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Dr. Mahmoud Boudarène au « Le Quotidien d'Oran »: «Les Algériens veulent façonner leur avenir personnel mais aussi participer à l'édification du futur de la communauté»

par Entretien Réalisé Par Amine Bouali

Le docteur Mahmoud Boudarène est psychiatre. Il a 64 ans. Il a été de 2007 à 2012 député du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Il a publié trois livres. En 2005, il fait paraître à Alger «Le stress entre bien-être et souffrance» aux éditions Berti. En 2012, il sort «L'action politique en Algérie, un bilan, une expérience et le regard du psychiatre» aux éditions Odyssée de Tizi Ouzou. Son troisième ouvrage intitulé «La violence sociale en Algérie, comprendre son émergence et sa progression» est paru en septembre 2017 aux éditions Koukou. C'est à un médecin de l'âme habitué à se coltiner avec le réel de son pays que nous avons demandé quelques éclairages autour de la psychosociologie du hirak algérien.

Le Quotidien d'Oran : Dr. Mahmoud Boudarène, dans votre dernier livre, «La violence sociale en Algérie», paru il y a moins de 2 ans, vous écriviez que «la violence est devenue banale, ordinaire dans notre pays. Elle s'est emparée du corps social et est devenue structurelle». Or, depuis un peu plus de 3 mois maintenant, soit depuis le 22 février, voilà que des centaines de milliers, sinon des millions d'Algériens, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, défilent pacifiquement, chaque vendredi, dans toutes les villes d'Algérie, avec un haut niveau de civisme et dans une grande autodiscipline personnelle et collective. Selon vous docteur, qu'est-ce qui s'est passé, quel processus (psychologique) a été enclenché pour que ces Algériens, qu'on disait hyperviolents, qu'on comparaît volontiers à des volcans en ébullition, se soient ainsi métamorphosés en citoyens responsables qui manifestent leur mécontentement avec une telle attitude policée ?

M. B. : Ce que j'ai dit dans mon livre n'est pas en contradiction avec ce que nous observons aujourd'hui. Je dirai même que mon propos d'hier rend intelligible, en partie, ce que nous vivons aujourd'hui. La violence, qui s'était emparée de la société hier, accouche d'une certaine façon de la conciliation d'aujourd'hui. Le passage à l'acte violent qui était la seule voie de résolution des conflits semble s'être apaisé. Ce qui conforte l'idée que l'Algérien ne naît pas agressif et que la violence n'est pas dans ses gènes, comme nous l'avons entendu dire ici ou là. La vie qu'il mène est pénible et, parce qu'elle est faite de manques et de privations multiples, elle génère une grande souffrance. L'Algérien n'est pas heureux dans son pays, il a perdu l'initiative sur une existence qu'il n'a pas choisie, une existence qui lui a été fabriquée et imposée par une gouvernance faite de hogra et d'humiliation. Il n'a pas accès à la décision et est dépouillé de tous les attributs qui font de lui un citoyen, il a perdu sa souveraineté et n'est pas libre de bâtir son destin et celui de sa communauté. Il n'existe pas, il n'est rien. Cette existence qui le force à l'indignité a fait de l'Algérien un individu émotif, irritable et en constante colère. Il est une boule de nerf. Sous l'emprise d'une rancune tenace, il fonctionne à l'instinct et comme un animal, il devient grégaire. Il s'inscrit dans une logique de territoire qu'il croit sous la menace permanente, qu'il doit défendre. Pris dans ce piège, il ne sait plus dialoguer, il est sur ses gardes et mord sans discernement. Le voisin en fait les frais. La révolution présente lui offre la possibilité de sortir de ce huis clos personnel. Elle lui montre qu'il n'est pas seul dans la souffrance et qu'il peut différer sa propre colère et esquisser avec ses compatriotes un projet collectif national, en s'engageant tous ensemble dans une lutte contre le système politique qui les a conduits à l'indignité. La perspective d'une vie meilleure a fait tomber l'émotion, baisser la colère et a fait naître le sourire sur tous les visages. C'est ainsi que la violence s'est amenuisée. Par ailleurs, cette espèce de libération de la prison intérieure a exalté le génie des Algériens et promu leurs capacités à gérer leurs émotions. La dérision et l'humour sont les mécanismes de défense psychosociaux, si je peux les nommer ainsi, qui ont contribué fortement à faire baisser les tensions et réduire l'agressivité des uns et des autres. C'est grâce ou à cause de cela que la colère qui s'est emparée de la population -quand le système a voulu imposer de nouveau un Bouteflika malade et inapte à diriger le pays, l'humiliation de trop !- n'a pas engendré de la violence et tout ce que celle-ci aurait pu provoquer comme destruction. L'inconscient collectif s'est ingénié à mettre en place ce mécanisme de défense -que les psychanalystes appellent une formation réactionnelle- pour faire tomber l'agressivité et éviter le passage à l'acte violent. La colère a pu trouver ainsi une voie de résolution dans la joie, l'humour et la créativité qui ont marqué les nombreuses marches à travers le territoire national. Les slogans nombreux, les expressions diverses, les caricatures, les appels à «dégager», de toutes sortes, ainsi que les chants variés ont été les canaux par lesquels la colère et la rancœur des citoyens ont pu s'échapper pour «faire baisser la pression » et éviter la tentation de la violence. Sigmund Freud appelait cela la sublimation. La présence des femmes et des enfants a également largement contribué à amplifier l'ambiance joyeuse et colorée des marches et à pacifier les manifestations. La communion dans les revendications a ajouté à la liesse qui s'est emparée du peuple et la testostérone, cette hormone qui fait monter l'agressivité, a laissé la place à l'ocytocine, l'hormone de l'amour et de l'attachement. La biologie s'est ainsi faite l'alliée de cette insurrection populaire. Les appels au calme et à l'apaisement participe de cet état d'esprit. Ceux-ci étaient indispensables, quand bien même le fait d'appeler au calme ne suffit pas à lui seul à conjurer le risque de violence. Cette dernière était dans l'air et les citoyens en avaient très peur. La peur devait être neutralisée, c'était l'objectif. Il faut souligner que des rumeurs insistantes sur de possibles provocations circulent toujours sur les réseaux sociaux. Ces rumeurs effraient les sujets les plus anxieux qui servent de caisse d'amplification à la rumeur et à la frayeur. Les appels au calme sont donc là aussi (surtout) pour rassurer et tenter de rompre le cycle infernal de la contagion par la peur. La peur est le déclencheur de la violence. C'est donc la première qu'il faut éloigner des esprits pour conjurer la seconde et l'une et l'autre sont par certains aspects contagieuses. Il n'y a pas eu de provocation -le système aurait pu être tenté par cela-. Il faut souligner aussi que les Algériens ont connu la violence absolue et la folie meurtrière du terrorisme. Chacun se souvient de la décennie noire, et les jeunes qui sont au cœur de cette dynamique révolutionnaire ont grandi dedans. Cela ne peut pas ne pas avoir imprimé dans la vie psychique de chacun le souvenir des meurtrissures que cette violence a engendrées. Un véritable traumatisme psychique, sans doute toujours présent et d'autant plus vivace que les printemps arabes sont venus conforter l'idée que toute révolution est nécessairement porteuse de violence et de deuils. Les exemples de l'Irak, de la Syrie puis de la Libye sont dans le discours du système et sont, comme des épouvantails, exhibés systématiquement pour effrayer et dissuader le peuple insurgé. C'est sans doute une des raisons qui ont fait que l'Algérie n'a pas, en ce temps, pris le train de ces révolutions. De mon point de vue, les violences subies par le passé et les traumatismes dont elles se sont rendues responsables sont donc également au cœur de cette alchimie qui a produit ce miracle algérien.

Q.O. : Depuis 1962 et l'indépendance acquise, et à l'exception de quelques rares moments historiques où ils ont vibré en communion avec leurs gouvernants, les Algériens souvent se sont sentis incompris dans leur propre pays. Une sorte de fossé mental, fait de méfiance et de crainte, les séparait de ceux qui avaient, en principe, la responsabilité de veiller sur eux, de les aimer, de les protéger, de leur assurer les meilleures conditions de leur développement. Cela a engendré chez eux des sentiments négatifs qui ont forgé leur inconscient collectif et provoqué leur attitude démissionnaire de citoyens. Est-ce que cette analyse du «cas» algérien, en tant que psychiatre, vous paraît fondée, Dr. Mahmoud Boudarène ? Et est-ce qu'on peut faire le portrait psychologique d'un peuple comme on le fait habituellement pour les individus ?

M. B. : Je ne crois pas que le peuple ait vraiment eu quelques moments de communion avec ses gouvernants. Il n'y a pas d'amour, ni d'un côté ni de l'autre. Le régime politique s'est occupé de prendre et de garder le pouvoir, de s'enrichir et d'engraisser ses clientèles; le peuple, quant à lui, s'est contenté de rester à l'écart, il a regardé impuissant piller les richesses de son pays. Le fossé s'est creusé dès l'indépendance quand un clan s'est saisi de force du pouvoir et a ignoré la volonté populaire. L'exercice autocratique et autoritaire du pouvoir qui s'en est suivi a fait le reste. Il a consacré unilatéralement le divorce. Le peuple est répudié puis spolié de sa souveraineté. Il est privé de son histoire, de son identité et de sa liberté. Il est terrorisé et soumis par la brutalité. Il ne peut pas, dans ces conditions, y avoir d'amour entre le peuple et son tyran, il ne peut y avoir que de la rancœur, de la haine; comme il ne peut y avoir d'intérêt pour les affaires de la cité, celles-ci étant confisquées et réservées au seul pouvoir en place. Il n'est pas inutile de rappeler que l'action civique et politique était la propriété exclusive du système. Chacun se souvient de l'article 120 des statuts du FLN, il avait proscrit toute forme d'expression politique ou civique en dehors de la tutelle du parti unique. Le peuple est donc dépossédé de son existence propre, il n'a aucune emprise sur la projection de son avenir; pis que cela, il est exproprié. Son pays ne lui appartient pas. Il y vit comme un apatride, sans possibilité de le revendiquer. Non ! Le peuple n'est pas incompris, il est volontairement ignoré et méprisé par le système politique en place, et ce dernier n'a jamais eu le souci de son bien-être. Le système agit comme un propriétaire, comme un occupant, un maître absolu, comme un colon. Il est craint et le peuple, terrorisé, s'est résigné à abandonner les attributs qui fondent la citoyenneté. Comme des indigènes, les Algériens ne s'intéressent plus à leur patrie confisquée et se sont détournés de la vie politique et sociale, des affaires de la cité. Ils ont capitulé et ont accepté de vivre dans l'aliénation de leur être. Le portrait psychologique est celui-là, c'est celui de l'Algérien à la veille du premier novembre 1954. Aujourd'hui, le même état d'esprit anime le peuple. Il faut se révolter, le système en donne une excellente occasion avec l'humiliation de trop qu'il a voulu infliger à l'Algérie. Le cinquième mandat est un viol des consciences qui n'a pas été accepté. L'inconscient collectif a fait le reste.

Q.O. : En ces heures décisives pour notre pays, et en tant que psychiatre, est-ce que vous ne pensez pas que le service le plus utile que pourrait rendre le pouvoir (en tant que personnage symbolique) au peuple algérien serait qu'il se mette à son écoute, qu'il ne l'humilie pas, qu'il booste ainsi sa capacité de résilience, pour que ce peuple algérien renoue avec l'estime de lui-même et qu'il y puise l'énergie de bâtir son Algérie de demain ?

M. B. : En ces heures décisives, comme vous dites, le peuple n'a qu'une seule demande -pour ne pas dire exigence-, le départ du système, des symboles et des hommes qui l'incarnent. C'est la seule voie possible pour la restauration de sa dignité. Les citoyens sont présentement déterminés -et les manifestations du vendredi le montrent clairement- à se réapproprier la décision politique et à reprendre l'initiative sur leur destin. Ils veulent façonner leur avenir personnel mais aussi participer à l'édification du futur de la communauté. Nous ne sommes plus dans le cas de figure où les Algériens quémandent une écoute, de la considération ou même le dialogue avec un pouvoir qui les a longtemps ignorés, humiliés et jetés dans l'indignité. Le système qui a gouverné depuis l'Indépendance à ce jour a spolié le peuple de sa souveraineté et de sa liberté. Il l'a aliéné. Ce qui se passe aujourd'hui, cette révolution ou cette dynamique révolutionnaire est fondamentale en cela qu'elle constitue un véritable processus de désaliénation. Le peuple a décidé de s'émanciper d'une tutelle qui a étouffé toutes ses espérances, bridé les initiatives et interdit l'expression du libre-arbitre et de la libre conscience. Vous évoquez la capacité de résilience, il s'agit aussi de cela mais à condition que ce concept de résilience soit relié à l'idée du bonheur. Un peuple sans bonheur perd, en tout cas en partie, ses capacités de résilience. Parce que l'initiative sur son avenir a été tout le temps entravée et parce qu'il a été enfermé dans une existence qu'il n'a pas choisie, il est stressé. Il ne peut donc pas prétendre à la créativité, à l'investissement dans le travail et à l'engagement déterminé pour la construction du destin commun. Et si l'estime de soi se nourrit de tout cela, le citoyen algérien, comme tous les citoyens du monde, a besoin également (surtout) de la liberté d'initiative et de liberté tout court pour s'accomplir. C'est dans le sentiment de plénitude et de satisfaction -narcissique par certains aspects- que procure le nécessaire accomplissement de soi que l'individu puise son énergie pour bâtir et se rendre utile. Se rendre utile, c'est cela le bonheur et le système politique qui a pris en otage le pays depuis 1962 à ce jour, en a privé le peuple algérien.