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Pôle éthique et politique

par Abdou Elimam*

Le contexte politique actuel prend la forme du brouillard qui filtre et disperse des lueurs multicolores qui lui parviennent. La métaphore météorologique est ici empruntée pour rendre compte de la surenchère de propos au sujet d'autres propos qui eux-mêmes commentent des propos antérieurs. Dans ce tournis du ronronnement de mots à l'infini (pour paraphraser le philosophe M. Foucault), les référents matériels semblent posés en décors d'arrière-plan.    

C'est donc bien en tant que linguiste et citoyen que j'entreprends cette initiative pour pointer une déviation que la culture ambiante a fini par fétichiser.

De fait, au lieu de refléter le réel, les mots ne renvoient plus qu'à des palabres qui se relaient en discours plus ou moins légitimes. Cela me fait penser à l'expression d'un ancien ami et camarade qui dénonçait la « siyèça diel el bulitique », soit la politique politicienne qui dénature la politique.

Autorisons-nous un petit exercice sémantique pour mieux cerner certains termes tellement galvaudés qu'ils perdent de leur substance initiale; à notre insu. En effet, une société humaine ne doit son existence qu'à ses capacités de se reproduire, non pas par des mots, mais par des actions bien déterminées comme se nourrir, se soigner, s'éduquer, se protéger. Et pour cela, il lui faut produire. Or pour produire, il faut parvenir à dompter la nature en recourant à des outils et à des savoir-faire hérités des générations antérieures. Se permettre un regard critique sur une société revient alors à cerner ses modes de reproduction afin de la catégoriser.

La catégorisation des sociétés humaines est le fruit de l'évaluation de leurs seuils (qualitatifs et quantitatifs) de production de valeurs matérielles et culturelles. Dans cette dynamique de nos communautés d'humains, l'instance du politique n'existe qu'à travers ses manifestations culturelles. Une assemblée parlementaire, par exemple, est l'expression culturelle d'une forme d'organisation où la société se donne les moyens de légiférer, en vue de pérenniser son existence. Or la codification des relations sociales est le témoignage de valeurs légitimées et imposables à tous - par une forme de consensus. Cela étant dit, les valeurs ne « tombent pas du ciel », elle sont le fruit de la production matérielle ; en d'autres termes, du TRAVAIL. Or, une société qui produit peu (ou pas) ne génère que peu (ou pas) de valeurs. Pour combler le vide, les communautés défaillantes se tournent vers des communautés plus laborieuses pour s'approvisionner en « valeurs franches » ; c'est-à-dire détachées de la culture locale. C'est ainsi que s'explique le « copier-coller de survie» qui se manifeste dans les emprunts incessants de « savoir-faire » et d'expériences (non vécues) en guise de principes de régulation socio-culturelle et de pseudo modernisation.

La société algérienne a été plongée dans cette schizophrénie où les valeurs produites ailleurs sont « adaptées » à une vision de la culture elle-même importée. Le constat est simple : on a commencé par évacuer les langues maternelles (seules capables de pérenniser une culture) pour leur substituer des langues franches ; on a brisé les tentatives « d'une économie industrialisante» en sacrifiant le parc industriel ainsi que le foncier ; on a ouvert les vannes de l'import culturel et cultuel (substitution de la foi à des phénomènes d'exhibitionnisme rituel ainsi que l'ouverture du champ médiatique sur une médiocrité populiste nourrie de préjugés et de valeurs rétrogrades) ; on a monnayé la paix sociale en distribuant moyens et ressources (en négation de toute vision stratégique); on a systématisé l'uniformisation de l'indigence technologique et scientifique (en laissant la porte ouverte à la corruption et au népotisme dans la gestion des ressources humaines).

Les institutions politiques reflètent en toute cohérence cette schizophrénie culturelle : on a substitué à la représentation civique une organisation clanique de la gouvernance ; à l'autorité l'autoritarisme ; à la volonté populaire un populisme de diversion. Du coup, c'est la valeur « corruption » qui réussit le mieux dans un tel environnement : c'est ainsi que la souveraineté du droit se voit alors bafouée en permanence.

La dernière période - celle qui relaie l'irruption du Hirak - est assez significative de cet état d'esprit en décalage du réel. La mal-vie de la jeunesse - plus particulièrement - avait pour axe les conditions matérielles d'existence, l'accès à l'habitat et à l'emploi, la disponibilité des services publics, la qualité des enseignements tous niveaux confondus, l'équité juridique effective, bref la bonne gouvernance. C'est l'accumulation - des années durant - de ces frustrations qui s'est exprimée explicitement à travers des chansons et des clips, les formes d'échanges dans et autour des stades, des mouvements de contestations périodiques et bien d'autres manifestations d'un ras-le-bol généralisé et uniforme (sans distinction de langue maternelle locale !).

La « révolution » de novembre 2019 se présente alors comme la partie visible de l'iceberg que représente la prise de conscience des forces vives d'une nation en maturation. Le statu-quo politico-financier qui a caractérisé les trente dernières années avait trop étreint la société ; un appel d'air devenait salvateur.

C'est en prenant appui sur cet élan salvateur qu'une lame de fond a réussi à s'emparer de la rue chaque vendredi pour réclamer un changement de gouvernance (ce que traduit, selon moi, le slogan :« yroHo guè3 »). Le rejet sans appel du 5 ème mandat de Bouteflika fut la goutte qui a fait déborder le vase - de fait. Or, à cette fronde massive et interclasse (où les intérêts stratégiques ne se confondent pas) les réponses des politiques ont été, sinon récupératrices, du moins idéologiques.

Au lieu de se concentrer sur l'analyse des causes et sur les moyens de leur remédiation, la profusion des discours « d'opposition politique » se mêle les pieds dans les effets ; chacun y allant de sa recette. Ne débordant pas du monde des « on dit », ces visions flottent dans l'air sans jamais mettre pied à terre. Le réel est sublimé au profit de représentations et d'idéologies sans assises sociales et culturelles et souvent sans ancrage national. L'Algérie de la « contestation » est devenue experte en spéculations, ragots, intrigues (« le Covid19 serait une manœuvre du pouvoir», par exemple) et scénarios catastrophes. Les réfutations ne portent que sur les représentations et rarement sur les causes matérielles des phénomènes. C'est à croire que nous vivons « la tête dans les nuages ».

D'ailleurs, autour des dernières échéances électorales aucun programme politique digne de ce nom n'a pu émerger. Seuls des slogans « copiés-collés » ont fusé dans les intervalles médiatiques en marge du moteur du Hirak. Les uns proposant d'apporter quelques retouches à la Constitution avant de renouveler les instances constitutionnelles ; les autres de faire l'économie d'élections pour leur substituer l'instauration d'un dictât « démocrate » ayant pour programme principal une « transition démocratique » ; d'autres ont perçu l'opportunité de remettre au goût du jour la vision théocratique qui a débouché sur 150 000 morts dans les années 90. Cela s'est traduit par une absence de réactions aux trois offres idéologiques. Peu de participations aux dernières élections ; rejet de l'intrusion communautariste sur le Hirak ; reprise de la Harga et détournement des regards. En somme une démobilisation massive : l'adhésion initiale et consensuelle du mouvement Hirakiste s'est retranchée dans un silence réprobateur, en « réserve de la deuxième république ».

La surenchère des discours a donc fini par occuper l'espace des débats publics et chasser les préoccupations matérielles et morales à l'origine du Hirak initial. Or, outre une prudente démobilisation, l'effet numéro un de ce bouillonnement de palabres en auto-écho consiste (objectivement) à maintenir le statu quo ! Par exemple, que peut bien recouvrir le slogan « d'État de droit » dans une société où le travail a été laminé et où les efforts individuels sont censurés (pour cause de mauvaise naissance ou bien pour écarter ceux qui pourraient nuire à des intérêts maffieux) ?      

Dans un contexte où l'appartenance clanique et/ou communautaire prévaut sur tout autre critère ? Dans un environnement où les comportements les plus rétrogrades (vis-à-vis de la femme, plus particulièrement) font consensus? Dans un régime politique qui a domestiqué les pseudo-partis politiques en les dressant à la politique des quotas et à la bienveillance autoritaire ? Dans un pays où les cadres politiques ont été formés à l'unique école politique existante, celle de l'autoritarisme et de son corollaire, le mépris du « peuple »?

Il ressort de tout cela que les revendications qui ont porté l'émergence du Hirak original sur la scène publique ont l'avantage de poser les vraies questions de la qualité de vie, de la dignité et de l'éclosion de la citoyenneté politique. Il est certain que c'est en renouant avec ces préoccupations qu'un élan de renouveau pourra prendre consistance.

Et c'est en reconsidérant un véritable retour au TRAVAIL comme source de production des valeurs et d'émancipation des individus que cela pourra se concevoir. Un tel effort de retrouvailles avec le réel économique et socioculturel de notre nation pourrait tout aussi bien déboucher sur l'organisation d'une conférence nationale axée sur les moyens de rebondissement face aux désastres (linguistiques, culturels, éducatifs, économiques, environnementaux, urbanistiques, etc.) causés par le type de gouvernance antérieur. D'un tel acte de courage politique pourrait émerger un consensus en faveur d'un gouvernement d'union nationale doté d'un mandat clair : assurer, sous l'autorité du Président élu au suffrage universel, la régénération de l'État tout en organisant un audit généralisé. Un tel mandat devra se plier au contrôle populaire (dont les formes sont à fixer lors de la dite-conférence, par exemple) et à une politique de communication transparente et assidue ; suivi de près par la société civile.

Une fois ce diagnostic en profondeur achevé, nous aurions tous « sous le nez » la radiographie (ou le scanner) de dame Algérie avec ses lacunes, mais aussi avec ses potentialités de rebond. Le rôle des organisations politiques deviendra clair pour tous: apporter les réponses adéquates aux défaillance structurelles dont témoigneraient les manques à gagner que l'audit aura révélés.

Selon les visions stratégiques des uns ou des autres les électeurs (et les futurs adhérents) pourront leur manifester leur confiance et faire de ces partis des institutions représentatives et dotées de visions émanant de leurs bases respectives. Une telle configuration augure du passage à une deuxième république solide et portée par la société dans toute sa pluralité et ses antagonismes.

En tout état de cause il nous faudra privilégier une véritable éthique citoyenne et quitter la sphère de la spéculation idéologique et des solutions à l'antipode de la démocratie si nous voulons préserver et permettre l'émancipation de notre pays. Ne perdons pas de vue que l'histoire nous impose de passer le relai aux générations nouvelles, majoritaires et à qui devra incomber la légitimité de la conduite des affaires

*(Prof. des Universités)