Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

«Reconstitutionnaliser» le système politique algérien

par Mourad Benachenhou

C'est devenu un fait faisant partie tant de la chronique judiciaire que de l'histoire institutionnelle du pays, que la gestion des affaires supérieures de l'Etat a pris une tournure familiale, au point où le frère s'est substitué au chef de l'Etat pour exercer la fonction suprême du pays.

Le pouvoir de décision est passé, sans que le peuple en soit officiellement informé, du chef de l'Etat à son frère, ce qui constituait à la fois une usurpation de pouvoir, et la plus grave des violations de la Constitution, puisqu'il y a eu substitution au chef d'état élu, d'un chef d'état de facto et de jure, qui se trouve être le frère.

Le pouvoir constitutionnel a été transformé en pouvoir familial

En fait, l'Algérie a vécu pendant au moins une décennie, un situation où le pouvoir, conféré par la Constitution au chef de l'état élu, a été transféré subrepticement à un membre de sa famille qui a exercé, de manière directe, cette fonction suprême, au vu et au su de tout le monde, mais sans que le Conseil Constitutionnel ait jamais, ne serait-ce que par un sursaut d'indignation, osé élever la voix pour dénoncer, même à titre individuel, cette situation d'usurpation de la fonction suprême.

On ne peut certainement pas mettre le blâme de cette passivité des membres du Conseil Constitutionnel à titre collectif, ou à titre individuel, sur leur ignorance de ce que représente la Constitution dans la hiérarchie des lois. Ils ont été choisis sur la base de critères de compétence, reflétée tant dans les diplômes universitaires qu'ils possédaient, que dans leur carrière administrative ou politique.

Juristes incompétents, passifs ou sans compétences juridiques ?

Ils ne peuvent pas justifier cette passivité par l'insuffisance de leur " intelligence, " ou leurs connaissances limités dans le domaine de la loi, et plus spécifiquement du droit constitutionnel. On aurait souhaité qu'au moins l'un d'entre eux, nonobstant les limites dans les compétences en matière de saisine, qui donnent la haute main au chef de l'Etat, marque sa réprobation de la déliquescence constitutionnelle que connaissait le pays, et , renonçant à ses privilèges matériels et moraux, décide de mettre fin à la mascarade à laquelle il prenait part, ne serait qu'à titre personnel.

Un système de gouvernance délinquant

Doit-on évoquer, à cette phase du raisonnement ce qu'à écrit Adam Smith (1776), il y a quelque 3 siècles de cela : " " Tout pour nous et rien pour les autres, voilà la vile maxime qui paraît avoir été, dans tous les âges, celle des maîtres de l'espèce humaine. "( dans " Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, (trad. Germain Garnier), éd. Otto Zeller, 1966, chap. 2, livre 3, p. 509 ") ?

Cette remarque s'applique parfaitement au mode de gouvernance suivi par l'ex-président et son frère. Outre le monopole sur toutes les institutions politiques et leur marginalisation, et la violation de toutes les lois du pays, y compris la Constitution, supposée être sacrée, et pour consolider leur mainmise sur le pays, ne sont-ils pas allés jusqu'à livrer la gestion de la rente et la conception et la mise en œuvre de la politique économique et financière du pays à la cupidité de prédateurs, privés et publics, tant nationaux, maintenant confirmés par des preuves judiciairement valides, qu'étrangers, tout cela sous le couvert de l'ouverture ,de la mondialisation et du développement national ?

Le Hirak, révélateur de l'effondrement du système constitutionnel algérien

La conclusion qu'on peut tirer de ce développement est qu'il s'est produit dans le pays un effondrement de l'institution suprême du pays et que l'organe supposé assurer le contrôle de cette institution n'a pas assumé ses responsabilités ni juridiquement, ni moralement.

Le fait est que le Hirak est venu à point nommé pour mettre fin à cet effondrement du système constitutionnel. Ce mouvement populaire spontané a invoqué à juste titre les fameux articles 7 et 8 sur la source du pouvoir, car tous les mécanismes, si habilement exprimés dans la Constitution, n'ont pas fonctionné, ni l'engagement solennel du chef d'Etat à respecter et défendre la Constitution, ni les attributions du Conseil constitutionnel, ni même les institutions supposées représenter le peuple, qui elles-aussi, ont prouvé leur inutilité.

Il faut reconnaitre que c'est le Hirak qui a ouvert une nouvelle page dans l'histoire politique du pays. Il a brisé l'emprise psychologique du pouvoir suprême, et a mis à nu la déliquescence de son fondement juridique, et l'effondrement de ce fondement qu'est le système constitutionnel, du fait de l'incapacité du chef d'état légal d'exercer pleinement ses responsabilités, et de la captation de ses attributions par son frère.

Revenir au socle constitutionnel, malgré ses faiblesses et les violations qu'il a subies

Cependant, qu'on l'accepte ou non, le texte constitutionnel actuel, a encore force de loi, si imparfait qu'il soit, car il n'a pas empêché la dérive patrimoniale et criminelle extrême du système politique, qui est devenu la propriété personnelle des membres d'une même famille, démentant la dénomination même de l'Etat comme un " République Démocratique et Populaire. "

Il serait déraisonnable, dans le contexte politique actuel, où le peuple demande à exercer ses droits souverains, reconnus par la Constitution, violée par celui même qui avait juré de la défendre, que la puissance juridique de ce texte, dans un contexte politique en rupture avec l'ancien mode de gouvernance, ne soit plus reconnue, ne serait-ce qu'en attendant qu'il soit amendé ou totalement changé.

Vouloir faire table rase du passé est une gageure dangereuse, quels que soient les reproches qu'on puisse faire aux tenants du pouvoir, quels qu'ils soient, et quelque ait été leur rôle dans la crise actuelle. La frustration en réaction au mode de gouvernance qu'a connu le pays pendant ces quelques deux décennies est compréhensible et acceptable.

Mais il ne faut pas que l'esprit de vengeance, qui anime beaucoup de ceux et celles qui participent aux manifestations du vendredi, donne les résultats opposés à ce qu'ils ou elles cherchent, c'est-à-dire le redressement des affaires du pays par l'érection d'un mode de gouvernance fondé sur la défense des intérêts nationaux.

Le chaos n'est pas un choix politique raisonnable et rationnel !

Le chaos que certains appellent de leur vœux, sous le slogan : Irroho gaa' fait fi du bon sens et des intérêts collectifs. La sortie de la crise n'est pas dans l'accentuation de cette crise par la demande de proclamation d'un état absolu de vide juridique et la reconstruction, à partir de zéro, de la hiérarchie politico-administrative.

Il faut, au contraire, tenter de revenir à un ordre institutionnel sur lequel on peut reconstruire peu à peu un Etat qui corresponde aux revendications populaires légitimes.

La Constitution actuelle est, certes, à la fois imparfaite, et fortement affaiblie et décrédibilisée, autant, si ce n'est plus que le Conseil Constitutionnel, par les violations dont elle a été l'objet. Mais elle a l'avantage d'être l'ancrage légal sur lequel on peut fonder le redressement institutionnel du pays.

Il faut sortir rapidement de ce cercle vicieux où, de semaine en semaine, les mêmes revendications sont répétées par des manifestantes et manifestants, sans que l'on voit comment ces revendications vont être satisfaites, car ce qui est réclamé pour l'arrêt de ces manifestations, aboutira à créer un vide politique débouchant directement sur le chaos et des souffrances extrêmes qui s'abattront sur le peuple.

L'ex-président a laissé une Algérie au bord de l'effondrement, et le chemin vers le redressement sera long, quelle que soit la bonne volonté de ceux qui sont en charge de lui faire passer ces circonstances périlleuses, et leur détermination à maintenir la paix civile, et à garantir l'unité nationale et l'intégrité du territoire.

Il faut surtout éviter que ce passage vers un système politique conforme aux revendications légitimes du peuple débouche en fait sur une impasse, que serait le vide politique total, l'effondrement de l'Etat, et une crise encore profonde que celle dans laquelle l'ex-président a plongé le pays.

En conclusion

Le Hirak a bouleversé la scène politique nationale et a forcé les autorités publiques à prendre des mesures fermes pour freiner la descente aux enfers du pays et lui éviter le sort des " Etats Faillis. "

Le temps est venu pour ceux et celles qui participent au Hirak de mesurer le chemin parcouru en six mois , et les victoires acquises pour l'émergence d'un nouveau mode de gouvernance satisfaisant les revendications et consolidant les acquis à cette étape, et d'accepter le retour à un minimum d'ordre constitutionnel, qui passe par des élections présidentielles, dont les résultats dépendent essentiellement des citoyennes et citoyens algériens.

Tout chemin menant à l'effondrement de l'Etat et au chaos, que certaines mains étrangères sont disposées à a aider à créer, pour faire avancer leurs propres agendas, est inacceptable.

Il est temps de mettre fin au Hirak, avant que les problèmes politiques, que l'on veut régler par des moyens pacifiques et légalement établis, ne se transforment en problèmes de sécurité nationale, risquant de transformer le pays en un vaste champ de bataille ouvert à toutes les interventions étrangères et dont aucune Algérienne et aucun Algérien ne sera assuré de sortir victorieux ou encore de ce monde.

La classe politique, si discréditée soit-elle, a une occasion inespérée de "redorer son blason," en prouvant qu'elle peut encore être utile dans cette conjoncture délicate, au lieu de s'obstiner à son rôle de simple observateur dénigreur, et en convaincant les manifestantes et manifestants d'accepter le retour aux urnes, pour ouvrir de nouveaux horizons où la devise " Du Peuple, Par le Peuple, et Pour le Peuple, " pourra finalement dicter le paysage politique du pays et guider les dirigeants.

Le temps des donneurs de leçon est révolu. Il faut une classe politique engagée dans la rénovation du mode de gouvernance du pays, et non spectateur marginal, qui choisit la passivité bavarde au lieu de s'autocritiquer et de reconnaitre ses erreurs, et de se plaindre d'être écartée des décisions vitales pour le futur du pays.

Elle aussi fait partie de la réalité politique actuelle qui donne à une institution étatique un rôle central dans la gestion de cette phase délicate de notre Histoire.

Que cette classe politique, qui a failli le peuple dont elle est supposée exprimer les aspirations, travaille donc pour changer cette réalité !

Ce n'est pas en appelant à l'aggravation de la situation par l'appel au chaos politique, que l'on arrivera à sortir de pays de cette lente agonie auquel l'ex-président l'a conduit.