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Du poids de la décision politique aux responsabilités de l'exécutif

par Ali Yousnadj*

Un projet nait d'une vision stratégique et est porté par une planification opérationnelle qui en détaille la succession des objectifs cibles à atteindre. Ces deux étapes relèvent de deux échelons distincts qui portent la responsabilité de l'inscription d'un projet puis celle de sa réalisation. Nous les désignerons par le ?politique' et ?l'exécutif ', respectivement et indépendamment de l'importance du projet et des niveaux des fonctions des personnes qui en ont la charge. Cette contribution tente de parcourir les formes de relations qui peuvent s'établir entre ces deux parties prenantes principales dans un projet. Chacune requiert des compétences spécifiques et il est vital de délimiter leurs champs de responsabilités pour que chacune puisse rester comptable de ce qui lui revient.

Les projets de grande envergure, inscrits sur le long terme, y sont particulièrement sensibles. Nous énumérons brièvement quelques travers et inductions perverses que les imbrications dans les prérogatives peuvent générer. Nous consolidons cette analyse par quatre exemples de situations très instructives :

La première devrait faire école tant sa formulation stratégique est claire et sépare de fait les rôles et donc les responsabilités des deux échelons. La seconde concerne la phase opérationnelle d'un projet et pointe la responsabilité de l'exécutif : la réforme du système éducatif national en est très illustrative. Elle a été victime d'une forme de myopie ou précipitation de la part des techniciens chargés de la mener. Un meilleur timing aurait permis d'éviter une vague de gâchis multiformes.

La troisième est un appel à l'association des spécialistes dans la construction d'une vision stratégique.

La dernière attire l'attention sur le champ et le mode d'exercice de la fonction managériale. Du rôle de l'exécutif et du contrat avec le politique :

On a trop tendance à crier très tôt aux mauvais choix stratégiques et à situer, souvent à tort, la responsabilité de l'échec d'un projet au niveau du politique et de disculper facilement le ?pauvre' technicien chargé de son exécution. Celui-ci porte pourtant une lourde responsabilité. Il devait préciser la succession des objectifs opérationnels à atteindre, leur adjoindre des métriques compréhensibles et accessibles au politique. Ces objectifs doivent être inscriptibles dans un calendrier conforme aux engagements du politique. L'échelon technicien doit, aussi, cerner les moyens nécessaires que le manager doit mettre en place pour rendre l'objectif réaliste. Au besoin l'objectif stratégique est proposé pour une révision à la baisse dans des proportions conformes aux ressources réellement mobilisables.

Dans certains cas, le simple accord de différer l'échéance peut apporter l'équilibre nécessaire entre les moyens et les objectifs opérationnels.     

Le rôle du technicien dans un système vertueux est donc central et il doit capitaliser, et maintenir à jour, les connaissances qui relèvent de sa lettre de mission. Son rôle n'est pas de discuter les choix stratégiques, ni de s'en désolidariser ouvertement ou de manière non assumée, mais d'éclairer le politique sur leur faisabilité, quand elle n'a pas été établie en amont, et de tout mettre en œuvre pour les atteindre, une fois inscrits. L'échelon technique est loin d'être un strapontin pour exécutants zélés grassement payés et réduits à dire oui et /ou à claquer des talons.

Séparer les pouvoirs pour promouvoir l'émergence des compétences

D'un autre côté, la non-séparation des pouvoirs, avec les interférences multiformes qui peuvent en résulter conduit, souvent, à la dilution des responsabilités et tous les torts sont alors reportés, et à juste titre, sur le politique (comprendre le grand manager). Celui-ci, s'enlève de fait le droit (et le devoir) de demander des comptes au collaborateur technique qu'il a réduit à un rôle d'exécutant sans autre responsabilité que celle d'exécuter « à la lettre » les ordres formulés. Si, en plus, le collaborateur est un proche, ou fait partie du « cercle », le manager assume, en toute équité, l'échec comme étant le sien et ménage le cadre qu'il a amené à faillir ? c'est l'entrée dans le cercle de la compromission-. Sur un autre plan, plus pernicieux, le débordement du manager dans le périmètre de responsabilités du technicien arrange ce dernier quand il ne dispose pas des qualifications suffisantes. Il se laisse faire, il n'est pas interpellé sur des connaissances qu'il n'a pas (ou qu'il n'a plus) ; son seul mérite sera d'obéir à la lettre. Il est recruté et promu sur ce seul critère. Avec le temps, il ne rapporte plus les échecs, il est même porté à falsifier le résultat pour plaire à sa hiérarchie ou ne pas en subir les effets retour. Il est de fait un mauvais conseiller sur les questions qui relèvent pourtant de ses compétences supposées. Ses propositions faites à l'emporte-pièce sont empreintes d'un amateurisme et d'un manque de vision qui conduisent, naturellement, à des conséquences catastrophiques. Celles-ci ne sont pas assumées, les retours de terrain sont filtrés par mesure de protection ; le manager est maintenu dans une euphorie qui est en total décalage avec la réalité. On ne corrige donc rien et on continue ! L'incompréhension avec la base s'installe et la rupture avec les réalités ne cesse de s'élargir. Le manque de loyauté dans les rapports manager- collaborateuret les manquements au devoir d'informer alimentent ce cercle vicieux qui finira pourtant par livrer toutes ses dérives.

Un technicien compétent et loyal ne peut pas survivre dans un tel environnement, il ne supportera pas de devenir un simple exécutant dans les missions dont il a la charge directe. Il serait frustré, il s'inscrit alors, naturellement, en force de propositions. Il est une exception et le manager y voit un manquement aux règles de bienséance et /ou à une remise en cause de son autorité. Le clash est inévitable. Tel a été le destin de plusieurs compétences dans tous les secteurs et à divers niveaux de responsabilité. Le manager, quant à lui, finit par être la seule « tête pensante » de l'institution, les collaborateurs deviennent des exécutants inhibés et ballotés au rythme des changements de chef et de « stratégies ». Ils sont, pourtant, la mémoire légitime de l'institution et les plus à même de proposer et de porter une stratégie gagnante si des années d'autoritarisme n'avaient pas émoussé les volontés et fait fuir les meilleures d'entre elles.

L'exigence de résultats est le point de cristallisation de rapports sains et responsables

Cette situation n'est cependant pas et fort heureusement, la règle. Le technicien a souvent la main et la responsabilité dans la mise en œuvre des actions qui lui sont confiées. Il peut faillir et rester exempt de reproches au motif qu'il a travaillé avec compétence et fait preuve d'un professionnalisme sans faille. Il peut aussi faillir par incompétence ou négligence et, dans le climat général cité plus haut, il pourrait reporter facilement son échec sur l'échelon supérieur au motif qu'on ne lui a pas fourni « le mouton à cinq pattes » qui était nécessaire à la bonne marche de sa mission. Le chef serait tout à fait enclin à accepter l'argumentaire mise en avant, parfois par ignorance, parfois pour ne pas sanctionner un « copté » mais souvent parce que lui-même n'a aucune obligation de résultat et qu'il ne tient pas à attirer l'attention de sa hiérarchie. L'harmonie apparente doit régner dans son institution pour ne pas être taxé de mauvais manager, surtout quand le prédécesseur a toujours fait remonter des situations positives. Un bon technicien ne peut, cependant, ni mentir ni fuir ses responsabilités.

De bonne foi, il informe et attire l'attention sur les points d'amélioration ou de total échec. Il payera le prix de son honnêteté : dans - « la maison » on n'échoue jamais ? c'est une règle. On doit se débrouiller pour trouver le moyen de camoufler mais on ne doit surtout pas mettre son chef direct en situation de devoir faire remonter un mauvais résultat.

On peut encore lister maintes situations comportementales probables qui peuvent gouverner les rapports entre deux entités hiérarchiquement dépendantes et impliquées dans un projet. Les caractères des personnes, leurs niveaux de compétences relatives, leurs portefeuilles de « parrains » sont autant de paramètres déterminants. L'obligation de résultats reste le seul facteur normatif de ces rapports.

Elle oblige les acteurs à unir leurs efforts pour honorer ensemble la lettre de mission qui justifie leur existence et qui délimite leurs champs de responsabilité.

Quatre situations pour illustrer des aspects majeurs :

-La séparation claire des responsabilités pour que chaque partie reste dans son rôle ;

-Le rôle majeur d'un pilotage compétent de la phase opérationnelle (rarement mise en cause dans notre pays).

-La nécessaire association des spécialistes dans la définition d'une stratégie ;

-Chacun son métier : le rôle du manager est de manager le panel de compétences nécessaires à la mission

1- Première situation : un objectif stratégique formulé de manière claire, simple et assorti d'une métrique sans équivoque.

On rapporte que Mussolini avait une piètre opinion des Allemands au motif qu'ils étaient encore des sauvages quand ses ancêtres romains régnaient sans partage sur le pourtour méditerranéen. C'est dans ce contexte qu'il était parti en voyage officiel en Allemagne. Il entamait un déplacement par train et le protocole l'avait informé qu'ils seraient arrivés à la gare de destination à « 14h38 ». Il était interpellé par la précision, sans la relever. A l'arrivée il avait regardé sa montre sans conviction et, à sa grande surprise, il nota qu'il était effectivement 14h38. Il en fut étonné et quelque part touché dans son amour- propre car dans son Italie, les trains arrivaient toujours avec du retard. De retour, il convoqua les responsables concernés et formula cette simple phrase : « Je veux que les trains arrivent à l'heure ». « Comment vous allez faire, quels sont les moyens et le temps qu'il vous faut, c'est votre métier et vous devez me convaincre. A terme, je me rendrai moi-même en gare pour confirmer votre réussite ou constater votre échec ». On imagine sans peine la charge de travail sur l'exécutif et les moyens à mobiliser uniquement pour mener les études avec les implications des actions qui déterminent un objectif formulé de manière aussi « sèche ». Le politique n'en a cure ; il a d'autres urgences dans son agenda. Le rôle de l'exécutif est justement d'éclairer le politique et de prendre le relais pour matérialiser ses engagements. Les objectifs, autant que cela se peut, doivent être formulés de manière claire et sous-tendue à un mode d'évaluation simple et objectif. Ceci aide l'exécutif à mieux cerner sa mission avec le résultat sur lequel il est engagé, qu'il doit atteindre et sur lequel il sera contrôlé.

* L'histoire ne livre pas le résultat précis de ce challenge que la guerre a rendu probablement accessoire.

2- Deuxième situation : La faillite de l'échelon technique par incompétence ; excès de confiance ou recherche d'un effet d'annonce

Nous ne jugeons ici ni l'opportunité de la réforme du système éducatif national ni de ses contenus. Nous nous limitons au listing de quelques conséquences malheureuses induites lors de sa mise en œuvre. La réforme maintenait la durée cumulée du cycle « éducation nationale » à 12 ans en changeant sa répartition : de 6-3-3 on passait à 5-4-3 respectivement dans le primaire, le moyen et le secondaire. Pas de chamboulement majeur à première vue, donc pas d'inquiétude à priori, le temps a contredit cette vision simpliste.

Les responsables concernés ont cependant cherché un effet d'annonce et ont décidé de basculer simultanément en 2003 vers la nouvelle architecture- et programmes- dans les trois cycles : primaire, moyen et secondaire : décision malheureuse qui remonte à plus de 15ans mais qui n'a pas encore fini de livrer ses effets pervers.         Une simple simulation sur une projection de cinq ans aurait suffi à mettre en évidence plusieurs conséquences injustes, anti-pédagogiques et aux effets catastrophiques sur tout le système de formation. Six promotions ont eu une scolarisation 13ans (6+4+3) au lieu de 12; plus de 4 millions de nos jeunes ont ainsi « perdu » une année de leur vie sur les bancs de l'école. La nation a perdu autant de capacités productives. Une perte sèche financière équivalente à 1,5 fois le budget du cycle moyen est aussi à comptabiliser.

2- De très fortes variations dans les effectifs sont concernées autant dans les collèges que les lycées ; elles ont duré.

3- La session du bac 2009 a concerné peu de candidats et personne ne le passait pour la première fois ; les recalés du bac de 2008 étaient en forte proportion.

4- La double cohorte a eu les effets les plus néfastes ; elle a balayé le cycle moyen durant 04 années, le cycle secondaire durant 03 années et le cycle supérieur durant 04 années au stade actuel. Cet effectif, hors norme, continuera encore à perturber le fonctionnement du cycle supérieur. Le niveau post-graduation n'y échappera pas. On peut pointer d'autres effets connexes induits par cette double cohorte. (https://www.linkedin.com/pulse/une-erreur-timing-pour-des-pr%25C3%25A9judices-en-cascade-dans-ali-yousnadj)

Un jour, on se penchera plus profondément sur les gâchis induits par la mise en œuvre de la refonte du système éducatif.

Ce n'était pourtant pas une fatalité : il suffisait de maintenir le cycle moyen de trois ans jusqu'à l'arrivée de la première promotiondu nouveau cycle primaire et d'opter, durant l'intermède, pour des programmes transitoires préparant au mieux pour le cycle secondaire.

Un simple aménagement dans la planification de la mise en œuvre aurait donc évité tant de gâchis. La faute revient donc à l'échelon technique.

Je n'ai pas abordé la question de la pertinence de toute cette réforme ; le marché de l'emploi tranchera. Les licenciés sont sur le marché depuis une année, les titulaires du master arrivent à partir de 2020. On attendra 2022 pour les médecins : soit 19 ans après le lancement opérationnel de la réforme et plus de 21 ans depuis son inscription politique.

Tous les projets ayant un caractère majeur et structurant sont dans cette échelle de temps, voire plus. Les équipes qui les ont initiés ne sont plus là pour constater leurs errements, encore moins pour rendre des comptes. Il est donc vital que l'objectif stratégique soit d'un intérêt pérenne et que les études techniques soient empreintes de tout le professionnalisme nécessaire, qu'elles soient immuables et ne puissent être reprises que par une équipe ayant toute la compétence nécessaire. Toute précipitation en amont, ou en cours, est préjudiciable.

3- Situation trois : La nécessaire association des spécialistes dans la définition d'une stratégie ;

Cette situation vraie peut être élargie et multiplié à plusieurs secteurs et niveaux de responsabilité. Un éminent professeur se retrouve dans un cercle de discussions, associant plusieurs directeurs du ministère de la Santé et sur le thème dont il est le premier spécialiste reconnu au niveau national. Chacun y allait de son opinion, voire de ses recommandations. Notre spécialiste les voyait partir sur des options à tout va, loin de la pertinence technique et de la réalité nationale. Le débat traînait en longueur sans que personne a eu le réflexe de prendre l'avis du professeur qui aurait été un avis tranché et porteur d'un professionnalisme indiscutable. Au moment de lever la séance, il a fini par imposer un temps de parole pour dire à peu près ceci : « Messieurs, tant qu'il s'agit de discuter autour d'une tasse de café, chacun peut avoir son avis, mais de grâce, au moment de prendre la décision, associer les spécialistes ».

Il s'est retrouvé en froid avec plusieurs directeurs, piqués dans leur égo, dont certains ne lui ont plus jamais adressé la parole. Cette situation est loin d'être exceptionnelle ; les vrais spécialistes sont souvent occultés dans les circuits de décision en amont. Pourtant, on devrait facilement admettre que quelques heures de navigation sur Internet, ou un avis tranché d'une relation personnelle qui peut avoir un avis autorisé dans un cercle restreint, ne peuvent pas remplacer les années d'études que requièrent les problématiques actuelles qui sont de plus en plus complexes.

4- Situation quatre : Le rôle du manager est de bonifier le panel de compétences placées sous sa responsabilité et non de les inhiber.

Cette dernière situation n'est pas aussi un cas de figure singulier. Le P-DG d'une grosse entreprise nationale cédée à un groupe international s'étonne que le manager délégué Algérie du groupe en question n'ait aucune connaissance des intrants qui supportent la production. Il osa poser la question à son successeur pour savoir si cette ignorance n'affectait pas ses capacités managériales. La réponse a été simple : mon rôle est de veiller à la performance globale de l'entreprise sur laquelle je suis comptable vis-à-vis de mes employeurs. Celle-là ; je la suis, elle a ses indicateurs et elle est représentative de la bonne marche de l'entreprise. Sur le terrain, je m'appuie sur un staff de collaborateurs compétents dans leurs domaines : le responsable des approvisionnements, le responsable de la production, le service qualité et le service commercial. Ils ont les qualifications nécessaires et sont payés pour les utiliser.

-Point de conclusion : L'obligation de résultats, selon les trois critères qualité-quantité et délais, est le seul critère normatif qui doit régir les rapports et les périmètres de responsabilités des différentes parties prenantes dans un projet. Les objectifs cibles doivent être assortis d'une métrique claire et précise, qui ne prête à aucune équivoque. Les moyens humains, matériels et financiers ainsi que les échéances doivent être en rapport. Il n'y a pas d'autres manières d'insuffler une dynamique responsable dans un projet et de se donner les moyens d'une évaluation objective et équitable pour les acteurs. Autrement, l'objectif serait un simple vœu pieux sujet à des interprétations partisanes et errant au gré des changements de responsables pour devenir un gouffre financier.

*Docteur Ingénieur en génie mécanique - Membre du Conseil national de la recherche et du développement technologique