de libération nationale. Le vrai propriétaire, celui dont la vie va dépendre de l'entretien de sa propriété, ce ne peut être ni l'individu qui peut s'expatrier, ni l'État qui peut l'aliéner, la concéder pour des revenus que la société refuse de lui accorder. L'État à défaut d'être livré à une classe, l'est à des groupes informels. Le principe de subsidiarité servira à différencier les trois formes de propriété. La propriété publique est ce que s'accordent mutuellement les régions sociales, ce qu'elles se partagent. Une région ne peut pas se suffire ni s'isoler. La régionalisation ne divisera pas l'Algérie. Elle pourra être aussi la base de la construction maghrébine. La propriété privée sera ce que confie la région à l'exploitation d'un individu, une concession. On distinguera propriété et exploitation. Les formes d'exploitation collectives ou publiques pourront être mises en compétition avec la forme privée. L'objectif de la compétition n'est pas le profit individuel, il est celui de puissance au sens de Spinoza[2], le désir de la région de persévérer dans son être et de déployer sa puissance d'agir.

La région base non marchande de la circulation marchande nationale

Avec la crise de la redistribution et de la croissance, les tensions entre les régions vont partout s'aggraver, les plus riches voudront s'isoler, les plus pauvres tendront à se vider. Le constat est mondial. La proposition de créer des régions sociales ne va donc pas à contrecourant du cours mondial. Nous avons seulement le choix entre une régionalisation négociée, acceptable qui puisse les protéger et une autre dangereuse, imposée qui va les altérer. Il ne faut pas penser la régionalisation comme une juxtaposition de régions, mais comme la création de multiples centres de gravité qui constituent comme des « écosystèmes » à trois étages, chacun avec une double circulation verticale et horizontale[3]. Un rez-de-chaussée qui participe d'une sécurité alimentaire qu'en général elle devra partager avec d'autres régions, mais surtout un partage assuré des croyances, du savoir et donc de la confiance sociale[4]. Un premier étage serait celui de la compétition et de la coopération marchandes interrégionales. La compétition et la coopération entre régions sont aussi nécessaires l'une que l'autre. La compétition est ce qui nous pousse à nous élever les uns au-dessus des autres et la compétition interrégionale offre une motivation qui transcende celle individuelle intra régionale. La coopération est ce qui nous permet de nous élever les uns les autres, les uns au-dessus d'autres, en étendant les partages et les différenciations. Ce qui fera la capacité d'une région à s'élever au-dessus des autres pour les entraîner c'est sa capacité à faire prendre place honorable à la communauté nationale, aux autres régions, dans la division internationale du travail. Avec la région, l'honneur, le profit immatériel, reprend le pas qui a été cédé au profit matériel. Le deuxième étage concerne la circulation internationale dont les étages inférieurs devront être relativement autonomes. Car nous devons pouvoir résister aux chocs extérieurs qui risquent d'être nombreux. La crise sanitaire actuelle qui réduit les échanges extérieurs est un exemple. En cas de catastrophes naturelles, de guerres, donc de ruptures de relations, s'accompagnant de réduction drastique des échanges extérieurs, nous devons pouvoir subsister, nous réorganiser en conséquence. On connaît les dispositions que la société peut adopter devant le choc : la désintégration, la débandade, la fuite ou le regroupement, le resserrement des liens. Posons-nous la question : serions-nous disposés à rompre les rangs ou à mieux les tenir ? Dans quels cas ? Du point de vue de la composition des étages, ils compteront des éléments des autres étages et formeront de nouvelles entités et de nouvelles coopérations et compétitions, ce qui rendra possible une circulation verticale. Mais il devrait être possible en cas de choc de recomposer les entités du premier étage et du second rapidement pour redonner au marché interne une cohérence et préserver le rez-de-chaussée duquel tient notre subsistance quoiqu'il puisse arriver.

Enfermés dans nos impuissances

Nous sommes enfermés comme de petits soldats dans des divisions qui nous stérilisent. Au lieu de nous apprendre à coopérer et à performer, les compétitions qu'elles ont entraînées ont dissipé nos ressources, dispersé nos énergies. La crise et ses épreuves les bousculent, créent des failles, la classe moyenne fond, mais reste impassible, le noyau sécuritaire s'endurcit. Cela fuit de tous les côtés, on ne cherche plus à colmater, juste à préserver ce qui peut l'être. Que restera-t-il ? Par réflexe, le noyau sécuritaire de la société va se resserrer, mais l'ensemble du corps social démuni de tels réflexes va se délier. En fait, la classe moyenne n'aime pas sortir de ses habitudes, elle a l'habitude d'être prise en charge, au contraire de ceux qui doivent vivre au jour le jour. En fait, toute la recomposition de la société va se jouer autour d'elle. C'est elle qui a vécu au-dessus de ses moyens qu'il faut reconstruire. Il faut lui donner un territoire où elle puisse atterrir et se redéployer. Un territoire avec lequel elle ferait corps pour se donner les moyens d'exister. Son appartenance, son attachement à une terre doit revivre.

Nos enfants ne vont pas à l'école, ils doivent rester à la maison et les parents doivent leur faire l'école ? Tant pis, si beaucoup vont à la rue ou sont enfermés et n'ont pas de maîtres ? Mais pourquoi, mille petites écoles ne fleuriraient-elles pas ? Nous savons depuis longtemps qu'il faut tout un village pour éduquer un enfant. Pourquoi le système éducatif ne se démultiplierait-il pas en unités plus petites, pourquoi les adultes disponibles et compétents ne prendraient pas quatre ou cinq enfants, à tour de rôle, et leur feraient l'école ? Pourquoi chacun ne se demande-t-il pas ce qu'il peut apprendre à plus petit que soi ? Pourquoi chacun ne reconnaît-il pas ce qu'il peut partager ? Pourquoi continuons-nous à subir des habitudes qui d'alliées se sont transformées en ennemies ? Pourquoi ne pas en profiter pour revoir nos raisons d'apprendre ? Les raisons actuelles continuent-elles d'être justifiées ? Il est urgent de revoir nos habitudes.

Nous avons construit notre vie hors sol. Nous avons conçu l'espace national en théorie et en pratique comme un espace homogène. L'équilibre régional a été conçu dans cet espace. Une industrie importée ne fait pas l'industrialisation. La Chine s'est industrialisée en s'incorporant le savoir-faire étranger et en exportant sa production. Son industrialisation s'est donné comme marché la consommation de l'Occident. Comment peut-on s'imaginer du reste rattraper l'Occident, s'incorporer sa technologie sans produire à ses échelles, sans bénéficier de ses marchés ? Après les réussites de l'Asie de l'Est, il est aisé de voir combien la stratégie d'import-substitution était illusoire. Il a fallu cependant que le parti communiste retire les œillères qui lui faisaient opposer marché et planification. Comme dit F. Braudel, la Chine connaît depuis longtemps le marché, il n'est pas une invention du capitalisme comme on le croit en Occident. Maintenant que son industrie inquiète, l'Occident lui ferme ses marchés. Elle est prête à revoir l'unité de sa production et de sa consommation qu'elle doit davantage internaliser. Sa classe moyenne a eu le temps de se développer, elle offre aujourd'hui un marché intérieur en substitution aux marchés extérieurs.

Elle va internaliser une part de la consommation qu'elle a exportée. Des centres de gravité internes de la consommation doivent désormais diriger sa production, je suppose que l'heure sera probablement à la normalisation socialiste de la consommation. Car on ne peut pas supposer que le parti communiste laisse la consommation se poursuivre sans planification comme dans le passé récent. L'ancrage local non marchand des marchés, la cohésion sociale, sera certainement à l'ordre du jour.

Croyances et développement

Au contraire de l'Algérie, la Chine, après l'Asie de l'Est, a commencé par produire pour autrui (sacré A. Smith), pour la consommation monde. En effet, comment produire pour produire, pour le profit, sans marché interne ? Elle s'est détournée de l'Union soviétique et s'est rapprochée des États-Unis qui étaient convaincus que le parti communiste succomberait à l'économie de marché. Les USA lui ont ouvert ses marchés, lui ont fait financer sa consommation, leur manière de faire la guerre au système chinois. Ils ont cru à l'antagonisme de la classe entrepreneuriale et de l'État socialiste. La Chine a fait avec les croyances occidentales qu'elle ne partageait pas. Elle ne s'est pas polarisée sur son opposition idéologique aux États-Unis, elle s'est focalisée sur le rattrapage de l'Occident, elle est allée sans tambour ni trompette là où la portaient ses croyances de puissance, au-delà de ce qui était attendu d'elle. L'Occident a fait avec ses croyances qu'il voulait universelles, en réalité, il a compris la Chine avec les lunettes de son histoire, il avait tort.

L'Occident persiste à vouloir avoir raison des croyances chinoises, « ses valeurs » n'auraient pas encore produit tous leurs effets. Il en ausculte les prolégomènes. Quand reviendra-t-il de son universalisme ? La bataille de Hong Kong va en donner des nouvelles. Il n'a pas compris qu'à vouloir avoir raison des croyances d'autrui, au lieu de les comprendre et de pouvoir faire avec, par ses échecs, il ruine ses propres croyances. La Chine retourne la confiance de l'Occident dans son hégémonie culturelle contre lui. Elle ne livrait pas de bataille idéologique. Maintenant que la guerre économique est déclarée, elle va étaler sa supériorité et encourager la contestation de son hégémonie.

L'Occident a subi un échec éclatant : le parti unique a tiré le meilleur avantage de l'économie de marché et de la globalisation, un autre plus récemment avec la gestion de la crise sanitaire dont la fin n'est pas encore dite avec les vaccins. Merkel a pleuré devant ses concitoyens pour les enjoindre à faire preuve de plus de discipline. La France s'enfonce dans un régime policier. L'Occident qui a érigé l'esclavagisme en système n'a pas compris qu'il faut respecter, faire avec les croyances d'autrui, apprendre de leur expérimentation pour mieux faire avec ses propres croyances. Que l'on a besoin de savoir ce que les croyances des autres leur font faire, pour voir ce que nous font faire les nôtres et mieux les soigner. L'expérience s'enrichit ainsi de celle des autres. Les valeurs ne valent que dans une expérience.

Les croyances aussi circulent par échange d'expériences, elles s'hybrident, mais chaque société a besoin de faire corps avec des croyances pour s'engager et les éprouver. Et c'est dans cet engagement, dans cette épreuve qu'elle se construit. Les croyances sont éprouvées, dissoutes ou affermies, par l'expérience. Elles nous permettent d'aller plus vite et plus fort dans l'action. C'est ce que l'on sait et nous dispose à agir - que nous n'avons plus besoin de « réfléchir », qui fait partie de la mémoire de notre corps et de sa pensée non explicite. C'est ce qui entretient nos automatismes, nos habitudes. Les croyances collectives s'avèrent « fausses », sont abandonnées, quand l'action qu'elles motivent échoue. Elles finissent par tourner dans le vide, elles se détachent de notre expérience, de notre esprit et de notre corps.

Quand les croyances de l'élite ne sont pas partagées par la société, quand la société n'ajuste plus ses croyances à son action, la société régresse. L'élite d'un côté s'est attachée à des croyances dites universelles, n'a pas construit ses propres écoles, ses propres disciplines ; d'un autre côté la société est dans la confusion : c'est l'anomie, le dérèglement. La Chine a emprunté de l'Occident avancé, elle a traduit son savoir-faire dans le sien, elle ne lui a pas confié ses institutions et ses croyances. Elle n'a pas pensé lui ressembler. Elle ne gravitera pas autour de l'Occident. Le monde asiatique va graviter autour de l'Inde et de la Chine. Le Japon et la Corée du Sud feront partie de la même galaxie que la Chine, mais ils veilleront à ne pas être de simples satellites. Et ils veilleront à ce que la Chine et les USA ne les entraînent pas, ne les prennent pas pour champ de bataille.

Nous sommes malades de nos croyances. En post colonie les croyances occidentales continuent de produire leurs effets, elles continuent de séparer la société de son élite, de brouiller la confiance sociale. De s'être appuyée sur elles dans le combat anticolonial, puis d'avoir traité les croyances sociales d'archaïques, l'élite dirigeante s'est trouvée démunie. Nous sommes devenus de mauvais croyants, nous avons abandonné la pratique de nos croyances. Croire ne compte pas pour ce que nous croyons, mais pour ce qu'il nous fait faire. Croire c'est se disposer à agir, à pouvoir. Séparer les croyances de leurs accomplissements, c'est séparer la croyance du pouvoir [5], c'est fabriquer de fausses croyances, c'est séparer savoir et croire. Nous pouvons croire ce que nous voulons, l'important c'est de croire fermement et pour croire vraiment, il ne suffit pas de le penser. Il faut le vivre, être attachés réellement à ce que l'on croit. De sorte que nous éprouvons vraiment nos croyances pour ce qu'elles valent. C'est de notre expérience que se nourrissent nos croyances. Dans nos derniers retranchements, nous leur sommes alors encore plus attachés. Nous sommes malades de ne pouvoir éprouver « nos » croyances.

Nous sommes ballotés. Croire, c'est être attaché fermement à un corps, à une terre, qui nous fait vivre pleinement, pas forcément intensément. Quand on ne tient pas à ses proches, à une terre partagée, qu'est-ce qui pourrait tenir de lien ? Un plébiscite quotidien, des mains levées, des accords verbaux ou des pratiques, des attachements chevillés au corps ? L'intensité de la foi, de la passion, peut varier comme les saisons. Le printemps n'est pas l'automne, le jour n'est pas la nuit. La vie n'est pas faite de seules réussites, nous apprenons de nos échecs lorsqu'ils ne se succèdent pas. Nous sommes ballotés et tant que cela durera, les opportunistes sauront en tirer des avantages. Le problème n'est pourtant pas dans l'existence de ces opportunistes, mais ce qui leur donne les occasions : le rapport lâche à nos convictions. Et il faut le répéter, ce n'est pas en détruisant les croyances adverses, qu'on fera triompher ses fausses croyances. Les vraies croyances sont chevillées à notre expérience, à notre corps. Nul besoin d'en convaincre les autres pour se croire. C'est le savoir interne condensé en croyance et conviction, savoir parce que vérifié par l'expérience, qui n'a plus besoin d'être explicité, qui fait tenir ensemble passé et futur, qui entretient le feu intérieur qui se nourrit des énergies réelles que nous cultivons.

Je suis triste, car je pense que nous sommes malades depuis longtemps. La société a fait peuple en croyant à son indépendance et a triomphé du colonialisme. Mais les élites ont toujours échoué, ont surfé sur la vague. Élites précoloniales qui ont perduré pendant la période coloniale, élites anticolonialistes et élites postcoloniales. Elles sont déracinées. À chaque fois la société en faisant peuple a suppléé à leurs faiblesses, il a tranché dans leurs différends. Elle a basculé pour l'Organisation Spéciale ensuite pour le régime militaire. Aujourd'hui, les élections qui auraient pu être l'occasion pour elle d'intervenir ne mettent pas en jeu de véritables choix. L'élite n'en tire pas ses racines, elle ne lui porte pas ses différends. Aussi la société ne se presse-t-elle pas aux urnes et l'élite dirigeante ne lui en tient pas rigueur.

L'élite n'a pas voulu faire procéder l'ordre du désordre, elle a opposé l'ordre militaire au désordre politique. L'élite s'est ainsi refusé de se construire dans le consensus social. Le parti politique unique a été démis de sa fonction. Des partis politiques d'opposition sont alors apparus et ont été contrôlés. La règle de la force et de la tromperie s'est alors imposée. Pourquoi les politico-militaires ne redescendraient-ils pas dans la société pour faire ce qu'ils auraient dû faire à l'indépendance ? Ne sont-ils pas les plus aptes, les mieux informés ? Pourquoi le stratège militaire ne deviendrait-il pas le stratège politique ? La région militaire, le peuple en armes de la région sociale ? Pourquoi une armée populaire devrait se transformer en armée mimant la hiérarchie de classes ? Le consensus social ne peut pas être le fait du politique préfabriqué.

Observons ce qu'Israël fait de la division entre politique et militaire. Avec F. Braudel, il faut dire que la société dirigeante est le sommet de la société. Si le sommet ne procède pas de la base, les dispositions du tout divergeront. Le sommet de notre société, par les moyens dont il dispose et qu'il se réserve, est tenu par la hiérarchie militaire. C'est ainsi que le voulait le schéma de construction de la société dite moderne : une armée, un État puis une société. L'armée est certainement un noyau de la construction étatique, mais il doit réussir à devenir aussi celui de la société. Le peuple en armes doit pouvoir se transformer en multiples « armées ». Et les détachements d'aujourd'hui ne ressemblent pas à des bataillons. Petite et récente nation postcoloniale, c'est le modèle israélien avec toute son hétérogénéité (les communautés marocaine, russe, etc.), sa disposition au combat, à la compétition, et ce sont les pays nordiques avec ce qu'ils ont d'homogénéité sociale qui peuvent servir de référence, ce n'est pas la France, vieille puissance impériale.

Faire communauté avant de faire société

Pour rendre à la population ses croyances, il faut la remettre dans l'expérimentation de ses capacités d'agir. La région que l'on peut dire sociale est le cadre de ce réajustement. C'est le cadre qui fera sauter les divisions, les cadres surajoutés. Ce n'est pas le multipartisme de l'État-nation qui fera l'unité de la nation. D'avoir voulu construire la société sur le schéma européen et non celui de ses cultures, on l'a enfermée, exclue de la compétition interne et externe et on instrumentalisé les partis. Les consensus sociaux et politiques ne peuvent pas être construits dans le cadre des partis, mais celui des régions. Les partis quand ils tiennent à des croyances, mais ne peuvent pas les éprouver, ils se battent pour les éprouver et s'enferrent dans leurs croyances. Ils se coupent alors du cours social. Quand il leur est permis de les éprouver, ils se rendent compte de leur situation hors sol, de l'absence des conditions de leur félicité. Leurs croyances ont longtemps été déconnectées de leurs épreuves, elles se sont transformées en discours se répétant. En vérité le multipartisme de l'État-nation, sur le mode de la construction de la société de haut en bas, veut imposer des divisions à la société auxquelles elle n'obéira pas. Il ne part pas des divisions réelles auxquelles la société est partie prenante, qu'elle veut et peut surmonter, faire coopérer. La démocratie c'est le débat national efficient, ce ne sont pas des institutions passe-partout, c'est le débat national et ses institutions. Un tel débat national n'offrirait pas de prise aux interventions étrangères. Il faut renoncer à ce qu'a pu faire la France en son temps avec ses régions, les couler dans le moule d'une seule, la région parisienne. Dans la région sociale, héritière des tribus, les croyances pourront être confrontées à ce qu'elles font faire. On ne peut pas imposer à la société des croyances qui ne font pas leurs preuves. Et les croyances ne peuvent émerger que de la communauté où le savoir peut se déposer en croyance. Car pour croire à ce que l'on sait, le savoir ne suffit pas. Il faut de la confiance, de l'expérience commune vérifiée.

La région sociale, c'est le niveau de base de l'expérience sociale où les raisons affectives, les liens non marchands comptent et d'où émergeront les raisons rationnelles de l'économie marchande. La science d'aujourd'hui, avec les neurosciences n'oppose plus passion et raison, n'en déplaise aux dinosaures rationalistes [6]. Le niveau de la société globale au-dessus de la région, où l'expérience échappe à la société lorsqu'elle ne dispose pas de machines de calcul compliquées, est celui des croyances rationnelles partagées. Un parlement est le lieu de formation, de partage, de coexistence de ces croyances rationnelles et des capacités nationales d'agir.

Sur le plan constitutionnel, nous sommes donc loin du compte. Nous en sommes toujours au régime présidentiel et nous n'en sortirons pas tant que nous confierons au multipartisme ce qui doit revenir au multirégional. Deux siècles de transformation de la société n'ont pas réussi à fabriquer d'identité supérieure à l'identité régionale et ce n'est pas le siècle à venir qui en fabriquera une. En dehors de la région sociale pas d'autres saluts que le régime présidentiel, la Tunisie en donne l'illustration. En se refusant de se défaire des partitions de l'État-nation européen et de ses identités politiques, elle restera dans les bras du gouvernement représentatif présidentiel. Elle refusera d'aborder les débats passionnés qui peuvent exister entre des régions inégales, ce qu'elles se doivent et ce qu'elles peuvent et veulent l'une pour l'autre. Sans la région sociale, nous aurons le désordre social au-dessus duquel flotteront, nuiront de telles identités. La région sociale, c'est porter le débat à la base de la société, c'est refaire l'unité du haut et du bas. Il faudra faire communauté avant de pouvoir faire société, car économie de marché et société ne se recouvrant plus, l'économie de marché avec son atomisme ne pourra plus faire société, la redistribution centrale ne pouvant plus l'assumer. La compétition et la solidarité doivent s'ancrer dans un territoire pour pouvoir s'ajuster au plan global de la société.

C'est la région sociale qui va nous permettre de remettre de l'ordre dans nos actions collectives, nos façons d'apprendre et de travailler. Elle va y mettre la coopération, l'ordre dans le désordre, là où l'ordre hiérarchique des individus séparés a failli. Les individus vont cesser d'être des sujets pour devenir des citoyens. C'est dans les cités que le métier de citoyen s'est appris. Les associations se feront et déferont de manière plus aisée, au gré des nécessités et des opportunités. Le partage du savoir rendra la mobilité sociale plus aisée et plus confiante. Les individus pourront mieux se frotter les uns aux autres et révèleront mieux leurs aptitudes. Qui en a peur ? Ceux qui veulent commander à distance ne pourront plus commander aux débats, région et parlement sauront les contenir. La Raison opposée aux passions est ce qui permet de séparer le peuple et le politique, de fabriquer la puissance de la classe dominante et l'impuissance du peuple. L'ordre hiérarchique de classes sera chez nous l'ennemi numéro un de la région sociale, de la communauté, il ne veut pas que les sentiments populaires se mêlent de politique : pas de compassion, pas de malheurs et de bonheurs partagés. Classes et communauté peuvent coexister, mais aussi s'exclure.

L'économie du don, un îlot dans l'économie de marché ?

Dans la société d'autoconsommation, la différenciation de la consommation était faible, les fortunés disposaient d'un surplus qu'ils cédaient aux moins fortunés. Le surplus n'était pas vendu, la honte était le lot de celui qui pouvait y penser. L'entraide était la règle. La vente commence quand des produits étrangers apparaissent, la consommation se différencie, mais on continue de partager le surplus. Dans la production pour autrui, on se spécialise et l'on vend tout son produit, on ne produit plus pour soi-même. Mais pourquoi les plus fortunés pour se distinguer devraient-ils se disputer les biens étrangers et oublier les moins fortunés ? Dans la région, des normes sociales de consommation peuvent permettre à chacun de disposer d'une consommation minimale. Car la contribution de chacun pourrait être autrement distinguée et chacun n'aurait pas besoin de se distinguer en se disputant les biens rares, mais en rendant les produits rares plus abondants. La conduite exemplaire deviendrait contagieuse : « c'est ainsi que nous distinguons nos méritants », pourrait-il être dit.

Fondamentalement, au cœur du lien social, il y a le don et le contre-don différé. Donner à la société sera alors plus significatif que donner à un familier. La reconnaissance sera collective et ne créera pas de liens de domination et de dépendance. Celui qui consentira à l'impôt aura consenti à une meilleure santé, une meilleure éducation de ses compatriotes. Dans la société de classes et l'État-nation, qui hérite de l'imaginaire féodal de la division sociale en trois classes, le rapport dominant est celui de l'individu à la nation, à l'État. Par la redistribution, l'État redonne ce que l'individu lui donne. La société vient après l'individu et l'État, un individu sans communauté, mais appartenant à des classes qui font compromis, consentent à l'impôt et aux transferts sociaux. Le rapport à l'impôt devient le principal indicateur de l'état du rapport social, de la confiance sociale.

Dans la société des communautés, c'est-à-dire sans classes sociales qui partagent un autre imaginaire, le don et le contre-don différé sont directement au cœur du lien social. Ce rapport suppose la confiance. La Société se construit autour de liens marchands, de rapports impersonnels, la communauté autour de liens non marchands. Le lien est d'abord biologique, métaphysique (au-delà du monde visible présent) puis économique. L'échange permet la circulation du bien, mais annule le lien de réciprocité, le don et le contre-don différé. Le contre-don est immédiat et négocié. Les coéchangistes sont quittes.

Dans les temps modernes, l'information en étant partagée, se multiplie et sa multiplication ne coûte pas. La production matérielle partagée se divise, pour la multiplier, elle coûte. Dans la communauté, le surplus qui ne coûte pas est donné. Avec un ami il est donné. Avec un étranger, il peut être donné, mais souvent échangé et l'étranger est oublié. Avec le développement de la vie matérielle et l'apparition de la production pour autrui, un capital est engagé qui doit être amorti après chaque production. Parce que la production doit recouvrir ces frais, le don doit être suivi immédiatement d'un contre-don et donc l'annuler : l'échange doit être la règle, autrement l'entreprise ne peut pas exister. Dans la production pour autrui, il ne peut plus être question de don et de contre-don différé entre particuliers. Le donnant-donnant doit dominer pour que l'entrepreneur puisse émerger : il achète et doit vendre. L'intervention du prêt, donc de l'État et du système bancaire, est nécessaire pour qu'il puisse y avoir don à l'entreprise et contre-don différé de l'entreprise. L'épargne des uns peut être donnée à d'autres parce que l'État et les banques garantissent le contre-don. Nous passons de la confiance entre individus au sein d'une communauté à la confiance dans des institutions, toujours avec don et contre-don. Selon l'éthique musulmane, le donneur, individu, collectivité ou État, peut renoncer au contre-don. Entre particuliers, le prêteur peut transformer le prêt non remboursé en don. La logique du don et du contre-don ne se perd dans l'économie marchande qu'avec la société où la réciprocité est bannie par la domination de classes. La confiance sociale n'y passe pas des rapports personnels aux rapports impersonnels, de la communauté aux institutions économiques. Il reste que la confiance sociale, le capital social au sens américain de Robert Putnam et non français de Bourdieu[7], est toujours le fluide de la mécanique sociale, que la société soit celle de l'autoconsommation ou de la production pour autrui. La confiance de classes (le capital au sens de Pierre Bourdieu) dans la société de classes fait le travail de la confiance sociale (au sens de R. Putnam) dans la communauté.

De manière générale, l'économie est bien une économie du don et du contre-don, qu'il s'agisse du contre-don différé ou non, du contre-don différé égal ou inégal. La guerre et l'échange inégal sont des modes d'appropriation sans contre-don ou avec contre-don inégal. On pille, on massacre pour ne pas demander, on prend ce que l'on n'a pas besoin de demander ou au prix que l'on peut imposer. Au cœur de la production pour autrui réside bien une économie du don et du contre-don, comme au cœur du lien social. Une économie est performante quand son économie du don et du contre-don est performante, la monnaie circule vite. La confiance sociale dans cette économie est élevée. Le don et le contre-don deviennent impersonnels, se transforment en échange dans une macro-société, pour équilibrer et viabiliser une entreprise durable de production pour autrui.

Dans le village kabyle, une entreprise de construction peut être montée pour produire la maison d'un nouveau foyer. Elle s'éteint avec la fin des travaux. Une « banque » peut aussi surgir des relations sociales pour envoyer un malade à l'étranger ou marier deux personnes. Ce que donne un individu en plusieurs fois peut lui être retourné en une seule fois. Pas besoin de banque pour collecter l'épargne, c'est toute la société qui est une banque. L'entraide repose sur une économie du don et du contre-don. Les germes des institutions existent dans la société sans classes, elles résultent de relations de coopération au sens littéral et non littéral du terme. Avec la production pour autrui, la société doit instituer les banques et les entreprises, qui sont avant tout des actions collectives qui deviennent des coopérations durables qui ne sont pas obligées d'oublier leur intention première.

Prendre sans demander et sans rendre est bien ce qu'a fait l'Occident avec la colonisation des autres peuples ; avec leur indépendance, c'est bien d'une division internationale du travail qui consacrait l'échange inégal qu'ils ont hérité. Et puis avec la nature, et conformément à ses croyances naturalistes (Ph. Descola) l'Occident n'a-t-il pas pris à la nature sans lui demander, sans lui rendre ? Toutes les matières premières que lui a données la nature et qu'il en a tirées, ne considère-t-il pas qu'elles ne lui ont coûté que ce qu'il lui a fallu pour les prendre, les extraire ? Il constatera que ces matières ont un autre prix lorsqu'elles lui feront défaut. Pour le moment, il lui retourne ses déchets qui empoisonnent. Avec la nature et les autres êtres vivants, le rapport esclavagiste est toujours présent. Ce n'est donc pas l'économie de marché qui détruit l'économie du don et du contre-don, c'est l'économie esclavagiste qui prend sans rendre. La production matérielle ne coûte qu'à l'homme. La nature est gratuite et les guerriers de classes ont porté à l'échelle mondiale la dispute de sa gratuité sans lui rendre grâce. L'Occidental n'a pas fait la part de ce qui lui est donné. La dispute a fait les parts. Il a chassé le don et le contre-don des soubassements de son économie, qui restent fondamentalement esclavagistes. Le don et le contre-don peuvent être préservés au sein de chaque classe. En effet, lorsque la défiance gagne la classe dominante, c'est sa domination qui est menacée. Quand elle gagne la classe dominée que la classe dominante essaye d'y propager, son rapport de force à la classe dominante s'affaiblit.

De l'économie de l'appropriation à l'économie de la contribution.

Ce qui me permet de poursuivre et de reprendre une de mes thèses favorites : c'est le partage (don et contre-don) du savoir qui au cœur de la société et de l'économie moderne. Ce n'est pas la production matérielle et sa croissance[8], mais les institutions de la confiance. Ce sont les croyances partagées qui rendent possible la croissance du savoir et de l'économie de marché. Alors que la production matérielle ne peut se différencier qu'avec le développement de l'échange, celui-ci présuppose les institutions de la confiance, le partage de croyances, de savoirs et d'informations qui permettent à cette production de circuler et de se développer. La confiance aux individus et aux institutions est supposée, la confiance suppose les croyances partagées. La confiance réduit les coûts de transaction que suppose la théorie de l'entreprise et du marché.

Dernier point, la question de la propriété privée qui dérive de ce rapport esclavagiste à la nature. Cette propriété sans partage qui résulte d'une appropriation de choses sans propriétaire originaire. La nature n'est pas propriétaire, ne partage pas les propriétés de la vie et de la matière qu'on lui prend. Et pourtant tout y retourne. La collectivité non plus, mais la classe.

Prenons l'exemple de l'éducation. C'est la vie qui éduque davantage que les parents et l'école. C'est la vie dans laquelle sont plongés les enfants, les parents et l'école, dans laquelle les institutions familiales et scolaires naissent et prennent effet. Les parents peuvent le constater, y consentir ou le déplorer. Les parents et l'école ne peuvent donc pas s'attribuer l'éducation de leurs enfants ni le savoir qu'ils apprennent. Ils peuvent seulement y contribuer. Ils peuvent influer par leur exemple ou leur contre-exemple. Ils peuvent être suivis, imités, obéis ou désobéis. Ils devraient pouvoir être obéis, mais pour cela ils devraient eux-mêmes obéir à la vie, ils devraient pouvoir agir dans la vie. On peut en dire autant des maîtres d'école. Tout compte fait nous passons nos défauts à nos enfants, notre incapacité à transformer la vie. Le maître ou le parent qui ne lit pas, ne partage pas ses lectures, comment son élève ou son enfant pourrait-il apprendre à partager des livres ?

Il en de même pour d'autres affaires de production que l'éducation, nous avons tort de nous attribuer les résultats de nos actions, ce sont d'abord les résultats de leurs milieux auquel nous ne faisons que contribuer. Et nous avons tort de penser qu'on pourrait enclore les milieux et les contrôler, nous pouvons juste y naviguer. Car ils resteront ouverts malgré nos efforts. Que peuvent contrôler l'Algérie du monde, ou même la Chine et les USA ? Ces derniers sont juste de gros navires. Il faut passer avec cette théorie de l'action du concept d'économie comme appropriation à celui d'économie comme contribution. La production matérielle dépend largement de la vie non marchande, matérielle et non matérielle. Les matières premières, la confiance sociale, etc. La production humaine matérielle s'inscrit dans une production matérielle plus large qu'elle, le développement de l'échange suppose une confiance sociale dans les institutions au cœur de laquelle se trouve une économie du don et du contre-don. Notre échange avec la nature et tout ce que nous dominons n'est pas égal, nous prenons sans rendre chaque fois que nous le pouvons. Dieu s'est incarné dans l'Homme et s'est retiré du monde, qui nous demandera des comptes ?

En guise de conclusion, la région sociale est le cadre dans lequel peut être produite la base non marchande de l'économie de marché, l'économie du don et du contre-don, base sans laquelle elle ne peut éclore fermement. Elle est le cadre dans lequel la confiance sociale déficiente trouvera sa place. Les institutions sont avant tout des organisations qui produisent de la coopération, elles produisent du travail collectif dans la confiance de ses résultats et sont produites par lui. N'ayant pu produire nos institutions à partir de notre économie du don et du contre-don (colonialisme et postcolonialisme), il nous faut produire de la confiance, réactiver notre économie du don et du contre-don, pour produire du travail collectif, des institutions, qui produiront en retour du travail collectif et de la confiance sociale.

Notes

[1] Voir l'article d'Omar Bessaoud. Dégager le système, c'est aussi couper les racines économiques qui le nourrissent. Publié par LSA, le 09.04.2019.

[2] « La puissance, chez Spinoza ... est l'être même de la chose en tant que celle-ci s'exprime en opérant les effets qui découlent de sa nature et en tant que ses effets se déploient de la manière la plus adéquate. » https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2001-4-page-709.htm

[3] Je m'inspire ici du concept chinois de double circulation qui vise à donner une autonomie à la circulation intérieure.

[4] On a tort de dissocier confiance, croyances et savoir. Je n'apprends de quelqu'un que parce que j'ai confiance en lui. Je ne partage mon savoir avec quelqu'un que si je sais qu'il ne l'utilisera pas ou ne pourra pas l'utiliser contre moi. Sans confiance pas d'action collective véritable.

[5] Sur un plan, avec la notion de dispositions, P. Bourdieu a quelque chose d'un empiriste radical, sur un autre qui sépare croyance et savoir, associe croyance et illusion, il redevient rationaliste français.

[6] A. Damasio. L'erreur de Descartes (1995) ; Le sentiment même de soi (1999) ; Spinoza avait raison (2003). Paris : Odile Jacob. https://journals.openedition.org/osp/7e48.

[7] Là où Bourdieu et Coleman posent le capital social comme une ressource permettant aux individus d'atteindre leurs objectifs personnels, Putnam conçoit le capital social comme une grandeur caractéristique de l'état d'une société (B. Perret, 2006). http://www.sietmanagement.fr/wp-content/uploads/2016/04/Capitalsocial.pdf

[8] S'industrialiser ne se résume pas à accroître la production matérielle, c'est accumuler et partager du savoir, de la confiance.