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La place de la religion dans un Etat démocratique (Suite et fin)

par Azedine Akkal

- La première est due à la culture de tolérance qui a toujours régné en Kabylie, notamment quand ça porte sur les débats idéologiques;

- La deuxième raison, et c'est la plus importante, c'est pour ne pas encombrer le combat identitaire qui était la priorité des priorités. Lequel combat était utilisé comme cheval de bataille par ceux-ci. Les partis politiques de la région ont tenté une sorte de vente concomitante : tamazight avec la laïcité, tamazight avec le léninisme, tamazight avec le trotskisme...ils ont ainsi surchargé tamazight avec divers attributs idéologiques dans l'intention d'imposer des idéologies qui ne collent pas d'elles-mêmes ou de leurs propres chefs. Ayant compris très tôt que seule tamazight, une revendication inaliénable, une sensibilité capable de drainer les foules, chacun tentait alors de lui accrocher sa doctrine en vue de lui débroussailler le terrain et asseoir un projet de société répondant aux fantasmes d'une élite éblouie par l'idéologie.

- La troisième raison, c'est que cela rentre dans la tactique du pouvoir en place. Par ruse, celui-ci se rendant compte qu'il ne pouvait pas s'opposer frontalement à une revendication identitaire des plus légitimes, il n'a pas trouvé mieux que de la pervertir en l'entraînant dans de faux débats, idéologiques de surcroît. Etant aussi bien informé sur la qualité de la base sociale dont jouissait la Kabylie, pour des raisons à la fois objectives et subjectives, historiques et culturelles, le pouvoir en place a tenté de l'affaiblir de l'intérieur. En effet, la Kabylie, l'une des région les plus concentrées au monde, a toujours exprimé une solidarité agissante avec les militants des causes justes quelles que soient leur origines et quelles que soient leurs positions, alors quoi de mieux que de diaboliser une telle région, stigmatiser sa population et lui imposer des interlocuteurs qui l'arrangent le mieux pour éviter qu'elle draine le reste de l'Algérie sur ses préoccupations nationales.

La Kabylie est-elle plus laïque que le reste de l'Algérie ?

La laïcité n'a jamais été le souci majeur de la population de Kabylie pour la simple raison que la Kabylie n'est pas moins religieuse que le reste de l'Algérie, et comme corollaire, elle n'était pas plus laïque que le reste de l'Algérie. Pour le vérifier, il suffit de constater le nombre de mosquées y existant et /ou le nombre de pratiquants les remplissant chaque vendredi. La population sait d'instinct qu'on ne pouvait pas être plus laïc que le pouvoir en place. D'ailleurs, en termes de laïcité, ce qu'a osé faire le régime depuis 1962 ne pourraient pas le faire ces partis; ils le savent secrètement et ils le reconnaissent en catimini. Il est allé jusqu'à l'indécence. Nous nous souvenons tous des scènes obscènes montrées à la télévision algérienne, porte-parole de l'idéologie du régime, les années 1970. La société traditionnelle des plus conservatrices de l'après indépendance a été traînée droit dans un électrochoc par le régime de Boumediene. Les libertés individuelles n'ont jamais fait l'objet de répression, de persécution ou de perquisition quand il s'agissait d'atteinte aux mœurs et à la pudeur même lorsqu'elles sont pratiquées au grand jour sur les places publiques ou dans les enceintes universitaires. Elles n'ont pas à s'inquiéter, les lois de la République même veillent sur leur sécurité. À force de vouloir être absolument moderniste, on a fini par être post-moderniste, on a brûlé toutes les étapes. C'était une violence infligée à l'âme algérienne pour faire de son corps une chair à profit, développement économique oblige !

Même s'il ne se revendique pas comme tel, le régime en place est plus laïciste que tout laïc. D'ailleurs, c'est l'une des causes principales de l'apparition de l'islamisme extrémiste. C'est le cadre des valeurs islamiques qui est recommandé par la déclaration du Premier Novembre et confirmé par les résolutions du congrès de la Soummam de manière plus affinée et plus raffinée, donnant aux non musulmans le droit à la citoyenneté garantie par l'islam lui-même. Cela n'a jamais été en contradiction avec l'islam. En la matière nous ne pouvons pas faire mieux que nos aînés. C'est vers cette voie qu'il convient de revenir pour sortir des contradictions qui nous traversent aujourd'hui.

La démocratie s'est retrouvée ainsi otage des extrémismes; Un parti l'a fustigée et l'autre l'a monopolisée. Ce qui a engendré l'éclatement de la société et la prorogation du système qui était pourtant sur le point de démantèlement. Le système renaît ainsi de ses cendres, et il rené plus fort et plus puissant, au point d'avoir drainé dans un seul gouvernement les extrémistes de tout bord, des plus laïcs aux plus islamistes. Bien évidemment, on peut toujours ronronner qu'ils (ces ministres laïcs) ont rallié ledit gouvernement sur la base d'engagements publics ou privés, ça ne peut que nous désarçonner. Le sentiment est le même quand une ministre de la culture issue d'un parti laïc, rappelle les citoyens de leurs devoir de voter de la même façon qu'ils s'acquittent de leurs devoirs de prière ou du carême. Le moins qu'on puisse dire c'est de l'amalgame, de l'amalgame en puissance. De l'amalgame entre le politique et le religieux, de l'amalgame dans les rôles, de l'amalgame dans les langages. On peut comprendre qu'un islamiste parle du devoir de faire carême ou de prière, mais lorsque ça vient de celui qui a fait de la laïcité un cheval de bataille, on reste vraiment abasourdis. De telles assertions ne peuvent que nous ensorceler et troubler, surtout qu'on ne nous a pas prévenus sur les limites de la laïcité qu'on entend nous édifier.

La laïcité est devenue un concept à géométrie variable, selon qu'on se place au gouvernement ou bien dans l'opposition, selon qu'on est musulman ou athée ou bien d'une toute autre religion. A moins qu'il existe plusieurs formes de laïcité et c'est le plus probable, dans ce cas, on doit bien s'entendre sur une forme bien précise, au risque qu'il y ait des malentendus aux conséquences imprévisibles. Certains proposent une forme de laïcité «libérale ouverte», c.à.d. il y a une liberté d'exprimer ses convictions tout en respectant l'ordre public ; d'autres sont plus enclins à une laïcité stricte dite de «combat» où l'expression de la conviction religieuse doit être confinée à la sphère strictement privée et l'espace public doit être neutre. Toutes sortes de tenues ou de signes ostentatoires qui expriment la religiosité d'une personne est interprétée comme une forme de provocation. Mais dans notre cas, c'est que nous sommes en train d'assister à une forme de laïcité de «négation». On ne se contente pas de sauvegarder la neutralité de l'espace public, mais on adopte plutôt une stratégie offensive qui consiste à profiler publiquement des insultes et des obscénités de telle sorte à chasser tout croyant sensible à sa religiosité de la société et monopoliser ainsi la place publique. Cette offensive va au-delà de l'arène publique, elle ose entrer à l'intérieur même des institutions et administrations publiques, soumises pourtant aux règlements intérieurs et des lois de la république clairs. C'est une forme d'islamophobie qu'on vit en terre d'islam. Les années précédentes, nous avons vu des marches pour déjeuner dans les places publiques pendant le mois de carême. Un fait inédit dans l'histoire. À la différence de l'islamophobie que vivent les communautés musulmanes en Occident où il y a la dictature de la majorité, étant donnée l'histoire de ces pays à majorité chrétienne où il y a tout de même des voies libres qui prennent la défense ce ces minorités confessionnelles, dans notre cas, on vit le phénomène inverse. C'est la tentative d'imposer la dictature de la minorité sur la majorité.

Parler politique dans les mosquées, se servir des tribunes qu'offre la mosquée pour profiler ou distiller des idées partisanes et idéologiques est la pire manière de pervertir le message religieux. Il passerait du rôle de rassembleur à celui de diviseur et de semeur de troubles. C'est la pire manière d'étouffer les fidèles, c'est aussi une façon de leur manquer de respect. Se servir de leur bonne foi et de leur innocence pour tenter de les manipuler est une façon de les mépriser. C'est un abus de pouvoir et de confiance. L'imam, à l'intérieur de la mosquée, est spontanément doté de toutes formes d'autorités légales et morales, la contradiction n'étant pas permise, pas d'interjection, pas d'intervention, pas de suggestions, et pas d'objections, cela se comprend quand il confère sur la théologie, mais quand il s'invite dans des sujets d'ordre social et politique, il y a nécessairement divergence. Les questions politiques et sociales n'auraient de sens que lorsqu'elles sont plurielles, différentes et contradictoires produit de consensus. Si l'enseignant se sert de la salle de classe pour endoctriner ses élèves ou ses étudiants, si le médecin se sert de la salle de soins pour propager son idéologie, l'administrateur utilise son poste pour servir ses partisans politiques, quelle serait alors la place qui reviendrait au politique ? Mais confiner la religion dans les lieux de culte et lui interdire l'espace public sous prétexte de neutralité n'est-elle pas une autre manière de la neutraliser ? De la mépriser même et de sous-estimer son rôle social. Quel sens donner à une religiosité dont le rôle se limite à la pratique d'une spiritualité strictement privée, voire égoïste ? Quelle est cette nature de bien qu'on ne souhaite pas propager à son prochain et de donner conseil non pas de manière paternaliste et autoritaire mais plutôt de manière humble et respectueuse et à titre amical ? Quel sens donner à un amour qu'on ne souhaite pas partager avec autrui ? L'un des préceptes fondamentaux de l'islam est justement de recommander le bien et d'interdire le mal, bien évidemment en usant des méthodes appropriées avec sagesse «oudôu ila sabili rabika bi el hikmati oua el -maouîdati el hassana» «Par la sagesse et la bonne exhortation (appelle) au sentier de ton seigneur et discute avec eux de la meilleure façon, car c'est ton seigneur qui connaît le mieux celui qui s'égare de son sentier et c'est lui qui connaît le mieux ceux qui sont bien guidés» verset125 sourate : Les Abeilles. Des sociétés avant vous avaient péri pour n'avoir pas recommandé le bien, dit en substance un autre verset.

Une religiosité qui ne se traduit pas dans le comportement des individus en société n'est qu'une forme de superstition. C'est parce qu'elle essaime l'amour et l'amitié qu'elle doit et qu'elle est en droit de sortir des cloisons des mosquées, sinon on aurait tous les droits de l'enfermer à l'intérieur. Prêcher la bonne parole, ce n'est pas nécessairement faire de l'idéologie. Entre méfiance et vigilance, il y a une nuance ou plutôt une différence. La première nous renferme sur nous-mêmes, nous effraye de tout étranger, nous éloigne de toute nouveauté et nous effrite; la seconde nous pousse à aller vers l'autre, dédramatise l'étranger, nous le fait découvrir et nous le fait aimer avec sa différence ou plutôt pour sa différence. Ce faisant, elle nous enrichit et nous agrandit sans se laisser diluer. La première nous stérilise mais la deuxième nous fertilise. À nous de choisir !

*Enseignant à l'université Akli Mohand Oulhadj de Bouira.