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Du code de l'indigénat au régime militaire (I)

par Arezki Derguini

On entrevoit rarement la continuité du régime militaire et du code de l'indigénat, comme on ne se demande pas beaucoup comment la fin d'une longue occupation étrangère sous administration militaire peut laisser place à une autre administration de la société. Ces questions ne vont pas sans celles de savoir comment un peuple armé s'est transformé en bras armé de l'État, pourquoi un Algérien est resté sous administration militaire dans l'Algérie indépendante ? Ces dernières sont passées à la trappe du développement.

À l'indépendance, des centres de regroupement par lesquels on tenta de séparer la société de ses bras armés, nous nous sommes précipités sur les « biens vacants ». Nous avons occupé le monde abandonné par les colons et l'avons meublé des meubles made in France. Cela n'est ni symbolique ni anecdotique. Ce sont leurs gestes que nous avons continué d'imiter bien après leur départ. Bien sûr nous avons voulu différer, mais de manière rhétorique plutôt que pratique. Et le travail de séparation de la société et de son bras armé s'est poursuivi au nom du développement.

À partir du livre d'Olivier Le Cour Grandmaison, le code de l'indigénat, je voudrais prolonger un article antérieur que j'avais intitulé « la loi du milieu ». La description du régime colonial au travers des contradictions du droit français ne laisse pas voir l'avenir de ce régime, autrement dit ses possibilités de transformation. Il faut se décentrer. Le départ de l'armée coloniale, du colon, ne signifie pas la fin du monde colonial en Algérie. Pour qu'une telle description puisse rendre compte des continuités et des discontinuités du processus historique, de ces propensions, il faut quitter le domaine symbolique du droit et de la philosophie sociale coloniale pour rejoindre le terrain de la compétition, des luttes, du point de vue des représentations et des interactions sociales.

Citons l'auteur : « Quand bien même il déroge aux lois fondamentales de la République, le « régime disciplinaire » précité - sont visés le code de l'indigénat, l'internement, le séquestre et la responsabilité collective - doit être apprécié à l'aune exclusive de son efficacité. En ces matières, la fin poursuivie - la défense de la « présence française », comme on l'écrit alors - justifie tous les moyens, fût-ce au prix de l'instauration d'un ordre juridique « monstrueux » qui se signale par des pouvoirs exorbitants et « arbitraires » conférés au gouverneur général chargé de prononcer les peines propres aux « indigènes » ».

C'est peut-être du point de vue de l'efficacité de l'ordre colonial, autrement dit du point de vue des interactions des milieux colonial et indigène, de ce qui s'y passe, qu'il faudrait rendre compte du mouvement réel et de ses déterminations. Les choix coloniaux, n'ayant pas été défaits, ils ne pouvaient pas manquer de prédéterminer les choix postcoloniaux (dépendance au sentier, path dependency).

Tout se passe comme si, pour utiliser les métaphores de la sociologie durkheimienne et d'un point de vue colonial, la présence française en détruisant les capacités d'auto organisation surannées de la société indigène, avait poursuivi une intégration symbolique en excluant une intégration réelle : soyez comme nous, mais soumis. Soyez à notre image et à notre convenance. C'est cette « intégration symbolique » qui fit de nous des « semblables » et nous transformera en rivaux. Et c'est le refus d'une intégration réelle, d'une exclusion de la compétition, qui fit de nous des ennemis. Libres, cette présence du monde colonial ayant gagné notre imaginaire, ce monde a investi nos attentes. Nous étions pressés comme d'y entrer. Le milieu colonial n'était plus dans le monde indigène, c'est ce qu'il restait du milieu indigène qui allait entrer dans le monde colonial qui dominait toujours le monde. Dans les termes bourdieusiens, avec quelles dispositions pour quelles positions ? Les deux milieux n'ont pas fini de mettre en rapport leurs dispositions, la confrontation change d'échelle. Un divorce entre les dispositions de l'élite et celles de la société est à l'ordre du jour, assimiler l'élite restera un enjeu constant.

Naturalisme, puissance et égalité

On peut mener l'analyse du « régime disciplinaire » dans le cadre d'une problématique de la différenciation sociale qui met en présence deux milieux différents, au sein desquels et entre lesquels, sont mis en tension les principes de puissance et d'égalité, de l'Empire et de la République.

La loi des contraires, différenciation et indifférenciation

Commençons par relever que l'on a trop tendance à séparer les contraires, la puissance de l'impuissance et l'égalité de l'inégalité, comme si chaque terme pouvait exister seul. Les contraires ne sont pas contraires de nature, ils constituent des pôles de la différenciation, ils peuvent se résorber dans l'indifférenciation. Ils ne sont pas nécessairement séparés, ils ne prennent pas nécessairement des directions opposées. Même quand ils apparaissent séparés (car tout se tient), l'un peut se résorber en l'autre ou en dehors de lui pour disparaître en apparence. La puissance s'élève sur une transformation de l'impuissance, la puissance se défait en impuissance. De même pour l'inégalité. La puissance et l'impuissance, l'égalité et l'inégalité se contiennent en germe. À l'exemple du cycle de la vie qui d'une vie à une autre, de la naissance à la mort, va de la faiblesse à la force et de la force à la faiblesse.

La différenciation de classes, la guerre et la monopolisation des ressources

La compétition de puissances entre les Empires européens, britannique et français en particulier, a soumis le monde non occidental à leur administration militaire. La conquête militaire après la pacification ne voulait pas conduire à une administration de la colonie à l'image de la métropole. Elle voulait s'emparer de ressources, les ressources naturelles, le sol et le sous-sol. Fondamentalement, la conquête est celle d'une société guerrière de classes qui n'a pas oublié sa nature, son rapport aux autres. C'est d'abord un rapport guerrier qu'elle entretient avec les autres sociétés. Les rapports internationaux, les États-nations se construisent par la guerre pour la guerre, pour monopoliser la violence. La conquête française par la guerre d'indépendance nous imposera une monopolisation de la violence. La guerre soumet donc à un monopole de la violence et extrait des ressources. Il ne s'agira pas de fabriquer une bourgeoisie et une classe ouvrière algériennes alliées à l'image de celles françaises, mais de valoriser des ressources naturelles que la colonisation monopolisera. Monopolisation de la violence pour une monopolisation des ressources.

La segmentation sociale et l'égalité

Certains ont dit et peuvent dire, comment faire autrement avec des milieux sociaux et naturels mettant en présence des différenciations sociales différentes : une société segmentée en classes et une autre en tribus ? La société segmentée en classes, en seigneurs et paysans d'abord, n'a-t-elle pas été une société segmentée en tribus ? Pourquoi la société tribale ne connaitrait-elle pas le même devenir de classes et cela de manière plus rapide étant donné l'expérience acquise ? Pourquoi les colons ont-ils fait bande à part, ne sont pas devenus les seigneurs, les capitalistes des indigènes ? Bref, leur classe dominante, un peu comme avec l'histoire de l'Angleterre. Islam et « morale laïque » auraient aussi trouvé un compromis. On a bien voulu être imité, être compris, mais non pas faire de la place.

C'est en refusant aux indigènes l'égalité, l'entrée dans la compétition mondiale, en monopolisant les ressources et en privant les indigènes de leur redistribution que la segmentation sociale ne se transformera pas en différenciation de classes. La redistribution des ressources ira seulement au capital extractif. De tels refus ont fait du jeu social un jeu à somme nulle, les colons gagnent, les indigènes perdent. Mais la colonisation va être dépassée par son action, le maître n'est pas maître de toutes choses. Il y aura une redistribution des forces inattendue.

Une telle politique de négation de l'indigène s'appuiera sur une représentation du monde, le naturalisme[1] qui oppose nature et culture. Il permettra de ravaler la culture indigène au rang de la nature et ne sera pas mieux traité qu'elle. L'indigène que l'on n'acceptera pas comme un semblable ne pourra être qu'un objet, un sujet de l'Empire et non un citoyen. L'altérité culturelle se transformera en asymétrie radicale. Les deux sociétés n'interagiront pas, ne débattront pas de leurs habitudes, la société segmentaire devra faire avec les habitudes de la société de classes sans possibilité de changer. Plus exactement, l'allogène en détruisant les habitudes d'administration de l'autochtone et en lui refusant l'accès à son monde, communiquera ses habitudes à une minorité qui reproduira ses habitudes envers le monde indigène. Ces habitudes voudront donner à une élite indigène des habitudes de classes dans une société qui ne reconnaît pas les classes, pour maintenir le monde indigène dans une différenciation voulue.

Classe et hiérarchie légitime s'opposent quand l'autorité s'impose par la contrainte et n'est plus justifiée par son exercice. Une hiérarchie que ne fabrique pas une compétition socialement justifiée. La classe est alors héréditaire, assurant sa reproduction. Elle reste légitime tant qu'elle est justifiée par ses conquêtes.

De telles habitudes élitistes, même si elles avaient tendance à gagner l'imaginaire des individus, ne trouveraient pas leur milieu, ne feraient pas milieu. Cette élite restera comme un mauvais maître qui ne trouve pas de disciples, elle ne sera obéie que tant qu'elle tiendra la carotte et le bâton. À l'indépendance, le gouvernement se comportera comme un État de classes, le bras armé d'une minorité.

Lors de la colonisation, l'indigène n'a pas été affranchi de la sujétion ; n'ayant pas été éduqué par le maître, il ne sera pas assimilé, il ne cessera pas d'être un étranger. On s'efforcera seulement d'isoler une minorité pour l'assimiler afin que le maître ne soit pas débordé par ses élèves et qu'il puisse leur commander. On ne partagera pas avec le sujet, il ne fera pas partie de la famille, il ne pourra pas devenir citoyen comme dans l'antiquité. Le sujet demeurera indigne de la confiance du seigneur, l'élève ne sera pas accepté, ni s'acceptera comme disciple, l'indigène restera un sujet. Mais ce n'est pas parce que la colonisation voudra réduire l'humanité de l'indigène que celui-ci s'en délestera. On aura beau faire et défaire ses élites, son fonds d'humanité ne disparaîtra pas, la guerre qu'on a commencée avec lui ne pourra finir sans qu'il l'ait recouverte. L'indigène ne pourra avoir d'autre destin que d'imiter son maître et de le détruire, ne pouvant pas l'égaler ni le dépasser. Le maître étranger refusant d'être imité, refusant de faire de la place, les circonstances mondiales aidant, il sera chassé comme d'autres. Ce qu'il nous faut retenir, c'est que l'indigène ne cessera pas d'imiter et de détruire, ce qu'il aime sera aussi ce qu'il hait, tant qu'il ne pourra pas se donner, choisir ses propres maîtres. En changeant de maîtres, il faut changer de rapports.

D'avoir été donc mal éduquée - de ne pas avoir eu de maître consentant et de ne pas avoir consenti à être disciple, à quelles habitudes l'élite de l'indépendance pouvait-elle prétendre ? Celles qu'elle a pu connaître et qui la disciplinent à son insu. De l'art de gouverner de quelle société tirera-t-elle ses références ? De quelle élite ? L'élite marocaine, française, russe, chinoise ou américaine ? Il faudra bien faire avec l'art de chacune d'entre elles, mais avec lequel ? Celui que l'on croit connaître le mieux ou ceux confirment nos expérimentations ?

L'élite dirigeante qui s'établira à l'indépendance ne voudra pas reprendre les leçons de la résistance populaire. Son bras armé étouffera à nouveau la compétition sociale, finira par la pervertir au lieu de la discipliner. Elle reprendra et poursuivra l'expérience d'un appareil, l'appareil clandestin de la résistance, mais en se fabriquant une « solidarité symbolique », en transformant un peuple en armes en opposition civils et militaires et en imposant un jeu social de but en blanc. On séparera d'abord la résistance de la compétition sociale : la résistance c'est noble, la compétition des frères, dont les assassinats, c'est vil. Ensuite dans la résistance, on héroïsera la dimension militaire, on glorifiera le sacrifice et on retournera chez les anciens maîtres pour reprendre leurs habitudes. La société restera globalement dans l'indifférenciation et le mimétisme, on ignorera l'histoire et la genèse des Etats : un Etat naît d'une société, l'Etat porte la marque d'une société. La post colonie ne quittera pas la trajectoire coloniale.

L'État de classes importé, République prête à porter, supposait la transformation d'un peuple en armes en une société de classes, en commençant par la formation d'une hiérarchie militaire qui se donnerait une société militaire et une autre civile. La transformation supposait transformer une société sans classes ruinée en une classe paysanne nourricière et d'autres bourgeoise et ouvrière industrieuses. L'élite dirigeante ne pouvant se fier au processus de différenciation de la société qui ne l'avait pas élue a cru comme la colonisation pouvoir en disposer. Elle n'a pas compté sur les ressorts de la société pour faire face aux défis que celle-ci devait affronter. La hiérarchie militaire restera une protoclasse, elle ne pourra pas animer la division sociale du travail. Tant qu'elle ne pourra pas prendre place au sein de la société comme une de ses hiérarchies légitimes à côté d'autres civiles, elle parviendra à construire un régime militaire, mais pas de société cohérente et segmentée.

L'État-nation ou l'État de classes qui se caractérise par une certaine extériorité vis-à-vis de la société exprime l'extériorité de la classe dominante vis-à-vis de la classe dominée et comme l'opposition entre une nature domesticable parce que mimétique et une culture domesticante, parce qu'imitable. Il a d'abord été la construction des seigneurs de la guerre et de l'Église qui se sont donné avec succès une paysannerie et une société féodale, puis de la monarchie et de la bourgeoisie qui se sont donné avec succès un État, un marché national et des marchés mondiaux, et enfin de la bourgeoisie et de la classe ouvrière qui se sont donné avec succès un État providence. C'est ainsi que la Loi est passée de la classe dominante à la société, que la classe dominée a imité la classe dominante en même temps qu'elle trouvait son avantage dans une telle division sociale de classes. Son extériorité n'est donc pas absolue. Et sa félicité résulte de ses conquêtes. État et société, classe dominée et classe dominante, s'engendrent mutuellement. Ils sont la production d'une différenciation sociale cohérente et dynamique. Au contraire des sociétés postcoloniales.

Il faut reprendre la genèse de l'État algérien et de son bras armé, ils ont été fabriqués à l'image d'institutions étrangères qui manquent de leur processus de fabrication, ils ne pourront pas être refabriqués par le milieu indigène. Leur genèse doit procéder d'un peuple en armes et non d'une classe en armes. Pas de noblesse armée (qui a été décimée) qui doive surplomber la société, mais une noblesse qui doit irradier, qui a de l'autorité, mais pas de pouvoir, comme a pu l'expliciter la société mozabite. Des maîtres sans pouvoir, que l'on est libre d'élire et de remercier.

Par quel processus le peuple en armes est-il devenu le bras armé de l'État ? Par quels processus l'État s'est-il construit ? Quels sont les évidences, les mécanismes qui se sont imposés à nous pour que nous ne prenions pas soin de tels processus ? La différenciation sociale mimétique qui en a résulté est artificielle, elle ne fait pas corps, les corps particuliers ont perdu les amarres, la société et l'élite y ont perdu leur énergie. Toute transformation pérenne ou mutation de l'État requiert une disposition durable de la société à se structurer d'une certaine manière, dans une certaine division du travail. À l'ère où la demande d'égalité ne cesse de croître, dans une société et des individus jaloux de leur indépendance, la compétition sociale a besoin de règles claires.

Il faut penser la couche sociale dirigeante de la société comme son sommet, sans discontinuité. Un sommet qui tient d'une base active. Pour l'heure la couche dirigeante ne dirige presque rien, on ne lui demandera pas de faire preuve d'autoritarisme. La société sera livrée à elle-même, c'est à l'heure des dangers que les héros apparaissent.

Il faut voir la différenciation sociale comme la différenciation d'une société combattante. Il faut penser l'État comme l'objectivation, la mise en cohérence des automatismes de la société, autrement dit la machinerie, la bureaucratie, qui accélère le fonctionnement de la société comme ensemble de collectifs humains et non humains. Et son dynamisme comme résultat de l'énergie et de l'intelligence mise en œuvre par la société. Un État est riche des habitudes performantes de la société. Il est puissant des capacités de la société à s'habituer (de nouvelles habitudes) et se déshabituer (d'habitudes sclérosantes). Il n'y a pas de séparation de l'État et de la société, mais l'un dans l'autre, même lorsqu'ils se tiennent mal. La mobilité sociale exprimant la qualité de la compétition et de l'égalité sociale en même temps que la garantie de la solidarité sociale.

Des chocs prévisibles se dessinent à l'horizon. On se dispose à aller vers un choc économique, nous sommes en train de reproduire les mêmes erreurs qu'en 1988-89[2]. On laisse aller la société au lieu de la prévenir et de l'organiser. La transparence n'est pas notre point fort. Si un choc militaire s'ajoute, comme cela peut arriver, la société doit se préparer à une économie de guerre qui ne sera victorieuse que si elle compte sur ses solides ressorts. Il est difficile de qualifier les dispositions de la société. La société est jeune, elle peut se déshabituer et adopter de nouvelles attitudes. Elle peut adopter rapidement le bon ordre de combat. La société redeviendra-t-elle grâce à elle une société combattante ? Mal disposée, les chocs bénéficieront à ceux qui pourront en profiter.

Notes :

[1] Qui n'est pas étranger à notre avis à la société guerrière de classes qui vise à soumettre le vaincu. Le naturalisme est définissable par une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs intériorités, il est mononaturaliste et multiculturaliste. Il sépare nature et société, objectivité de l'une et subjectivité de l'autre. Philippe DESCOLA. Par-delà nature et culture, distingue quatre « modes d'identification » parmi les sociétés humaines, qui sont le totémisme, l'animisme, l'analogisme et le naturalisme. https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Descola#Syst%C3%A8me _des_quatre_ontologies. Le déni français du multiculturalisme qui est dans sa définition de la nature et de la société (une nature, plusieurs cultures) lui permet de justifier ses rapports asymétriques avec les autres cultures.

[2] Nour Medahi. https://www.elwatan.com/edition/economie/les-banques-doivent-faire-preuve-dinnovations-financieres-17-11-2020