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La guéguerre coloniale continue : la querelle linguistique, les binationaux de l'équipe d'Algérie

par Djamel Labidi

«La langue française est un butin de guerre». Depuis de nombreuses années cette phrase me laisse perplexe. Comment une affirmation aussi aberrante a-t-elle pu servir de cri de ralliement à une partie de l'élite francophone algérienne ? L'Algérie aurait-elle fait la guerre pendant plus de sept ans, des centaines de milliers d'Algériens auraient-ils combattu, donné leur vie pour acquérir... la langue française ? Quelle absurdité !

Butin de guerre, oui. Mais pour qui ? Il suffit de voir les moyens mis en œuvre par la Francophonie, ou même, tout dernièrement la montée au créneau de l'ambassadeur de France en Algérie pour la défense de la présence de la langue française, pour avoir évidemment la réponse.

Il y aurait donc un aspect positif au colonialisme, l'héritage de la langue française? Cette fraction de la francophonie locale n'ose le conclure tout en faisant, dans d'autres cas, le procès du colonialisme français. Contradiction existentielle de ce groupe social, du fait d'intérêts économiques et sociaux et de l'habillage idéologique qui consiste à masquer ses intérêts, en les présentant comme l'intérêt général, comme c'est le cas de tout groupe social qui se veut dominant.

Une manière de masquer les enjeux est de présenter le français comme un enrichissement. Certes, mais au niveau individuel, comme pour toute langue. Il est avantageux d'être bilingue, plurilingue. Mais ce dont il s'agit sur cette question, c'est de raisonner au niveau social. L'individu est une chose, la société en est une autre, et elle n'est pas la somme des individus. Elle a besoin de se comprendre, de se parler, donc de parler la même langue, pour des raisons économiques, sociales, culturelles, pour travailler, échanger, bref pour des raisons nationales. Certains sont donc abusés par la confusion entre le niveau individuel et celui social. Autant l'acquisition d'une langue est un enrichissement pour un individu, autant son imposition à une nation a l'effet inverse. C'est un acte colonial. Il est synonyme de soumission, de subordination sociales, de destruction culturelle, d'aliénation, d'appauvrissement.

La langue c'est en effet aussi le pouvoir, le pouvoir politique, administratif, économique, culturel, et donc social. Il ne s'agit alors pas simplement de querelle linguistique mais d'intérêts en lutte, d'où l'âpreté du conflit, surtout sur ce qui est devenu l'un des enjeux principaux, le maintien de la langue française en tant que langue d'affaires. En effet, l'activité économique est décisive. La pratique de la langue est essentielle pour son maintien et son développement. L'école, l'université auront beau être arabisées, mais dès l'entrée dans le monde du travail, ou déjà dans la rue, à travers l'environnement commercial et économique, ce sera le retour au français, ou bien à des formes dégradés à la fois du français et de l'arabe.

Où on parle de l'anglais

C'est pour moi un sujet perpétuel d'étonnement de voir des Algériens se sentir le devoir de prendre la plume dès que la présence de la langue française leur semble menacée. Au fond, la théorie du «parti français» est fausse car complotiste. Il existe des mécanismes structurels (économiques, culturels, sociaux) qui reproduisent chez nous l'influence française quasi automatiquement, sans même l'intervention de la France.

Ainsi, il aura suffi qu'on parle d'introduction de l'anglais dans l'Université algérienne pour qu'une partie de l'élite francophone locale monte au créneau. Elle est en la matière, comme souvent, bien plus royaliste que le roi, les Français, eux, étant passés massivement à l'anglais, dans les affaires, le travail, les sciences, y compris le chef de l'État français, Emmanuel Macron.

Le principal argument de ces partisans du statu quo est que «nous avons l'habitude du français» et que c'est donc du gâchis que d'abandonner cet acquis pour une autre langue étrangère. Quelle argumentation indigente.

Autrement dit, il n'aurait pas fallu être indépendant, puisque «nous avions l'habitude du colonialisme» ; il ne faudrait pas changer de pouvoir politique «puisque nous en avons l'habitude» ; il ne faudrait pas introduire le tamazight puisque nous avons l'habitude de l'arabe, et l'arabe puisque nous avons l'habitude du français, etc. Certes, le passage à l'anglais peut amener à quelques problèmes de transition, comme lorsqu'on passe d'une technologie connue à une technologie plus avancée. Mais le temps de s'y adapter, de la maîtriser et l'efficacité est alors bien plus grande. Encore qu'il faille se demander si la transition à l'anglais posera vraiment problème, tant la connaissance du français est chez nous rudimentaire et se limite à la terminologie technique la plupart du temps.

De plus, et c'est un avantage considérable pour la communication culturelle nationale, l'anglais restera vraiment à sa place de langue étrangère et en remplira réellement les fonctions, tandis que la vraie question, disons-le, est que le français squatte les fonctions d'une langue nationale dans l'administration, les affaires, la vie politique et culturelle, et même émotionnelle et artistique des milieux totalement francophones, au détriment aussi bien de l'arabe que du tamazight, en même temps qu'il crée des problèmes sérieux de communication des Algériens entre eux.

Où on reparle de l'article 51

La guéguerre coloniale continue aussi sur le thème de la binationalité. Certains sur les réseaux sociaux font aux joueurs binationaux de l'équipe nationale le procès de cette binationalité; d'autres, au contraire, universitaires, intellectuels, cadres franco-algériens, ayant pris la nationalité sur le tard, croient pouvoir sauter sur l'occasion pour légitimer leur choix, et même réclamer l'abolition de l'article 51 de la Constitution portant sur ce sujet.

Les situations sont totalement différentes : nos joueurs binationaux n'ont pas choisi leur statut. Ils ont eu la nationalité française de fait, par leur naissance, automatiquement, en tant qu'enfants d'émigrés. Par contre, ce qu'ils ont choisi, c'est d'être Algériens pleinement, de jouer dans l'équipe algérienne, avec parfois les risques, les sacrifices que cela comporte y compris pour leur carrière en France. Eux, ils ont apporté quelque chose à l'Algérie, leur formation, leur compétence, leur talent. L'opinion publique ne s'y trompe pas. Pour toutes ses raisons, ils ont l'admiration et le respect du peuple algérien. Leur patriotisme, non pas verbal, mais dans les actes, explique aussi l'intensité de leur relation avec le pays, y compris leur engagement total pour la victoire.

C'est donc exactement le contraire de ceux qui, eux, ont choisi de prendre la nationalité française, et qui, eux, ont quitté leur pays pour leurs seuls intérêts, et qui, eux, apportent à la France la formation et la compétence que leur a données leur pays à grands frais.

Certains de ceux-là sont depuis si longtemps loin du pays qu'on se demande s'ils sont émigrés ici ou là. Ils continuent à parler avec d'autant plus d'irresponsabilité et d'extrémisme qu'ils sont loin, et à nous donner des leçons

Nous avons connu, dans le passé, quelques-uns d'entre eux, pas tous car il ne faut pas généraliser, qui poussaient à la confrontation entre Algériens. La confrontation a eu lieu, terrible. Ils ont alors quitté le pays, nous laissant à nos malheurs et à nos douleurs. Ils avaient une patrie de rechange. Nous, pas. Là est toute la différence.