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Funérailles de Béji Caïd Essebsi: Un embrayeur de civisme ?

par Kmar Bendana

Un moment de concrétion

La cérémonie des obsèques de Béji Caïd Essebsi (BCE) vaut plusieurs documentaires sur la Tunisie. Elle exprime un mélange d'ingrédients de toutes sortes, comme si le pays rebattait ses cartes, jouant sur plusieurs registres, ré-agençant ses ressources, faisant bouger des lignes plus ou moins visibles.

« Concrétion » désigne un processus chimique et biologique qui aboutit à créer de nouveaux corps, des couches rocheuses sur les surfaces ou parois. La mort de Béji Caïd Essebsi, depuis son hospitalisation du 27 juin, fait penser à ce phénomène physique, sur le plan politique comme dans la manière dont la population tunisienne l'a vécue.

Politiquement, le pays a eu quelques semaines pour mettre au point une réponse à la vacance du pouvoir, malgré le manque inquiétant de Cour constitutionnelle. Les médias ont pu examiner les divers aspects de la menace de vide pesant sur le pays, dès le premier malaise du président de la République. Les commentaires ont essentiellement porté sur sa non signature de l'amendement de la loi électorale visant à exclure des arrivants imprévus à la course à la présidentielle et aux législatives. Au-delà des débats juridiques, entre rumeurs et examen de la première conséquence subie par la non-élection de la Cour constitutionnelle, juristes et journalistes ont discuté à loisir les textes régissant les cas où le président de la République est empêché d'exercer.

La rapidité avec laquelle s'est déroulée la relève (annonce officielle du décès, prestation de serment de Mohamed Ennaceur) est en partie le fruit de cette première expérience traversée par le personnel politique et médiatique et l'entourage du président.

Du point de vue de la population, les funérailles révèlent des réactions inattendues envers un président de la République au legs contradictoire : la division du parti Nida Tounès fondé par BCE en 2012 pour se présenter aux élections de 2014 est l'œuvre de son fils Hafedh, intronisé directeur exécutif.

Le nouveau venu essayant de rafler la mise du chef prétendu honoraire a suscité départs en masse et réduction du nombre de députés. L'hérédité n'est plus acceptée dans le jeu politique tunisien depuis 2011 et on a attendu vainement de BCE qu'il arrête les manœuvres destructrices du fils. L'homme a été critiqué pour la loi sur la Réconciliation nationale proposée en mars 2015, votée en version Réconciliation administrative en octobre 2017. Le parcours peu glorieux de ce texte voisine avec deux initiatives non moins contestées : le rapport sur l'état des libertés et de l'égalité établi par une commission ad hoc (dite Colibe) nommée en août 2017 et l'amendement de la loi 52 concernant la consommation des stupéfiants, en avril 2017.

L'élan occasionné par sa mort transcende le poids d'un bilan paradoxal : par la présence ou le suivi médiatique, la journée du 27 juillet 2019 accapare la population, faisant converger les regards sur une cérémonie funéraire de près de 6 heures. Hommages, observations ou critiques étaient spontanés, en dehors de tout encadrement et préparation.

Un civisme polycentré

Sa mort, survenue le 25 juillet, a ravivé le souvenir de Mohamed Brahmi assassiné le même jour en 2013, moins de 6 mois après Chokri Belaïd, tous deux enterrés dans le choc et la douleur.

Mourir le jour du 62e anniversaire de la proclamation de la République a réactivé le lien, déjà vif, entre Béji Caïd Essebsi et Habib Bourguiba. Beaucoup ont rappelé les obsèques bâclées de ce dernier (8 avril 2000) et la déception de ne pas lui avoir rendu hommage.

En silence, brandissant un drapeau, criant «Vive la Tunisie», « Vive la République », «que Dieu ait ton âme Béji», applaudissant ou entonnant des vers de l'hymne national... la foule amassée le long de la vingtaine de kilomètres séparant le Palais présidentiel de Carthage du cimetière du Jellaz à Tunis a révélé des réactions personnelles, libres de toute affiliation partisane. Les gens sont venus seuls, en groupe, en famille, avec des enfants ou entre amis pour exprimer, sous le soleil tapant, chacun à sa manière, un attachement au personnage ou à ce qu'il représente. Le nombre de femmes, de tout âge et condition, était remarquable. Même si le projet de loi sur l'égalité dans l'héritage extrait du rapport de la Colibe et déposé en février 2019 n'a pas été discuté par l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), cette assistance a témoigné, une fois de plus, de la participation féminine à une vie publique, toujours squattée par les hommes.

Ce nonagénaire, symbole d'un vieux régime qui n'en finit pas de durer n'a pas manqué d'attirer des jeunes à son enterrement. La marionnette télévisée de BCE, les sketchs qui imitent sa voix ou le mettent en scène et les affaires judiciaires qui l'ont mis en cause de son vivant ont dû jouer dans cette popularité d'un jour, renforcée par le sentiment de vivre une première historique.

L'invention d'une tradition républicaine

L'événement a nourri l'institution de la Présidence de la République d'une expérience nouvelle.

Cinquième président de la République tunisienne depuis 1957, BCE est le premier issu d'un suffrage universel organisé par une instance indépendante et non sous l'égide du ministère de l'Intérieur.

Dans la Tunisie post-2011, il succède à un président par intérim (Fouad M'bazaâ, 13 janvier 2011-13 décembre 2011) et à un président provisoire (Moncef Marzouki, 13 décembre 2011-31 décembre 2014). Sa mort en exercice rompt avec les présidences à vie que voulaient imposer les régimes de Bourguiba (1957-1987) et de Ben Ali (1987-2011), démis par la force.

Organiser les premières funérailles nationales d'un chef d'Etat en exercice n'est pas une mince affaire.

L'Armée de terre, l'Armée de l'air et la Marine nationale ont dû travailler d'arrache-pied avec le ministère de l'Intérieur et le cabinet présidentiel afin de mettre au point les listes, le timing, l'itinéraire du cortège et les moments de cette journée particulière. En dépit de quelques détails, aucun incident n'a entaché l'émotion et la solennité qui ont prévalu pendant des heures.

L'étiquette militaire était banalisée dans les saluts des civils au cortège et -de façon plus cocasse- dans les notes jouées par l'orchestre militaire dans le mausolée Sidi Belhassen Chédli où a eu lieu la prière du mort (salat el janaza).         Celle-ci s'est faite à côté d'invités qui n'y ont pas pris part.

Le mélange entre tradition religieuse locale (non unanime) et protocole martial (parfois dépassé par les formes) ramène à des symboles fondamentaux alors que l'enchevêtrement entre privé et public, confinant au désordre (les femmes étaient présentes aux condoléances officielles) jure avec les canons de toute orthodoxie.

De fait, la participation libre et spontanée des Tunisiennes et des Tunisiens a donné sens et couleurs à la circonstance. Les moments historiques se fabriquent au-delà des volontés et des calculs. Les funérailles de BCE ont fait converger participations officielle et citoyenne.

Ce moment de rapprochement (éphémère ?) entre un Etat et la population s'est joué autour du triptyque société/politique/religion.

L'événement impactera-t-il durablement la vie politique tunisienne, accélérée depuis 2011 ? On apprend que le calendrier électoral est avancé au 15 septembre 2019 et que le scrutin présidentiel précèdera les législatives.