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Solidarité nationale et réciprocité sociale

par Derguini Arezki

Pourquoi la solidarité dépend-elle d'abord de la société, des gros consommateurs ensuite ? Pourquoi ces derniers ne peuvent-ils pas se protéger eux-mêmes sans la solidarité des autres ? La réponse à la première question consiste en ceci : parce que la solidarité présuppose la réciprocité. Parce que prendre soin d'autrui, de son milieu de vie, c'est mieux prendre soin de soi au travers d'eux, avec leur aide. Vivant dans un même milieu, on protège sa vitalité. Notre solidarité nationale centrée sur l'État et les ressources naturelles s'est au contraire évertuée à défaire le lien entre solidarité et réciprocité. Nous verrons bientôt ce que cela peut nous coûter si nous n'y remettons pas de l'ordre.

Prenons l'exemple de l'eau et de l'électricité. Notre niveau de consommation d'eau et d'électricité est loin de la norme mondiale. Chacun peut aspirer à un meilleur niveau si cela lui est possible. Mais étant donné la quantité d'eau et d'électricité limitée, le niveau de consommation ne pouvant pas excéder le niveau de production, la surconsommation relative des gros consommateurs entraîne coupures d'eau et d'électricité dont souffrira tout le monde et plus particulièrement les moins intégrés dans le réseau.

Pour avoir un niveau de consommation satisfaisant, il faut être raisonnable. Dans mon bâtiment au dernier étage, le climatiseur est indispensable pour se protéger de la chaleur d'été. Au deuxième étage, le climatiseur n'est pas nécessaire, des ventilateurs sont suffisants. Quel comportement devrait adopter l'habitant du deuxième étage, utiliser un ventilateur ou un climatiseur ? S'il adopte le climatiseur, il n'aura pas pensé plus loin qu'à son bien-être. Il est le type du consommateur standard de la science économique qui vise à maximiser son bien-être. Celui qui adoptera le ventilateur aura pensé aux coupures et à son voisin. Il vaut mieux avoir moins de coupures d'électricité qui affecteront tout le monde, peut-être certains quartiers ou communes plus que d'autres, et pas seulement la climatisation, mais tous les appareils électriques domestiques. Ce type de consommateur raisonnable voudra prendre en compte les conséquences de son choix : en étant indifférent à la consommation des autres, il sera la cause de coupures qui l'affecteront en retour.

Mais étant donné le comportement moutonnier du consommateur, il se résoudra à consommer comme tout le monde en attendant que tout le monde subisse les conséquences d'un comportement irresponsable et envisage de prendre de nouvelles dispositions. En tant que consommateur rationnel, il ne voudra pas réduire sa consommation pour que d'autres puissent consommer davantage. Le consommateur raisonnable par sa seule conduite ne pourra pas (se) protéger des coupures. Le gros consommateur standard continuera de maximiser sa consommation s'il peut disposer de sources indépendantes d'eau ou d'énergie. Si donc les consommateurs ne s'accordent pas pour contenir leur consommation à un certain niveau, ils devront subir des coupures. Ils se disputeront ensuite pour les gérer : qui en sera victime et qui ne le sera pas ? Du point de vue des rapports de force, les gros consommateurs finiront par s'imposer. Commence ici à se dessiner une dérive de l'économie par rapport à la société. Elle ne s'intéresse qu'à ses servants.

Comment les consommateurs pourraient-ils s'entendre pour fixer ce niveau de consommation et faire le meilleur usage de ces ressources rares ? En confiant l'ajustement de l'offre et de la demande au marché ? L'eau et l'électricité au plus offrant ? Cette politique à la différence d'une politique administrée garantit le retour d'une certaine production en couvrant ses coûts et profits en même temps qu'elle ne considère plus l'eau et l'électricité comme un bien pour tous. On garantit une production, mais qui n'est plus celle d'un bien public. L'eau et l'électricité tendent à devenir des biens marchands et la société soumise à l'économie.

À l'échelle nationale, d'un point de vue central, seuls le marché et la loi peuvent réguler l'offre et la demande. À ce niveau et ce point de vue, le consommateur raisonnable qui peut exister est celui qui obéit au marché et à la loi. Mais si le marché n'est pas souverain, ne décide pas du prix et de la quantité, si la loi est incapable de faire exister les normes qu'elle promet, et donc si elle ne peut pas protéger l'usager des coupures, quelle solution autre que celle de gérer les coupures ? Le consommateur qui sera en mesure d'agir sur le niveau de consommation, de le fixer à un niveau satisfaisant (pas de coupures), est celui qui sait qu'il ne sera pas le seul à modérer sa consommation, qui sait que son comportement et celui de la société aura pour effet de supprimer les coupures. Mais alors qu'il est difficile d'ajuster les offres et les demandes de manière collective à un niveau national, parce que leur composition est complexe et ne peut être observée par le consommateur qui ne peut alors se fier qu'à sa conduite et aux automatismes de la loi et du marché, il est plus facile de les ajuster collectivement au sein d'un bâtiment, d'un quartier, d'un village, d'une ville, d'une région puis d'une région à une autre, d'aligner et de vérifier l'alignement des offres et des demandes.

Revenons à mon bâtiment, ses habitants peuvent s'accorder selon leurs besoins raisonnables (un même relatif bien-être) et ils peuvent vérifier leur consommation. La confiance mutuelle est à leur portée, ils peuvent l'objectiver et la vérifier. Les factures (d'électricité) peuvent être témoins. On peut ainsi agréger les demandes d'un bâtiment, puis celles d'un quartier et enfin celles d'une région. Mais pour agréger et accorder les demandes d'une région à une autre, il faudra d'abord qu'elles consentent à partager certaines normes. Mais partager des normes, une même norme de consommation minimale d'une région à une autre où chacune n'a pas les mêmes besoins et les mêmes capacités de production, demande l'établissement de liens de réciprocité. Car le partage suppose une communauté de destin, des liens de réciprocité. Car comme entre les individus, les groupes, la solidarité entre les régions exige des liens de réciprocité qui feront communauté.

Au plan national, comment réaliser l'accord entre les régions quant à la consommation de ce bien public, quelle quantité et à quel prix fixer la part de chacune ? On a souvent travaillé dans l'économie administrée avec des normes de consommation. On peut moduler ces normes jusqu'à aboutir à un ajustement approximatif de la consommation à la production. Mais comment moduler ces normes ? Par les prix (libres ou administrés) ou les normes sociales ?

Garantir un niveau de consommation pour tous constitue à la fois une règle de répartition locale et nationale. La quantité d'eau étant limitée, il faudra pouvoir arbitrer entre la consommation finale des ménages, celles de l'agriculture et de l'industrie par exemple. On ne peut pas fixer le niveau de l'une sans fixer le niveau des autres. On pourra considérer qu'il y a un niveau de consommation incompressible pour les ménages, le surplus allant à l'agriculture et l'industrie, et décider qu'il faudra décourager les industries fortement consommatrices d'eau. On pourra décider qu'une région qui a plus de terre et pas suffisamment d'eau aura plus d'eau pour son agriculture et telle autre parce qu'elle a plus d'usines.

Nous avons certes besoin d'un investissement dans la ressource pour qu'elle puisse être moins rare, mais pas nécessairement dans son extraction par le capital argent. Prendre soin de la ressource n'est pas vraiment du ressort du capital argent. Ce qui lui importe n'est pas la pérennité de la ressource, mais sa conversion en capital argent (ne pas confondre capital argent et capital industriel). L'argent fait l'économie des liens de réciprocité, mais aussi une économie centralisée. Si une norme de consommation nationale définit la quantité d'eau que chaque citoyen doit recevoir, les grosses agglomérations recevront une plus grande quantité et seront même en mesure de l'exiger étant donné leur force. Si la croissance de ces agglomérations est plus rapide que celle de la ressource, il sera difficile de tenir la norme et la logique des rapports de force imposera une distribution de la ressource en leur faveur qui entamera la solidarité nationale. Si la logique de redistribution centrée sur l'État n'est pas relayée par le marché, ou si la logique marchande se substitue à la logique publique, les rapports de forces marchands et non marchands décideront de la logique de distribution. On entrera ainsi dans une économie et une société d'archipel que la gestion des coupures finira par établir.

On pourrait condamner donc la démarche normative si on isolait les ressources les unes des autres, si on faisait abstraction des liens de réciprocité et d'interdépendance. La société ne définira pas ses normes de consommation indépendamment de ses autres normes. Les normes sociales sont interdépendantes comme le sont les prix. Elles ont elles aussi leurs « marchés », leurs marchés interdépendants. Il faudra que la société les équilibre. Mais ces « marchés » sont ceux de citoyens et pas de consommateurs individuels qui visent à isoler chaque ressource et à maximiser leur satisfaction au travers des lois mécaniques de l'offre et de la demande. Ces marchés où les citoyens « votent » chaque fois qu'ils choisissent résultent d'une délibération sociale et politique, qu'elle soit implicite ou explicite. Qu'elle aboutisse ou pas dans des normes, la définition de préférences collectives, la société délibère quant à sa consommation, et l'argent n'a le dernier mot que si elle y consent ou si l'argent est en mesure de dicter sa loi, de contraindre à vendre et à acheter. Les routes que coupent les citoyens de village ou de commune, protestent contre une certaine appropriation répartition de ce qui est un bien public (eau, électricité, route). Sous les prix, les choix privés ou publics, il y a des normes débattues, acceptées ou refusées par la société. Sous une dictature (de l'argent, ou des intérêts d'une minorité), les prix font la loi (par une administration autoritaire de l'offre et de la demande), dans une démocratie économique, les choix raisonnés, les normes sociales comme préférences collectives raisonnées font les prix. Au bout du compte, en choisissant librement, ce qui ne veut pas dire forcément indépendamment, les individus établissent des normes collectives qui font force. À contre-courant, l'économie standard voudrait qu'ils ne se concertent pas. Elle n'élimine pas la concertation, mais réduit seulement la concertation des dominés. La Science doit décider pour eux. L'économie administrée fait aussi l'économie du débat public, de la formation raisonnée des préférences collectives.

La façon bureaucratique d'établir les normes a certes le mérite de créer une solidarité nationale entre les grands consommateurs et les petits, mais sans établir de liens de réciprocité, sans liens de solidarité concrets entre eux. Une telle solidarité abstraite n'entretient pas de sentiment de solidarité, elle ne crée pas de relation de réciprocité. On doit à tout le monde et à personne, ce qui dilue, dépersonnalise le lien de dépendance. Au contraire elle les libère les uns des autres. Après avoir consenti à l'impôt de solidarité, chacun est libre de consommer selon sa convenance et ses moyens. La société confie alors ses rapports au marché qui dépersonnalise à son tour les liens d'interdépendance et les objective dans une machinerie économique. Si la société réussit à monter une machine économique conquérante, à la capacité d'intégration croissante, la liberté qu'accordent une telle dépersonnalisation et une telle objectivation aux individus peut renforcer une telle machine. Libération ici s'identifie à disponibilité à l'avenir, disponibilité à l'innovation. Mais si l'on a une machine performante qui n'est entretenue que par une minorité de la société, à la capacité d'intégration décroissante, quel rapport aurait cette machinerie avec le reste de la société ? Sa viabilité dépend donc aussi de sa capacité d'intégration. Il y a donc une différence entre une machinerie marchande (qui dépersonnalise les liens sociaux et les objective dans des mécanismes) portée par l'ensemble de la société et une autre enclavée. Dans le premier cas, la machinerie facilite et accélère les actions et transactions sociales en même temps que portée par la société, elle est orientée par des dispositions sociales largement partagées. Le mouvement de la société et celui de la machine économique se soutiennent, s'entretiennent mutuellement. Dans le second cas, le mouvement social et celui de la machinerie économique se disjoignent et peuvent se heurter, se disputer les ressources. Elle devient la machine des gros consommateurs qui abandonne les petits à la désintégration.

Se pose alors le problème de la réversibilité du processus de dépersonnalisation et d'objectivation, de la prise de la société sur ce processus. La machine économique que monte la société doit faire preuve d'une capacité d'intégration ou d'une intégration suffisante qui garantisse sa viabilité pour ne pas dériver loin de la société. La société doit pouvoir conserver une telle machine en son sein, lui donner une capacité d'intégration suffisante. En vérité, une société performante est une société qui peut monter des machines sociales performantes du point de vue de la productivité et de la capacité d'intégration. Des machines qui augmentent la vitesse d'exécution de l'ensemble des opérations de la société. Par machines sociales, il faut entendre des collectifs d'humains et de non humains performants socialement et économiquement.

Le processus de dépersonnalisation et d'objectivation porte les interdépendances à l'intérieur de la machinerie économique, les individus ne les perçoivent plus directement. Leurs rapports d'interdépendance sont désormais incorporés par la machine économique, la redistribution devient publique, ils ne dépendent plus les uns des autres qu'au travers de la machine (du marché) et de l'État. La machine étatique et celle économique prennent le pouvoir sur leurs rapports dès qu'objectivées elles acquièrent un fonctionnement autonome et séparé. Reprenons mon exemple : dans mon bâtiment si nous appliquons un prix administré, si l'État définit une norme, il n'est pas besoin de solidarité réciproque entre les voisins, mais entre l'individu et l'État. Par contre si le « prix » est fixé de manière localisée (de bas en haut, d'une communauté à une autre plus large), autrement dit si les quantités sont consommées en fonction des disponibilités et des besoins, une relation de solidarité réciproque est présupposée. Mon voisin ne restera pas indifférent à ma solidarité, je peux attendre de lui une solidarité en d'autres situations. S'il fait preuve d'indifférence à mon égard, il s'attendra à ce que j'aie un comportement réciproque, autrement dit que je revienne de ma solidarité. Le processus de fabrication des normes de haut en bas a centré la solidarité autour de l'État et de la machine économique, il peut aboutir dans un cas à un culte de l'État, dans un autre au culte du marché, de la machine économique. Celui de bas en haut conserve la mesure de l'action des individus sur leurs interdépendances réciproques.

À la différence d'une solidarité nationale administrée, d'un prix public administré, le partage d'un bien public selon les besoins reconnus collectivement du fait de solidarités locales, crée des liens de réciprocité. Alors que le processus de fabrication des normes de haut en bas tend à désolidariser les processus d'objectivation de la machine économique de celui de subjectivation des individus en court-circuitant la réciprocité entre les individus, le processus de fabrication des normes de bas en haut les solidarise en activant les liens de réciprocité. Car il forme des collectifs qui ont prise sur le processus. Les interactions et les liens de réciprocité entre les individus adaptent le système de solidarité lorsqu'ils ont prise sur lui. Tout dépend de la capacité d'agir des agents. Les collectifs humains qui conservent une prise sur le processus d'objectivation l'articulent et lui donnent une certaine capacité d'adaptation. Le processus de dépersonnalisation et d'objectivation reste pris dans les collectifs et leurs relations de réciprocité. Alors que dans le cas d'une solidarité administrée, si l'impôt vient à faire défaut, les petits consommateurs se trouvent sans prise sur le système de solidarité, sont démunis quant à la capacité d'adaptation du système de solidarité. Le système s'adapte alors par réduction, s'il ne s'effondre pas. Il se resserre autour de certaines catégories sociales, autour de celles qui sont capables d'interagir et d'établir des liens de réciprocité. Aussi, peut-on dire que le bon système de solidarité parce que résilient, viable, est celui qui s'appuie sur des liens de réciprocité vivants entre les parties prenantes,est tenu par eux. Il est celui où les interactions sociales conservent une prise sur le processus de dépersonnalisation et d'objectivation du système de solidarité qu'elles peuvent moduler. La machine économique ne fait pas corps indépendant de la société, n'est pas soumise à des logiques qui sont extérieures à la société.

Un système national de solidarité centré sur l'État et les ressources naturelles n'est pas un système viable. Il a dépris la société de son système de solidarité et l'expose à la désolidarisation en même temps qu'il libère une fragile force de l'argent. Il enfonce et enferme la société dans une accumulation primitive qui ne s'achève pas [1]. Il érige le culte de faux dieux. Celui centré sur la machine économique peut être viable si la société cultive sa machine économique en prenant soin de ses interactions et de ses liens de réciprocité sur lesquels elle la fabrique. Dès lors que la société néglige de prendre soin de ses interactions et des liens de réciprocité par l'effet de la dépersonnalisation et de l'objectivation, la machine se détache, perd de sa capacité d'intégration et obéit à une logique indépendante.

[1] La première thèse du Pr Abdellatif Benachenhou (Formation du sous-développement en Algérie. Alger : Office des publications universitaires, 1976) fut celle de l'accumulation primitive inachevée. Il n'y a toujours pas de processus d'accumulation réel du capital. Parce que l'on a opposé capital et travail, confondu capital et capital physique, alors que le capital physique n'est qu'une objectivation du capital qui est à la fois capital matériel et immatériel, capital social et politique, savoir et habitudes. Le capital argent n'est lui-même que la forme la plus abstraite du capital.