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Le pouvoir d'achat des ménages algériens en 2020

par Farouk Nemouchi*

L'économie algérienne peine à s'engager dans la voie d'une croissance économique durable et régulière alors qu'elle fait face à de graves déséquilibres macroéconomiques internes et externes.

Pour le nouveau gouvernement l'une des premières urgences est de réduire le déficit budgétaire et la tentation est forte d'aller vers la mise en œuvre d'une politique de compression de la dépense publique qui cible le système de subventionsdes prix des produits de base. Cette démarche serait porteuse de graves risques pour les ménages dont les revenus stagnent alors que le pouvoir d'achat baisse en raison de l'inflation.

Le revenu perçu par un individu revêt deux formes : nominale et réelle.

Le revenu nominal est exprimé en unités monétaires nationales alors que le revenu réel appelé également pouvoir d?achat est déterminé en fonction de l'évolution du coût de lavie. Le pouvoir d'achat correspond à la quantité de biens et de services qu'un revenu permet d'acheter. Lorsque les prix augmentent, il y a inflation et si dans le même temps les revenus nets n'augmentent pas, la quantité de biens qu'ils peuvent acheter diminue. Si la croissance des revenus est supérieure au taux d'inflation, le pouvoir d'achat s'améliore.La mesure de l'inflation s'effectue à l'aide de l'indice des prix des biens à la consommation (IPC) pour les ménages. En Algérie il est publié par l'ONS et son mode de calcul repose sur une méthodologie qui consiste à choisir un panier de biens et services représentatif et à évaluer le coût de ce panier.Les biens et services sont pondérés par un poids qui détermine leur importance relative dans le budget total d'un consommateur typique.L'IPC sert à mesurer la variation des prix et corollairement le pouvoir d'achat, à comparer la compétitivité de l'économie nationale avec celle des autres pays partenaires, à indexer les salaires et les pensions de retraites.



Structure de la dépense totale annuelle

des ménages (enquête ONS 2011)

Alimentation - boissons non alcolisées 41,8 %

Habillement - chaussures 8,1 %

Logement - charges 20,4 %

Meubles et articles ménagers 2,7 %

Santé - hygiène corporelle 4,8 %

Transports et communications 12,0 %

Education - culture et loisirs 3,2 %

Produits divers & autres dépenses 7,0 %

Total 100,0 %

Source : ONS



Le tableau ci-dessus présente les postes représentatifs de la dépense des ménages retenus par l'O.N.S et dont la dernière actualisation remonte à l'année 2011.



L'exploitation de ces informations permet de formuler quatre observations qui sont susceptibles de mieux cerner le niveau de pouvoir d'achat en tant que principal déterminant de la condition de vie des Algériens.

La première observation à formuler est que les ménages consacrent 74,2% de leur budget mensuel à satisfaire les besoins qui assurent le minimum vital, en d'autres termes la survie : alimentation, loyers et autres charges de logement et transport. Ce chiffre étant une moyenne, il n'est pas exclu que les ménages à faible revenu soient obligés de puiser dans leur petite épargne ou de recourir à l'endettementpour boucler les fins de mois.

La deuxième remarque concerne le poste alimentation qui représente 41,8% du budget des ménages algériens. L'importance de la dépense alimentaire est telle que toute hausse des prix des produits qui composent ce poste affecte sérieusement le niveau de vie des citoyens particulièrement les plus vulnérables d'entre eux.Cette situation est intervenue en 2012 lorsque le taux d'inflation a augmenté de 4,5% en 2011 à 8,9% en 2012. Cette hausse de 4,4 points de pourcentage s'explique principalement par la cherté des produits agricoles et montre tout l'intérêt à accorder au développement de l'agriculture et des industries agroalimentaires et porter une attention particulière sur les produits alimentaires les plus inflationnistes.Cet objectif doit être érigé en priorité nationale car il garantit la sécurité alimentairemais aussi contribue à la stabilité des prix des produits agricoles et leurs dérivés qui sont sujets à de fortes fluctuations provoquées par l'instabilité du marché international et les aléas climatiques.

La troisième observation concerne le poste logement dont les charges absorbent 20,4% du budget du ménage. La valeur de cette pondération ne reflète pas l'effort financier consenti par les ménages car les charges induites par le recours au crédit immobilier en l'occurrence le remboursement du crédit bancaire et le paiement des intérêts sont exclus du poste logement sous prétexte que l'achat d'un bien immobilier est un investissement et ne représente pas un acte de consommation. Cette méthodologie adoptée par l'ONS occulte le budget que consacrent des dizaines voire des centaines de milliers d'Algériens qui ont postulé à l'acquisition d'un logement avec le concours d'une banque et qui ne se reflète pas dans le calcul du taux d'inflation. La sous-estimation du logement est clairement exprimée dans un rapport de l'ONS qui affirme : « les ménages ont réduit effectivement leur consommation en 2018 et sont de plus en plus confrontés à des problèmes d'arbitrage entre l'investissement notamment en logement et la consommation finale ».Dans le souci d'une plus grande équité il est souhaitable que les charges générées par le logement intègrentle paiement des intérêts.

La quatrième observation est relative aux changements intervenus dans les habitudes de consommation des Algériens et leur impact sur l'indice des prix.

La structure de consommation a évolué en raison notamment des dépenses de larges couches de la population portant sur l'achat de biens et services se rapportant aux nouvelles technologies : téléphone mobile, internet, acquisition d'équipement informatique à usage personnel. Il est légitime de se demander si le poste « éducation culture et loisirs » qui représente 3,9% du budget des ménages en 2011en baisse de 0,7% par rapport à l'année 2000, n'est pas sous-évalué. L'accès aux nouvelles technologies s'est massifié et l'on doit admettre que lesproduits qui s'y rattachent n'ont plus le statut de biens de luxe et font désormais partie de la consommation courante.Un calcul plus objectif de l'indice des prix requiert une actualisation du panier de biens et services portant à la fois sur sa composition et les pondérations censées refléter le poids de chaque bien et service dans la dépensede consommation. Cette démarche contribue à atténuer la frustration des citoyens qui sont persuadés qu'ils subissent une perte de pouvoir d'achat que n'expriment pas les statistiques publiées par l'ONS. Après avoir montré les limites de la méthodologie de construction de l'indice des prix à la consommation qui sert de base au calcul du taux d'inflation, il est intéressant de se faire une idée sur le niveau de pouvoir d'achat des algériens en ce début de l'année 2020. Selon la dernière enquête socio-économique menée par l'O.N.S en 2011,un ménage algérien dépense en moyenne 59.700 DA par mois.

Le revenu salarial net moyen mensuel de l'ensemble des salariés, tous secteurs juridiques confondus, s'élève à 29 507 DApar mois et 15,6%des salariés ont un salaire moyen net mensuel de moins de 15 000 DA, soit un montant inférieur au SMIG. D'après l'enquête annuelle sur les salaires auprès des entreprises menée par en mai 2018le salaire net moyen en 2018 s'élève à 41 000DA.L'estimation de ces revenus comparés à la dépense de consommation montre la difficulté croissante des citoyens à subvenir à leurs besoins essentiels surtout pour les ménages au sein desquels vivent plusieurs occupants mais qui ne disposent que d'un seul revenu.La situation empire si l'on tient compte de la perte de pouvoir d'achat provoqué par l'inflation. Lorsque les prix augmentent et que les revenus ne suivent pas, la quantité de biens achetés par les ménages diminue. Pour connaitre la valeur réelle d'un revenu,les économistes se servent de la variation en pourcentage de l'indice des prix entre deux périodes comme déflateur du revenu monétaire courant. Illustrons ce propos par l'exemple du SMIG et cette démonstration est valable pour tous les autres revenus (pensions de retraites, loyers, dividendes, intérêts etc.). La dernière revalorisation du SMIG remonte au 1er janvier 2012 et le montant fixé est de 18 000 DA. En se basant sur les données de l'ONS relatives à l'indice national des prix à la consommation entre le 31/12/2012 et le 31/12/2019 le SMIG déflaté c'est dire exprimé en dinars constants de 2012 vaut 13724DAau 1er janvier 2020 et un salaire ou une pension de retraite de 30 000 DAest égale à 22873,9 DA.Pour retrouver le pouvoir d'achat de 2012c'est-à-dire pour acheter la même quantité de biens avec une somme de 18 000 DA, le SMIG et les salaires doivent subir une revalorisation de 31%et pour l'augmenter la hausse doit être plus importante. L'idée de supprimer l'impôt sur le revenu global sur les salaires (IRG) pour ceux qui perçoiventun revenu de moins de 30 000 DA,au-delà du fait qu'elle concerne une partie de la population salariée, ne compense pas la baisse du revenu réel.

Il faut mentionner au passage qu'il est possible de se servir du taux d'inflation comme déflateur pour déterminer la part du chiffre d'affaires de l'entreprise imputable à l'augmentation des quantités (création de richesses) et la part qui résulte de la hausse des prix (enrichissement sans création de richesses). La même technique s'applique aussi pour mesurer le PIB réel.

Il apparait au terme de cette présentation que le budget des ménages est impacté négativementpar une inflation qui est inférieure à celle ressentie par la population en raison des limites inhérente à la méthodologie utilisée par l'ONS.

Le taux d'inflation annuel moyen pour l'année 2019 de l'ordre de 2% justifie la réaction légitime des ménages qui ne s'expliquent pas cette contradiction entre la faible hausse des prix annoncée par l'ONS et les difficultés qu'ils rencontrent pour faire face à leurs dépenses. Le taux d'inflation de 2% en baisse de 2,3 points de pourcentage par rapport à 2018 peut avoir pour origine l'entrée de l'économie nationale dans une période de récession et dont l'une des conséquences majeures est une désinflation qui résulte de la baisse de la consommation des ménages.

Si la croissance économique demeure insignifiante comme c'est le cas actuellement, la désinflation risque d'évoluer vers une déflation c'est à dire une variation négative des prix parce que les Algériens achètent de moins en moins en raison d'une plus grande précarité économique et sociale. La déflation provoquée par la chute du pouvoir d'achat entraine la baisse de la consommation et freine l'investissement.

Une faible inflation est le prétexte pour le gouvernement pour s'opposer à toute revendication salariale et justifier une politique de blocage des salaires.La précarité sociale provoquée par la perte de pouvoir d'achat risque de s'accélérer dans les mois et les années à venir si le pouvoir politique, soucieux de réduire le déficit budgétaire, se lance dans une politique d'abandon de soutien des prix des produits de consommation de base. Si la remise en cause du système de subventions affecte les produits de 1ère nécessité, le résultat sera une plus grande paupérisation des titulaires de bas revenus et une plus grande érosion du pouvoir d'achat des classes moyennes. Cette politique est inique car elle pénalise les titulaires de revenus fixes tels que les salariés dont la contribution au budget de l'Etat est presque deux fois supérieure à celle des entreprises. Selon le ministère des finances, en 2018 l'IRG s'élève à 691,8 milliards de DA et l'impôt sur le bénéfice des sociétés (IBS) est de l'ordre de 384,4 milliards de DA). Si le gouvernement souhaite agir sur le déficit budgétaire, il devrait commencer par réexaminer tous les avantages fiscaux, financiers et autres privilèges à des entreprises qui se contentent de capter la rente à des fins purement spéculatives, sans contrepartie productive.Les salariés, les retraités, les petits commerçants et artisans ne sont pas responsables de l'inflation et il serait injuste de leur faire supporter la politique de réduction du déficit budgétaire. Ils ne sont pas à l'origine de l'entrée en action de la planche à billets dont nul n'ignore le danger qu'elle représente pour le pouvoir d'achat. Ils n'en ont pas tiré un avantage puisqu'elle n'a pas financé des augmentations de salaires. Ce type de financement appelé également non conventionnel est porteur de graves déséquilibres sur le plan macro-économiques à partir du moment les ressources induites par cette technique de financement ne financent pas la création de richesseset la croissance.

Son impact est un surendettement de l'Etat, une aggravation du déficit budgétaire, une inflation plus élevée et une dépréciation du taux de change de la monnaie nationale.La protection et l'amélioration du pouvoir d'achat est une nécessité économique dans la mesure où elle stimule la consommation nationale qui représente l'un des principaux moteurs de la croissance du PIB. Elle est une exigence sociale car elle éloigne le spectre de la pauvreté et ouvre la voie à un développement économique plus inclusif. Durant la décennie 90 les citoyens ont subi une autre forme de violence, celle des taux d'inflation annuels supérieurs à 30% entre 1990 et 1996 et il serait plus que hasardeux et injuste de leur faire payer une fois de plus les conséquences d'un désastre économique programmé par des équipes dirigeantes à la solde de puissants groupes oligarchiques et d'intérêts étrangers. Pour rendre justice à ces millions d'Algériens qui sortent chaque vendredi depuis le 22 février 2019, il est impératifde répondre d'abord à leur profonde aspiration, à savoir le départ du système qui a enfanté les hommes et les institutions qui ont mené le pays vers la déroute économique et financière. C'est à cette condition qu'ils peuvent espérer trouver la voie pour sortir de la crise et vivre mieux.

* Economiste