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Une « médiation » fabriquée dans l'espace politique

par Mohamed Mebtoul*

Le panel impulsé par le pouvoir réel, peut être aisément classé dans la catégorie « Sauve qui peut », du fait important que la majorité des six membres, a été choisie, ou plutôt catapultée de façon secrète et vertigineuse, durant la nuit du mercredi à jeudi, à la place d'autres acteurs qui avaient, sous conditions, donné leur accord de principe, au coordinateur Karim Younes, ancien militant du FLN et président de l'Assemblée populaire nationale, en 2002. Or, le jeudi dans la matinée, ces derniers sont surpris d'apprendre qu'une autre composante sociale leur a été préférée, sans que l'on sache les raisons.

Ce qui représente, à n'en pas douter, un premier élément opaque et tortueux qui réduit considérablement la crédibilité de cette instance de médiation installée par le président par intérim, Abdelkader Bensalah.

Le don et le contre don

Cet épisode rappelle, à bien des égards, les coups d'Etat dits pompeusement « scientifiques » dont certains membres du FLN, ont usé pour placer au poste de secrétaire général du parti, leur allié conjoncturel dans une logique clientéliste, permettant à cet appareil politique d'occuper un petit strapontin proche et dépendant du pouvoir. Celui-ci s'est toujours appuyé sur des « courtiers privilégiés » (Camau et Geisser, 2003), qui avaient pour unique mission de diffuser à volonté, dans une logique de domestication, désidérata des responsables politiques. Dans l'histoire politique de l'Algérie, le terme de missionnaire au service du pouvoir, a été privilégié au détriment de celui de médiateur. En effet, comment légitimer le terme de médiation dans un système politique qui n'a jamais admis la contradiction et le conflit, comme élément de régulation sociale et politique dans la société ? Le fonctionnement du politique, en Algérie a, au contraire, fabriqué dans ses rapports avec les missionnaires, le don et le contre don (donner, recevoir et rendre), ou pour être plus précis, instaurer un échange instrumentalisé, refusant toute autonomie à ses fidèles serviteurs qui lui doivent obéissance et docilité, en retour de quelques privilèges symboliques et matériels. Gobe (1999) a bien montré, en référence à l'élite égyptienne, que tout système autoritaire joue alternativement et simultanément la carte de l'interdiction et de la permissivité, en entretenant le caractère conditionnel des privilèges consentis.

L'activisme politique mené à l'intérieur du système, alors que ses principaux acteurs dominants, ne sont guère habitués à se remettre en question, au-delà du discours rhétorique, a dévoilé, depuis 57 ans, toute la complexité et les illusions que ne peut que recouvrir le mot de dialogue. Il faut rappeler l'essentiel : la médiation a été imposée et contrôlée par le pouvoir, depuis la nomination des membres du panel, jusqu'à l'objectif explicite et unique qui est celui d'organiser rapidement les élections présidentielles. La feuille de route reste celle du pouvoir réel, longtemps proclamée par le chef d'état major de l'armée, qui veut organiser dans l'urgence «sa présidentielle ».

On est bien dans un pouvoir de fait qui ferme toutes les portes à la revendication politique centrale du mouvement social du 22 février 2019, consistant à mettre fin au système politique autoritaire et corrompu qui a une lourde responsabilité dans la gestion anachronique et patrimoniale de la société. Oublier cette donne fondamentale, c'est en réalité, refuser d'écouter les cris de rage des manifestants (« Non au dialogue avec les gangs »), profondément déterminés depuis maintenant cinq mois, à atteindre leur objectif, malgré toutes les arrestations arbitraires, l'enfermement des alentours de la ville d'Alger, pour interdire aux personnes d'assister aux manifestations, l'embrigadement des médias étatiques et privés télévisuels, aux ordres, bloquant autoritairement toute liberté d'expression plurielle. Il semble, en effet, difficile d'évoquer lucidement l'utilité d'un panel dans des conditions politiques actuelles. Elles ne permettent pas de s'engager profondément dans la transformation de la société qui reste encore régie par la peur, l'injonction et le refus d'écouter avec attention cet élan salvateur produit, dans la ferveur et la volonté inébranlable des manifestants, pour accéder à une Algérie libre et démocratique.

Le sens tronqué de l'élection présidentielle

Quelles significations faut-il attribuer à une élection présidentielle précipitée dans le contexte sociopolitique actuel ? Celui-ci est dominé par la reproduction d'une Constitution privatisée, élaborée pour et par la clientèle de Bouteflika pour son profit, le maintien des députés et des sénateurs, produit d'une fabrication électorale douteuse, caractérisée par les marchandages, les tractations et l'allégeance, n'ayant, en conséquence, aucune crédibilité, un gouvernement nommé par le clan politique antérieur, celui de Bouteflika, rejeté par la population, exerçant dans l'illégalité la plus absolue, des pratiques politiques locales déployées par des acteurs politiques, qui ont intérêt à la reproduction à l'identique du système politique.

Bien-entendu, les prétendants sont nombreux à adhérer à cette « idéologie de l'action » (Zaki, 2008), centrée sur la quête d'un homme providentiel fictif qui n'existe que pour ceux qui pensent naïvement que l'on pourra mettre fin par décret à la profondeur des pratiques et des échos antérieurs, portés par des acteurs idéologiques toujours aux aguets pour se relancer et se recycler par la médiation de l'élection présidentielle.

Une élection présidentielle ne peut jamais être considérée comme une fin en soi. L'instaurer de façon autoritaire, avec le risque d'une désaffiliation de la population, c'est s'inscrire dans une aventure politique risquée pour la société. La nature a, en effet, horreur du vide ; d'où l'alternative la plus conséquente, comme cela a été réalisé dans d'autres pays qui ont connu des incertitudes politiques analogues aux nôtres, est celle d'engager une transition démocratique.

Elle se donnera le temps pour produire, sereinement et collectivement, d'autres mécanismes et critères politiques pouvant donner du sens et de la pertinence à l'acte électoral indissociable de l'environnement sociopolitique.

La sociologie des organisations montre qu'il est impossible de changer une société par décret. Sa transformation sociale et politique revendiquée par la majorité de la population, est l'émanation d'un apprentissage collectif des personnes libres et dignes qui ont la possibilité d'engager des débats pluriels et contradictoires pour réinventer un autre mode de fonctionnement du politique, refonder de façon autonome et démocratique toutes les institutions qui n'ont pas cessé de fonctionner à partir d'injonctions centralisées, au mépris du mouvement social du 22 février 2019. C'est précisément la volonté de réappropriation politique active et déterminée de l'espace public par les manifestants, depuis plus de cinq mois, qui oblige le pouvoir à agir dans la précipitation pour organiser rapidement des élections présidentielles dans le but de pérenniser le système politique actuel.

Références bibliographiques

Cameau Michel, Geisser Vincent, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Benali, Presses de Science Po, Paris.

Gobb Eric, 1999, Les hommes d'affaire égyptiens : démocratisation et secteur privé dans l'Egypte de l'infitâh, Karthala, Paris.

Zakia Lamia, 2008, « Le clientélisme, vecteur de politisation en régime autoritaire? », in : Olivier Dabène, Vincent Geisser et Giles Massardier, Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires, au XXIe siècle, 157-180.