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Le Hirak entre la couronne et le virus

par Kebdi Rabah

Un an de réglages, de navigation sans grands dommages entre de périlleux récifs, a permis au Hirak d'atteindre son rythme de croisière, au grand dam des autorités qui n'ont pu trouver le bon bout par lequel le domestiquer ; allant, en désespoir de cause, jusqu'à tenter de le phagocyter en revendiquant, à défaut de paternité, au moins une proximité familiale.

Lui ,impassible, après avoir contourné tant d'écueils, après s'être presque mis en mode de pilotage automatique, semble se complaire dans son rythme. Une révolution du sourire dont il se suffit à maintenir le référentiel inertiel. On le croyait ainsi, jusqu'à ce que, arrivant de la lointaine Chine, une minuscule tête couronnée vint semer le trouble dans la ruche. Passé le moment de bravade de certains espiègles hirakistes en quête de slogans railleurs, l'heure est venue pour tout un chacun de prendre conscience de la réalité, de se déterminer, sérieusement et en toute conscience, face à un mal dont l'ampleur pourrait être décuplée si la rue continue à charrier, au nom du Hirak, autant de proximité contagionnant.Car, dans un pays à structures sanitaires délabrées, s'il est permis de s'inquiéter et légitime de stigmatiser les responsables, il est impérieux que chacun s'impose un minimum de civisme et s'interdise d'en rajouter une couche. Faut-il maintenir les marches ? Faut-il les suspendre ? Tel est le dilemme ! L'objet de cette réflexion est précisément d'aider à voir un peu plus clair face à ce choix qui, dans tous les cas, ne peut qu'être délicat car il s'agira de sauver la chèvre sans perdre le chou. S'il on devait retenir une seule certitude dans tout ce foisonnement d'informations plus ou moins orientées, c'est bien celle concernant la façon dont se transmet le COVI 19.

Là il n y a pas de doute, c'est bien la promiscuité et le contact physique qui est le principal vecteur de transmission. Il s'en suit que sa propagation suit une loi exponentielle variant en fonction du potentiel de contamination de chaque porteur, lequel dépend lui-même du nombre de personnes saines avec lesquelles il sera rentré en contact. Or à ce jour, en Algérie pas plus qu'ailleurs, nul ne connait la masse de porteurs susceptibles de contaminer autrui. Pour le savoir précisément il faudrait dépister des millions de personnes et ce n'est pas à la portée des moyens actuels même dans les pays les plus développés. Lorsqu'on pourra en évaluer l'ampleur, ce le sera face à une réalité tragique et il sera alors trop tard pour éviter des mesures extrêmes que peu de pays peuvent mettre en œuvre avec une l'efficacité satisfaisante.En France Macron parle d'état de guerre. En Algérie, à ce jour, le nombre relativement faible de contaminés avérés ne doit pas nous induire en erreur, cela pourrait n'être que la partie visible de l'iceberg ; ce qui implique donc de réduire impérativement par tous moyens possibles le potentiel de transmission des porteurs non décelés dont on ne connait pas la masse. Le danger est en embuscade, il faut le neutraliser voire minimiser sa floraison. En plus des mesures prophylactiques cela ne saurait se faire sans la limitation des regroupementsà petite échelle et l'abandon des grands rassemblements. Si des pays parmi les plus développés se confinent et ferment leurs frontières, ce n'est pour que nos rues, lieux de spectacle, mosquées se transforment en lieux de dissémination de la mort.« leblaf el khaltawarrabh f li'tizal », chantaitHadjMrizek. Jamais chanson n'aura collé d'aussi près à l'actualité.L'isolement est salutaire, même la grande Bretagne qui avait « laissé filer » revient sur sa décision.C'est l'arme préventive la moins chère dont dispose le hirak, elle est entre ses mains et n'a besoin de personne pour se l'imposerau plus tôt sans même que les autorités n'aient besoin de se prononcer.

Depuis plus d'un an le Hirak se bat pour l'instauration d'un Etat de Droit. Un des fondements de cet Etat repose surle fameux principe énoncé par le penseur Britannique John Stuart Mill selon lequel la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres. Aussi, n'est-il légitime de s'entourer des mesures de protection de sa personne que si, en même temps et selon les mêmes précautions, on prend soin de ne pas contaminer autrui. C'est donc une question de responsabilité individuelle, indispensable pour le vivre ensemble, qui ne souffre pas d'exception en ce sens que rien n'autorise que l'on mette la vie d'autrui en danger. Le Hirak est une noble cause, il se doit d'être soutenu car c'est l'avenir de l'Algérie, mais il ne lui est pas permis, pour atteindre son objectif, lui qui a choisi « silmya » comme feuille de route, de passer sur le cadavre de centaines voire de milliers de ses propres animateurs. De plus il gagnerait en noblesse en faisant montre une fois de plus de cette sagesse que lui reconnaissent même ses adversaires les plus endurcis.

Le COVI 19 est un problème qui se pose avant tout à la science et ce n'est que d'elle que peut émaner l'avis autorisé quant à la façon de se conduire. Or cette science est à ce jour dans sa phase d'exploration, une course contre la montre ne lui permettant pas de disposer d'un état des lieux et encore moins de prévoir de quoi sera fait demain. Toute anticipationrelève donc au mieux d'un pari sur l'avenir, ce que font les places boursières sans état d'âme.Or si la science est incapable de se prononcer, ce n'est pas à la rue de le faire. Le mieux serait alors que le Hirak fasse du principe de précaution une vertu cardinale et qu'il suspende les marches et regroupements le temps que le fléau s'évanouisse. C'est une question de quelques semaines et ce n'est pas cela qui mettra en danger son existence. Ceux qui craignent que le mouvement ne connaisse un fléchissement fatal ignorent totalement son ancrage et les forces qui le sous-tendent, ils sont dans le même état d'esprit que ceux qui attribuent à certains hirakiste le pouvoir de porter, par une simple réflexion, atteinte au moral de l'armée. Une suspension volontaire, momentanée, aura au contraire l'avantage de le rendre maître de sa décision autant quant à la date de suspension que la date de reprise de son action libératrice. Entre les deux, il maintiendra un état de veille et de mobilisation par tout autre moyen qu'offre cette modernité qu'il maîtrise et grâce à laquelle il peut se relancer à tout moment. Les partis politiques, organisations de masse, société civile, pourront mettre à profit ce temps de répit pour se mettre au diapason.

Tout le monde s'accorde à dire que les pays qui souffrent le plus du COVI 19 sont ceux dont la réaction a pris quelque retard par rapport au moment de son apparition et ce malgré le fait que la Chine s'était empressée de mettre à leur disposition son expertise. Négligence ? Pusillanimité que justifieraient les intérêts économiqueset stratégiques du grand capital ? Possible ! Ce ne serait pas la première fois au demeurant. La grande épidémie de peste qui a décimé la moitié de la ville de Marseille en 1720 aurait pu être évitée si le navire « le Grand Saint Antoine », en provenance de Syrie, avait été mis en quarantaine. Pourtant l'échevin de Marseille et les autorités portuaires avaient en main toutes les informations devant normalement le conduire à l'isolement. Hélas, par crainte de perdre la cargaison de soie qu'il transportait, ils ont préféré la débarquer et la vendre infestée. Ceci pour dire que souvent la survenue d'une catastrophe tient à peu de chose, une indécision ou une décision inappropriée. Dans tous les cas il s'agit d'actes criminels au sens plein du terme, encore plus condamnables quand c'est la cupidité qui les motive. Pour ce qui nous concerne, et c'est notre conclusion : l'apparition du COVI 19 pose au hirak un vrai problème en ce sens qu'il met à l'épreuve une intelligence collective face à un obstacle atypique. Un péril dont on ignore à peu près tout si non qu'il a déjà fait des milliers de victimes ailleurs. Fort heureusement nous n'en sommes pas là mais la gestion de cette situation inédite se pose.Quelle sera l'attitude du Hirak ? Acceptera-t-il une suspension momentanée deses regroupements ?Sans préjuger de sa réponse, il y a fort à parier qu'il refusera de jouer à la roulette russe avec la vie des citoyens. Nul doute que s'il s'en sort,il aura le double bénéfice de s'enrichir d'une expérience de plus, de se renforcer en vue d'atteindre sa noble mission. Un couronnement en perspective que nul ne pourra lui contester.Lorsque le COVI 19 ne se sera plus qu'un vaque souvenir, ce sera avec une vive émotion que l'on se souviendra de sa maturité et son attitude responsable.