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Face au doute et aux incertitudes, pour un retour salutaire du Conseil national économique et social

par Abdelhak Benelhadj

« Réactivé » en 1994 (par décret en octobre 1993), le conseil national économique et Social est sorti de sa longue léthargie en plein chaos que vivait alors l'Algérie. En demeurant dans les limites de ses missions, il a contribué à compenser et à soulager les graves dommages qu'a subis l'Etat et ses institutions pendant cette période.

La situation que vit le pays aujourd'hui est, à maints égards, guère différente de celle qui a meurtri le pays pendant une décennie. Le CNES pourrait apporter en ces circonstances de crise aiguë, comme il l'avait fait dans les années 1990 une contribution opportune offrant un espace de concertation et de projection pacifié, sans s'immiscer dans les nécessaires changements politiques qui s'imposent et sans que sa mission première ne soit détournée ou que sa raison d'être travestie.

Présidé pendant deux ans, de 1994 à 1996 par Abdeslam Bouchouareb, le CNES a vécu jusqu'au printemps 2005 une décennie contrastée.[1]

A son corps défendant, il a été emporté depuis dans des querelles auxquelles il n'a pu se soustraire, qui l'ont éloigné de sa mission et de sa vocation. Ce qui, de facto, a entraîné sa disparition qu'aucun décret ni arrêté n'a formalisé.

Jusqu'à l'arrivée de A. Bouteflika, le CNES dirigé par Mohamed Salah Mentouri à partir de 1996, a fonctionné dans un contexte tumultueux menaçant les institutions de l'Etat et la stabilité d'une économie gravement affectée par une « ouverture » débridée à partir de la fin des années 1970. Le contexte mondial était lui-même perturbé par une multitude d'événements qui se sont succédés à partir de 1979-1980 et qui vont avoir des conséquences importants sur la vie politique et financière internationale. On peut citer :

- La hausse brutale des cours du pétrole, des taux d'intérêt et du dollar (avec la chute du Shah d'Iran et le début de la guerre Iran-Irak),

- L'arrivée de M. Thatcher et R. Reagan aux affaires en Grande Bretagne et aux Etats-Unis,

- Le contre-choc pétrolier et financier en Algérie dès 1986 qui provoqua mécaniquement (dans un pays dépendant totalement de ses exportations d'hydrocarbure), un surendettement consécutif à une gestion laxiste de l'économie et des affaires publiques, l'imposition drastique de « réformes structurelles » (PAS) imposées par le FMI et la Banque Mondiale[2], uniquement préoccupées d'équilibre comptable et de solvabilité à l'égard des créanciers.

Les Algériens vont le payer d'une décennie mortifère entraînant les bouleversements dont on observe les résultats jusqu'à aujourd'hui.

L'arrivée à la tête du pays de A. Bouteflika allait apporter des changements notables dans les relations entre le CNES et le gouvernement.

Une opposition de plus en plus franche et à peine policée allait opposer la présidence du Conseil au Premier ministre, plus nettement encore lorsque Ahmed Ouyahia assurait cette fonction. Il ne s'agit pas ici de reprendre les termes de cette controverse qu'il serait sans intérêt de développer ici.

Il est vrai que cette distorsion ne pouvait durer. Elle était pour l'essentiel le produit d'un grave déficit de l'opposition politique incapable, pour toute une série de raisons de jouer le rôle qui était le sien. Le CNES allait combler ce déficit et assurer un contre-pouvoir qu'il n'a jamais explicitement revendiqué et que les médias allaient amplifier, aux aguets de la moindre escarmouche lors des sessions plénières publiques organisées par le Conseil.

Le rapport de conjoncture faisait office de réquisitoire, au cœur de la session mettant en évidence les déficits d'une politique. Sur les deux jours de session, seule la matinée du premier jour réunissait ministres, hauts fonctionnaires, personnalités diverses et journalistes venus assister aux interventions et échanges à fleurets mouchetés.

Les autres dossiers, aussi sérieux, aussi importants, portants sur l'habitat, l'environnement, la vie locale, la jeunesse ou la communauté algérienne résidant à l'étranger, étaient exposés l'après-midi et le lendemain dans une enceinte aussi vide que le Palais des Nations paraissait immense.

Tout cela faisait du CNES un parti d'opposition de fait crédible qui produisait régulièrement une récapitulation argumentée de qualité fondée sur des données difficiles à récuser. Cela, même si M.-S. Mentouri prenait plaisir à rappeler que le CNES n'était là ni pour flatter ni pour critiquer platement et vainement. Avec le recul, par-delà ces confusions, les sessions du Conseil étaient un moment de respiration, d'échanges et de contacts fructueux, un espace rare où se croisaient des personnes et des instances qui ne se seraient rencontrées nulle part ailleurs.

En juillet 2005, l'intronisation de Mohamed Seghir Babès comme nouveau président (après la démission impromptue de son prédécesseur au printemps), allait le confirmer.[3]

Le nouveau président était là pour remettre à sa place une institution qui prenait des libertés avec la direction du pays. M.-S. Babès l'a clairement rapporté : le président ne pouvait admettre qu'une institution de la République héberge clandestinement un parti opposé à sa politique.

Le CNES allait être neutralisé et ses travaux - aussi intéressants et utiles qu'ils aient pu être - n'auront plus grand chose à voir avec le cahier des charges qui lui était dévolu.[4]

Le Conseil va se lancer dans des opérations de réflexion, d'expertise, de participation et d'organisation de forums, nationaux et internationaux, ouverts à des collaborateurs externes. Mais les sessions qu'il avait connues auparavant n'étaient plus tenues ni rapportées conformément aux règles qui avaient ponctué et rythmé son fonctionnement avant 2005.

Le reste des membres est dispersé dans la nature sans que les règles de renouvellement ordinaires n'aient été respectées. Le CNES est alors gagné par l'informel qui gangrène le reste de la société et de l'économie et les décisions sont prises au coup par coup, selon les circonstances.[5]

Les deux présidents sont aujourd'hui décédés (Mentouri en septembre 2010 et Babès en mars 2017) et la devise inscrite au fronton de la République qui affirmait hautement la survie des institutions par-delà le temps et les hommes, n'est plus qu'un slogan creux. Il tombe sous le sens que par-delà la personnalité des deux présidents qui ne saurait être de mise ici, c'est l'ensemble du pays et de ceux qui l'ont dirigés qui explique pour une large part la trajectoire de cette institution qui ne devrait pas tomber dans le délaissement. Ce serait un dommage pour le pays.

Le CNES était dominé par des compétences de haut niveau issues de différents ministères et organismes publics très bien formées et dotées d'expériences éprouvées. Et cette tête a tracté l'ensemble des travaux qui étaient confiés à l'institution.

On peut discuter la distinction « pragmatique » que faisait M.- S. Mentouri entre le « CNES utile » et le « CNES représentatif ». Elle renvoyait à l'hétérogénéité des membres et à leurs différentes aptitudes à formaliser leurs approches dans les mêmes protocoles mais aussi à l'incapacité collective à ne pouvoir concilier et exploiter la richesse attachée à ces différences.

Les insuffisances constatées ne peuvent être niées, mais mériteraient largement l'indulgence de l'observateur. Certes, il y avait le grenouillage, le recyclage politique des diverses personnalités en transit d'un poste à un autre et aussi le parasitisme et des incompétences notoires plus ou moins tolérées déplorées ailleurs. Ce serait oublier trop facilement -sans nier ces déficiences- l'état dans lequel se trouvait alors le pays à la fin des années 1990.

Les différentes commissions ont produits des travaux de haute qualité, reconnus aussi bien en Algérie qu'à l'étranger, auprès de nos partenaires africains qu'européens. Ces travaux ont servi utilement aux administrations publiques, aux universités et naturellement à ceux qui les ont commandés. Le CNES s'est, à de nombreuses reprises, autosaisi de questions fondamentales, notamment celles touchant aux problèmes sociaux et environnementaux qui n'étaient pas médiatiquement attractifs.

L'administration du CNES, autant qu'elle l'a pu, dans des conditions logistiques difficiles, s'est acquittée plus qu'honorablement de ses missions, avec discrétion et efficacité. Au moins jusqu'en 2005, l'organisation d'une plénière nécessitait la mobilisation intense d'une multitude de collaborateurs (chauffeurs, secrétariat, administration, sécurité....). Cette facette de la bonne conduite des projets et des événements de cette nature, généralement minorée, mérite d'être soulignée car elle est à la base de la réussite de nombreuses entreprises.

Une institution pertinente et opportune

Aujourd'hui, le réinvestissement du CNES sur une base constitutionnelle claire aurait au moins quatre dimensions avantageuses :

1.- Un espace d'observation et d'analyse circonstanciée de la situation économique, financière, environnementale à un moment où un bilan exact s'impose pour réinitialiser et fixer des bases pour repartir. Les autorités du pays, d'où que procède leur vision, auraient besoin d'un tel socle qui ne procède pas d'un parti pris idéologique.

2.- Un instrument utile à la conjecture dans un avenir incertain et un environnement international (régional et global) dangereux. L'anticipation des choix et des actions ne porte pas seulement sur les évolutions scientifiques et technologiques qui ont évidemment des impacts considérables sur l'économie et la société.

3.- Un Conseil qui, par la nature même de son statut, aiderait les composantes ministérielles dans la définition et la conduite de leurs projets.

4.- Une enceinte neutre politiquement (au sens partisan du mot), ouverte, collective, brassant toutes les composantes professionnelles de la société algérienne. C'est d'autant plus précieux que les membres du CNES ne sont désignés ni par lui-même ni par le gouvernement.

Une précision

Pour éviter les écueils du passé, il ne serait pas prudent de laisser s'ajouter de l'informel à l'informel.

Le CNES ne saurait de quelque manière se substituer aux institutions de la République, partis politiques, ministères, autorités, assemblées nationales et locales...

En aucune manière il ne serait raisonnable ni acceptable que le CNES devienne une institution qui doublerait celles qui sont investies par le suffrage des citoyens.

Le Conseil peut offrir un lieu de concertation dans un moment de crise économique et sociale portant sur le moyen et le long terme, mais il devra rester dans les limites de sa mission et une séparation bien nette devra être maintenue entre le conseil et la décision.

Notes

[1] Condamné par contumace à 20 ans d'emprisonnement ce mardi 10 décembre, Abdeslam Bouchouareb est actuellement en fuite à l'étranger.

[2] Qu'ont subies la plupart des pays du monde, des anciens pays de l'Est à l'Argentine, la Grèce, l'Espagne, le Portugal, l'Italie... et aujourd'hui les Français en grève, face aux contraintes budgétaires imposées par Bruxelles, Berlin et les marchés.

[3] Il sera nommé par décret en novembre 2005.

[4] Les échanges polémiques post-mortem qui ont échappé à son auteur n'ont été d'aucun intérêt. Interrogé le 16 décembre 2014 par une journaliste de la radio Chaîne III sur l'absence de rapports de conjoncture du CNES, Babès a eu une réaction pour le moins étrange : «J'ai beaucoup de respect pour ceux qui ne sont plus là parmi nous (?). Le CNES est (?), de façon particulièrement paisible et (?) apaisée, en train de regarder les choses tranquillement, de mettre en place des cellules de veille, de faire ses rapports qu'il adresse régulièrement au gouvernement et autres autorités du pays pour l'alerter sur un certain nombre de choses sans faire de spectacle», a-t-il répondu, en allusion aux rapports très médiatisés que produisait le CNES du temps de Mohamed-Salah Mentouri. (El Watan, mercredi 17 décembre 2014)

[5] Pour mieux observer sa disparition, il suffit de se reporter à son site officiel dont les rubriques ne sont plus mises à jour depuis un temps indéterminé : http://www.cnes.dz/cnes/. A la rubrique « rechercher », le nom de M.-S. Mentouri est totalement inconnu.