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Libres et entretenus ? Dictature libérale ou démocratie économique ?

par Arezki Derguini

Le monde suscite des demandes qu'il ne peut pas satisfaire. En Afrique, les sociétés sont de plus en plus écartelées entre leurs besoins et les moyens de les satisfaire. Les premiers ne cessent de croître et les seconds ne suivent pas.

D'où nous viennent ces distorsions ? N'ayant pas la théorie de nos associations, de nos pratiques sociales pour être en mesure de les transformer, nous fantasmons la société et le politique.

Théories importées et théorie de l'expérience sociale

N'allons pas penser que toutes les sociétés fonctionnent de la même manière, partagent les mêmes croyances et les mêmes dispositions. Une théorie générale de la société, même si on peut en supposer une valide, ne nous donnerait pas la théorie particulière de notre société. La théorie qui figure toutes les sociétés dans leur généralité ne figure pas les sociétés dans leur particularité. À supposer qu'il y ait une théorie générale de la société correcte produite par les savants comparatifs du monde, son existence ne nous dispenserait pas de produire notre théorie. Nous ne le faisons pas, parce que nous importons et n'exportons pas, consommons, échangeons, mais ne produisons pas, imitons, mais n'expérimentons pas. Ce constat ne doit pas être réservé à la production matérielle, il concerne l'ensemble de la production et doit donc être étendu à la production intellectuelle. Nous consommons des théories importées comme nous importons notre consommation matérielle quotidienne. Consommations improductives de capacités de production, mais productives de dépendance.

Ainsi des théories de la société et du politique. « Ils » parlent de révolution, nous leur empruntons le pas. Nos besoins ne sont pas nos besoins, mais ceux qui font de nous leur marché, notre dépendance. Nous n'avons pas soumis notre consommation à notre capacité de production industrielle et agricole, mais au pouvoir d'achat de nos ressources non renouvelables. La société que nous voulons adopter n'est pas notre société, mais celle que l'on veut nous vendre pour faire notre dépendance. Quand on entend dire que l'on veut vivre comme les autres pourquoi n'ajoute-t-on pas qu'il nous faut travailler aussi comme les autres et non pas dissiper le bien des générations futures ! Les vietnamiens, les Coréens, et tous ceux qui ont décollé récemment, non pas comme les Occidentaux qui ont accumulé depuis des siècles, se sont plus attachés à leurs capacités de production qu'à des besoins empruntés aux autres ! Il est vrai que la dictature militaire s'y est essayée, elle a importé des usines comme on importe des marchandises ! Il faut apprendre à nous regarder plus soigneusement plutôt que nous croire comme les autres, si nous voulons vivre comme les autres.

Bien entendu cela regarde la généralité de notre société et non chacune de ses parties. Car il ne faut pas non plus penser que la théorie de la société est l'affaire des théoriciens et pas celle de la société. C'est une théorie de l'expérience sociale. Tout acteur social fonctionne avec une théorie de la société et du politique pour gérer ses affaires, que celle-ci soit connue ou méconnue, explicite ou de l'ordre d'un savoir pratique. Autrement, on ne ferait que « tirer des plans sur la comète ». La théorie ne sortira donc pas d'abord de la tête de théoriciens formés dans les meilleurs laboratoires, étrangers et nationaux, mais de l'expérience sociale, de l'expérience sociale pensée. C'est une théorie que les gens pratiquent, et de ne pas en avoir de correcte, ils sont victimes de comportements chaotiques et vont d'échec en échec.

Et du besoin d'être cohérents et de projeter, ils produisent une théorie. À suivre les gens cohérents, leurs trajectoires, les laboratoires peuvent donc produire une théorie que les acteurs fabriquent, mais n'ont pas besoin d'expliciter, d'exporter.

Il faut bien se rendre compte que la dictature est une invention occidentale que nous avons importée avec l'État moderne. Le colonialisme fut une dictature qui avait pour but d'exterminer une culture, une mémoire sociale sinon une population. La dictature commence avec les séparations de la conception et de l'exécution, de la théorie et de la pratique, des gens et de l'expérience de leur vie ; elle débute avec la division et la domination de classes, avec l'expérience et le savoir monopolisés par une classe, avec les seigneurs de guerre et leur église, puis avec la monarchie de droit divin et enfin avec la république monarchiste[1] qui hérite des institutions de la monarchie et du féodalisme. Elle démarre avec une élite qui se détache de l'expérience collective et veut construire le monde, la société, à son image.

Pourquoi a-t-on eu du mal à penser l'entreprise occidentale comme le dernier territoire féodal de la société moderne ? Comme la forme de la dictature moderne de l'argent sur la société ? Parce que ses conquêtes extérieures ont largement compensé et adouci ses exigences sociales intérieures.

Les armées industrielles, osons le terme, qu'elle a permis de former se sont approprié les richesses du monde. La consommation et le bien-être, leur tribut, sont venus adoucir les effets de la prolétarisation de la société, de la massification de l'individu.

La dictature a longtemps été efficace. Haftar ne pourra pas être un nouveau Kadhafi, mais que souhaite-t-on vraiment ? Avec les nouvelles armées de travailleurs de la société industrielle, les sociétés guerrières et leurs bourgeoisies ont accepté le compromis de la démocratie représentative.

En opposition, la réelle démocratie suppose l'unité de la conception et de l'exécution, un savoir, une expérience socialement partagés. Dans les sociétés actuelles, où se défont les anciennes armées industrielles du Nord et émergent les nouvelles armées de l'économie du savoir à l'Est, la démocratie doit commencer avec la déprolétarisation. Il faut revoir le partage social du savoir, il faut défaire le monopole de classe. On ne peut pas penser la société en dehors du monde. Notre société va s'engager soit dans un approfondissement de sa division en riches et pauvres, soit dans une déprolétarisation, une démonopolisation du savoir et du pouvoir.

Elle va devoir choisir entre un libéralisme dictatorial ou une démocratie économique.       

Ne soyez pas choqué par le terme de libéralisme dictatorial, nous avons déjà connu des exemples : hier le Chili de Pinochet, aujourd'hui l'Égypte de Sissi, etc.. Si dans les sociétés de la première périphérie des sociétés centrales on assiste à des régimes démocratiques illibéraux (Europe de l'Est et du centre), dans ceux de la seconde périphérie (Afrique et Moyen-Orient par exemple) on assistera à des dictatures libérales. On peut le dire aujourd'hui, dans nos régions, le libéralisme s'accommodera davantage de la dictature que de la démocratie.

Nos experts en général, sont victimes d'une conception de classes ou élitiste de la théorie. Cette conception sépare la conception et l'exécution : à une classe, la décision, à une autre, l'obéissance. La division scientifique du travail au service de la volonté d'une classe sociale, d'une élite, de construire la société à son image. D'où vient la croyance que l'État représente l'intérêt général ? Elle procède génétiquement de cette vieille réalité où une classe qui administre la société a le monopole de l'édiction de la règle, de l'expérimentation sociale. Les importateurs de théories, ayant érigé la norme étrangère en norme universelle et s'étant institués en sous-traitants, se préoccuperont alors des écarts entre le modèle et la réalité, plutôt que de la réalité elle-même et de sa dynamique. Les théories algériennes de la société et du politique, comme théories de l'expérience sociale, restent donc à produire, à expliciter plutôt comme on le verra. Car il faut bien voir qu'une classe ne pourra plus construire la société à son image, comme l'ont fait les classes bourgeoises à la suite des classes guerrières d'Europe et de leur Église. Le temps des monarchies et de leurs bourgeoisies ne porte plus les promesses d'antan, la société devra construire une autre image d'elle-même.

Construire la société, c'est faire des communautés pour faire des citoyens

Les individus de masse, les prolétaires et tous les (dé)possédés, dans leur généralité, sont profondément disjoints. Il n'y a pas de congruence entre ce qu'ils font et ce qu'ils disent. Ayant le droit de penser, mais en aparté, ils finissent par y renoncer. Ils s'empêchent de penser la société, de s'associer et de penser leurs associations. Nous avons désappris à penser ce que nous faisons, à rendre les comptes. D'autres le font pour nous et de quelle manière ! Nul ne doit être étonné donc de voir que la masse des manifestants du mardi et du vendredi ne demande pas davantage aux anciens responsables que de dégager, pour laisser la place, tout en acceptant une parodie de justice, qui les prévient de toute réelle justice. En France, les grandes écoles forment la noblesse d'État, ceux qui auront le droit et le pouvoir de penser. Au sortir de la nuit coloniale, nous étions tellement démunis, on ne pouvait résister à la tentation d'être servis. D'avoir renoncé à penser collectivement, de ne pas avoir remis en cause les compartimentages coloniaux, nous sommes devenus aveugles à notre condition réelle. Nous continuons à ne pas penser nos affaires privées collectivement, nous n'aimons pas le faire et nous acceptons d'en être dispensés. Nous préférons nous enfermer chacun dans sa case, parler de choses qui ne nous concernent pas, éviter le combat.

Nous préférons confier l'éducation de nos enfants à autrui plutôt que de nous en occuper nous-mêmes. C'est moins coûteux, et que savons-nous de l'éducation ? Nous préférons confier nos litiges au plus fort d'entre nous, que l'on essayera de mettre de notre côté, plutôt qu'à nos arrangements. Nous préférons confier à une partie d'entre nous le soin d'établir le droit, pour pouvoir dire qu'il n'est pas notre fait et ne nous concerne pas. Nous aimons ou sommes contraints de recourir à la violence pour régler nos litiges : n'est-ce pas parce que nous voulons recruter la force publique que nous allons au tribunal ?

En vérité, nous refusons de faire communauté et de ce fait, nous nous interdisons d'expérimenter, de construire un ordre. Hier c'était au nom de l'unité (d'action) nationale, aujourd'hui c'est au nom de l'individualisme et sous l'effet de notre impuissance. La communauté nationale a privé les communautés locales de l'expérimentation sociale. La puissance coloniale nous a tellement convaincus de notre infériorité, de la faiblesse de nos traditions et communautés, que nous avons pris le nouvel État pour un nouveau dieu. Un nouveau dieu qui nous a imposé sa communauté, à l'exclusion de toute autre, un peu comme le monarque de droit divin. L'armée des frontières s'est érigée comme son bras armé. L'individu de masse ainsi protégé de la réalité, la consommation lui faisant oublier sa condition de prolétaire, son état d'ignorance et de vulnérabilité, il fantasme alors le politique et la société. La « révolution » passe par la transformation de cet individu disjoint, de ce dépossédé/possédé en citoyen compétent et responsable.

Autrement dit en membre d'une communauté souveraine et autonome. Pas de citoyen sans communauté à sa mesure. Son combat : faire ses communautés pour se défaire de sa vulnérabilité économique et culturelle. Ce n'est pas à une armée des frontières d'imposer une communauté nationale ou une autre, mais aux capacités d'organisation des individus de construire leurs communautés, leur citoyenneté. Quelles interdépendances locales les individus peuvent-ils construire aujourd'hui qui les rendent moins vulnérables aux interdépendances extérieures ? Nous refusons de faire communauté d'intérêts, de destin, nous acceptons le découpage de nos forces pour que nous puissions être déchargés. Nous avons accepté d'être déchargés et avons fermé les yeux pour être dominés. L'état postcolonial a poursuivi l'ouvrage colonial d'une douce manière. Ils ont dispersé nos marchés, nos assemblées au nom d'un marché plus grand, d'une assemblée plus grande où ils ont noyé les forces sociales. Ils ont privé la société de ses institutions, ils ont détruit ses fabriques. Nous subissons nos besoins. Nous pâtissons d'un découpage électoral qui fabrique des asymétries de forces au sein de nos assemblées pour faire privilégier la force à la coopération. Nous admettons un découpage politique qui nous partage en factions et nous empêche de composer des forces de gouvernement. Tous ces découpages organisent les forces dans d'autres intérêts que celui de la société, ils empêchent de faire communauté d'intérêts, communauté de communautés. Ils divisent les forces de la société pour les soumettre à la plus forte d'entre elles, empêcher la solidarité sociale. De telles divisions ont parfois été fructueuses, les sociétés guerrières en ont vécu dans le passé. Cela sera plus difficile à l'avenir. La dictature de classes a achevé de donner ses fruits. La capacité de faire faire ne passe plus par la dictature, mais par la capacité d'entraînement, la fabrique du consentement. Il faut désormais séparer autorité et autoritarisme. Les véritables autorités procèdent d'une obéissance consentie.

Faire communautés pour ne pas subir la dictature de l'argent

Pour ne pas être soumis à une dictature libérale, le pauvre individu de masse qui ne peut plus être entretenu par le système rentier, devra comme le riche pouvoir transformer sa liberté négative en liberté positive. Pour ce faire, les individus devront privilégier les droits collectifs sur les droits individuels[2]. Il faudra recomposer la société en renonçant à la violence, de sorte que les associations fassent de la place au droit du plus faible. Cela commence par le refus d'utiliser la force militaire contre la société, et donc dans notre cas de revoir le rapport de la force militaire à la société, de remettre en cause son extériorité comme le réclament les mots d'ordre des manifestations, de mettre un terme au cycle politique qui a remis le pouvoir à l'armée des frontières. La dégradation des conditions économiques et l'accroissement du désordre risquent d'imposer à la société une discipline militaire, d'obliger l'armée à garder son rapport d'extériorité. Refuser la violence c'est donc consentir à une discipline sociale qui protège la société et ses intérêts. Cette discipline peut être quasi-militaire. On parle à cette occasion d'économie de guerre. On peut donc dire que renoncer à la violence c'est opposer une discipline consentie à une discipline imposée. C'est donner la possibilité aux forces sociales de composer une force supérieure à celle d'entre elles qui pourrait les soumettre par la force. À l'image de l'individu dans la djema'a. C'est faire en sorte que la construction de chaque intérêt se fasse dans une interdépendance sociale consentie. C'est rendre la violence non profitable, c'est fabriquer des organisations et des institutions qui rendent la violence coûteuse pour toutes les parties. Refuser la violence, ce n'est pas retenir ou dissiper pacifiquement son énergie, c'est l'accroître et lui donner des usages productifs. C'est produire de la vie, de la néguentropie plutôt que de la mort, de l'entropie. Se civiliser n'est donc pas réfréner sa violence, contenir ses effets externes négatifs, c'est cultiver son énergie en la déployant le plus largement possible, en multipliant ses usages productifs, ses effets externes positifs[3]. Nos manifestations aujourd'hui dissipent l'énergie sociale, évacuent l'excédent d'énergie accumulée par notre jeunesse qui n'a pas réussi à la cultiver dans des ouvrages collectifs. En effet, nous n'avons pas le choix, si nous voulons réduire la violence dans notre société, la seule alternative possible qui se présente à nous est la suivante : la dissiper pacifiquement, manifester pendant des mois comme les gilets jaunes français, ou la canaliser et l'entretenir comme énergie productive. Or, comment pourrions-nous faire aujourd'hui ce que nous n'avons pas pu faire hier ? L'humiliation du cinquième mandat ne suffira pas à nous désensorceler, à nous libérer d'une addiction à une dépense improductive.

L'autonomie de la diaspora, l'enracinement social et la hauteur de vue

Bien sûr, on pourrait évoquer notre diaspora pour trouver une échappatoire à cette condition de l'individu clivé, mais là aussi il faut relever le fait que cette intelligentsia est enrôlée dans des programmes qui ne sont pas les siens. En son sein, nombreux sont ceux qui ont liberté de penser, mais pour qui et quoi ? À quels débats participent-ils ? Il n'y a qu'à considérer le cas de nos indigènes qui ont été cooptés par les grandes écoles françaises, ces écoles qui forment l'élite française et autorisent le droit de penser. On dira qu'il leur est permis de penser librement comme leurs collègues français, mais le peuvent-ils ? Il faut alors rappeler que nos libres penseurs sont toujours très minoritaires, très bien entourés et bien immergés dans une production qu'ils ne sauraient destiner. Ne peut-on pas dire qu'ils sont submergés dans des problématiques qui les dépassent, qu'ils ne peuvent transcender ? Qu'ils sont enrôlés comme des soldats le sont dans une armée ? Leur liberté existe, mais reconnaissons qu'elle est asservie à d'autres fins que notre émancipation.

Ils font partie ou gravitent autour d'une noblesse qui ne nous sert pas. Bien sûr, nul n'osera penser que la conscience d'un tel état de fait échappe à tous, qu'il n'existe pas d'exception, des exemples existent que je n'ose pas donner. Mais on peut constater que leur ensemble ne fait pas preuve de volonté collective de dépassement d'un tel état. La conscience d'un tel état de dépendance n'est pas suivie d'une volonté collective de dépassement, comme ce fut le cas avec le programme de la guerre de libération, l'Étoile nord-africaine et le Parti du Peuple algérien.

Il reste que sur le plan intellectuel, on peut soutenir que notre salut dépendra largement de la capacité d'autonomisation de notre diaspora. Rappelons que l'idée d'indépendance nationale a d'abord été défendue non par les lettrés autochtones, trop déterminés par leur condition locale, mais a germé au sein de l'émigration qui était, elle, sortie des entrailles de la société et s'était mise à la hauteur du monde. Le fruit en somme de « prolétaires éclairés », de (dé)possédés en état de réappropriation d'eux-mêmes. Il reste que l'écart entre la société algérienne et le monde n'est plus ce qu'il était. On peut aussi se demander, s'il ne faut pas faire de rapprochement entre cette extraterritorialité d'origine du nationalisme et celle de l'origine de l'État algérien. On n'a pas encore vraiment comparé la trajectoire d'individus singuliers pour retisser le tissu national. Cela aurait permis aux historiens d'éviter de nombreux biais idéologiques. Se penser convenablement exige un bon rapport à soi et à autrui, à la société et au monde : un enracinement social et une hauteur de vue mondiale, une continuité de l'expérience du sommet à la base. Nous ne sommes pas en général dans cette disposition. Nous sommes devenus des « individus libres », au sens de l'homme de masse, de la liberté négative, mais non de la liberté positive. Nous sommes toujours soumis à une insertion internationale de type coloniale. Les travailleurs intellectuels locaux ne sont pas plus brillants que les intellectuels d'antan. Leur horizon social bute sur l'horizon national qui est comme les murs de leur prison.

Mémoire sociale et accumulation du savoir

Il faut aussi noter que les ressources dont peut disposer un savoir autochtone sont quantitativement négligeables par rapport à celles produites et consommées mondialement. Notre travailleur intellectuel local peut se « noyer » facilement dans le savoir mondial s'il oublie de se rapporter à l'expérience sociale, s'il perd son rapport de production à la société. Pour éviter de se noyer et d'apprendre à nager, il se raccrochera à quelques épaves. Nos décideurs de leur côté peuvent se targuer d'économiser des ressources en puisant allègrement dans le fonds mondial plutôt qu'en armant leurs travailleurs. En matière de rapport de la société à la religion par exemple, nous ne produisons pas de théorie alternative à celle de la sécularisation anglo-saxonne, de la laïcité à la française[4]. Nos importateurs d'État, du reste, ont bien compris que pour les expertises en tous genres comme pour le reste, il coûte moins d'importer que de produire. Le problème c'est que cela dépossède la société de son savoir. Les importateurs ne sont plus de la société, ils ne visent pas à ce que la société s'incorpore le savoir-faire de ce qu'ils importent. L'import-substitution est un trompe-l'œil. Ils importent pour exporter leurs profits [5]. Pas d'accumulation de savoir-faire. Ils ont fait table rase de la mémoire de la société, ils ont refusé d'accorder à la mémoire sociale la place qui doit être la sienne dans une dynamique autonome. Du point de vue de la mémoire sociale, ce qui compte c'est ce qui la renforce. Que cela soit en termes de savoir-faire ou de pouvoir-être. Dans ce but, nous n'avons pas besoin de tout le savoir du monde ni d'un savoir comparable à celui des sociétés qui disposent d'une armée de travailleurs intellectuels. Nous avons besoin d'un savoir à la mesure de notre mémoire, qu'il faut nous réapproprier et réarmer. À l'heure où les mémoires sociales s'élargissent à une échelle jamais entrevue, s'équipent d'une pléthore de mémoires artificielles, nous sommes incapables d'engager une accumulation du savoir.       

C'est toute la société qui se prolétarise et non pas la seule classe dominée. C'est le monde qui nous prolétarise, nous dépossède, pas seulement notre société dominante qui profite du mouvement.

Accumulation clandestine, secteur de production du savoir et société à double collège

On peut penser que les individus en général ont participé au processus qui a étêté leur société. Le processus d'étêtement commence ici : nous ne réfléchissons pas nos pratiques. Jusqu'à nos pratiques de consommation.     

Mais comment un corps social sans tête, sans système nerveux peut-il être commandé, peut-il exister ? En vérité tout se passe comme si notre corps avait enfoui son cerveau dans son cervelet. Donc un corps social sans tête, mais avec un système de commandes inconscient qui ne peut déporter hors de lui-même la représentation de lui-même. En vérité nous faisons semblant d'emprunter la tête des autres, car notre « tête bien faite » ne peut être que production de notre expérience sociale, résultat de notre accumulation de savoir-faire, de savoir-être. La société a été étêtée pour ne pas être pensée par elle-même, elle n'a pas songé se fabriquer une tête en pensant explicitement son expérience. Tout se passe comme si, elle avait une tête que le monde veut bien lui reconnaître et une autre qui se dissimule, ne peut s'assumer de crainte d'être incomprise et maltraitée. La Palestine est le type même de société soumise à un travail d'étêtement régulier. Le processus de colonisation peut être résumé par ce processus continu d'étêtement de la société colonisée.

L'accumulation est localement rendue impossible. Nous sommes toujours dans le postcolonial, dans l'héritage colonial. Dans un sort semblable, mais plus enviable, jusqu'à nouvel ordre, que celui de la Palestine.

Car les Palestiniens d'aujourd'hui, leur diaspora, ont peut-être quelque chose à voir avec les juifs avant la naissance d'Israël. Le temps de la dispersion est aussi celui qui les met à l'école du monde. Je pense en particulier à un intellectuel comme Edward Saïd. Leur salut passe par la conquête du monde. Il faut donc commencer par se poser la bonne question : où se poursuit malgré tout notre expérience de la société et du monde ? Nous ne pouvons pas dire qu'elle n'existe nulle part, elle peut trouver refuge chez des marchands ambulants, des intellectuels errants. Ce que l'on peut dire - si nous avons tellement de mal à trouver la réponse à cette question, c'est parce qu'elle n'est assurément pas dans les lieux ou les formes dans lesquels on a coutume de la trouver. Apportons ici une réponse claire et sans détour : c'est au cœur du secteur de la sécurité que se trouve réservé le savoir national ! S'accumule-t-il et de quelle manière ? On verra plus loin. Mais c'est là qu'il s'est réfugié et que se pense notre rapport au monde et à nous-mêmes, c'est là qu'il doit d'abord s'accumuler et c'est de là qu'il doit sortir. Ce savoir doit être protégé comme le doit être une industrie naissante. Il est chez les honnêtes hommes et femmes du secteur de la sécurité, au sens général, de la justice à la diplomatie en passant par les renseignements qui ont travaillé, accumulé savoir-faire et savoir-être dans la connaissance de la société et du monde. Nous avons besoin d'un savoir qui puisse s'accumuler, ériger notre être en sujet relativement suffisant. Le processus de décolonisation peut être décrit comme le processus de recouvrement de la souveraineté sociale avec une société qui dispose de ses propres clés de construction, qui travaille avec sa propre théorie, autrement dit comme le fait d'une société qui a les moyens d'agir sur elle-même et de se projeter. Le savoir de notre société sur elle-même et sur le monde de la période postcoloniale est une production du secteur de la sécurité qui devait défendre d'une certaine manière la cohésion de la société face au monde. Ce savoir consiste dans cette manière de défendre la société. Il restera à savoir si un tel savoir va être socialisé ou privatisé. Nous n'avons pas besoin de tout le savoir du monde pour nos expérimentations, mais d'expériences pertinentes, assimilables et fructueuses. Ceux qui excommunient des acteurs comme Lakhdar Brahimi et Ramtane Lamamra, veulent amputer la société de ses bons rejetons. Ils souhaitent priver la société des rares capitaux qui ont été accumulés au cours de la période précédente.

Il y a toujours des hommes et des femmes qui endurent et s'efforcent de bien faire leur travail. Peu l'ont pu, beaucoup ont décroché, mais est-ce une raison pour le nier ? Veut-on s'en remettre à de nouveaux surgis de nulle part qui ne s'aperçoivent même pas qu'ils n'auront pas les chances de ceux qui les ont précédés ? Veut-on à nouveau remettre le compteur à zéro, s'épargner de distinguer ceux qui ont appris à travailler de ceux qui ont passé leur temps à grappiller, pour céder le pas à ces derniers ?

En vérité le vrai problème est de savoir si la société algérienne veut vraiment de l'égalité sociale et d'une justice indépendante. On peut se demander si elle ne veut pas civiliser la société à double collège instaurée par le colonialisme et reconduit à l'indépendance par la dictature militaire en privatisant le savoir produit par le secteur de la sécurité et en cédant le pas à une dictature de l'argent. Autrement toutes les compétences, jusqu'à un Ahmed Ouyahia, peuvent servir le pays dans la mesure où tout le monde étant égal devant la loi une redevabilité des comptes devient possible. On ne peut nier son talent. Par le mot d'ordre « tout le monde dégage », on veut dispenser les anciens maîtres de rendre des comptes et substituer en catimini de nouveaux qui refuseront de nouveau d'assumer leurs actes et de rendre des comptes. Non pas dégage, mais justice, il faut désirer. Rendez les comptes, faisons justice, tous égaux devant la loi, chacun sera libre ensuite et nous de choisir nos représentants. Les comptes rendus, ils pourront être libres, de nouveau servir et nous faire profiter de leur expertise. Et c'est de ce processus d'égalisation des individus devant la loi que sortira notre Constitution et non de la tête bien formée par les écoles étrangères. Ce n'est pas à des travailleurs agricoles que l'autogestion a rendu la terre à l'indépendance, c'est à la bureaucratie. Dans cette bataille de l'ombre, la société assiste comme avec plaisir à ce combat de gladiateurs. Elle semble préférer que le vainqueur sorte de cette foire d'empoigne plutôt que des urnes. La société n'étant pas encore capable d'assumer ses choix, elle refuse de se rendre des comptes. Nous préférons faire les choses en catamini.

N'allez donc pas croire que nos chercheurs en sciences sociales diplômés d'État ont une meilleure connaissance de la société et du monde que le savoir accumulé par le secteur de la sécurité en général : ils sont un habit qui ne dit pas le corps social, mais le masque. Ils ont un rapport faussé au monde et à nous-mêmes. Un peu à l'image de nos statistiques officielles. Bien entendu la qualité d'un tel savoir dépend de la qualité d'un tel secteur, de la place des compétents et des incompétents. Le savoir sortira d'autant plus vite de ce secteur qu'il aura pu se socialiser, se diffuser à la société et faire apparaître au monde ses externalités positives. Il y restera enfoui tant que la société à double collège voudra se pérenniser et que le savoir du secteur de la sécurité n'aura pas été privatisé, transféré au premier collège.

La différenciation du politique et du militaire, le parti unique.

Venons-en donc à nos théories de la société et du politique qui ne sont des théories que par ce qu'elles ont valeur prédictive et doivent être de nécessaires guides de l'action. Si gouverner c'est prévoir, on ne peut supposer un gouvernement qui n'aurait pas de théorie de la société et du politique. La théorie existe, mais pas toujours à l'état explicite ni partagé par l'ensemble de la société. Elle peut être implicite et relever comme d'un sens pratique. Elle ne serait pas alors dans la tête de nos décideurs, mais dans leur pratique.

Nos travailleurs de la pensée ont du mal à accepter la réalité : ils ne veulent pas reconnaître que le politique a d'abord pris la forme du politico-militaire qui confond, en une seule, toutes les fonctions que l'on prête à un corps politique. Ils refusent de voir que la séparation du politique et du militaire n'est pas l'affaire du vouloir politique d'une société civile entretenue qui fantasme son rôle, mais d'une différenciation du pouvoir social : c'est l'émergence de ressources indépendantes du pouvoir militaire, le divorce à l'amiable des deux sociétés économiques et militaires qui rendent possible cette séparation. Autrement dit, c'est lorsque dans le corps social la force militaire cède la place prépondérante à la force économique qu'émerge une différenciation du politique et du militaire. La force militaire doit alors se mettre au service de la force économique et de la force politique qui la représente.

Nous parlons beaucoup de nécessaire diversification économique, mais nous ne voyons pas que cela signifie d'abord une démonopolisation des ressources. La démonopolisation n'est pas produite par une simple privatisation par le haut. Privatisation signifie désétatisation non pas nécessairement démonopolisation. Démonopolisation signifie aptitude à faire place à un système concurrentiel qui peut faire face à la concurrence internationale. Autrement, si elle s'envisageait davantage qu'à être une désétatisation, elle signifierait suicide économique et social. À défaut de passer à un système concurrentiel, on est passé chez nous de monopoles formels publics à des monopoles privés informels. Cela a permis, entre autres de déréguler, d'échapper davantage à la loi et non pas d'établir de nouvelles règles de concurrence. Notre système ne peut pas tenir sans monopolisation, sans fermeture extérieure, du fait que la société a désappris à s'auto-entretenir, a vu ses interdépendances défaites. Sous la contrainte extérieure, le système a poursuivi sa différenciation du politique et du militaire en passant du monopole public au monopole privé informel sans aller au bout du processus de séparation. Le militaire s'est certes différencié en civil pour administrer la société, ce dernier n'a pu cependant ni s'autonomiser ni prendre les commandes.

Et notre presse de s'indigner du mariage incestueux des politico-militaires et des hommes d'affaires, ce genre dégradé de militaires civils. Ne voient-ils pas que la transition est là sous leurs yeux : des militaires politiques qui cèdent le pouvoir à des hommes d'affaires, des militaires civils qui ne sont plus militaires parce qu'ils ne sont plus les subalternes des militaires politiques, mais leurs supérieurs en devenant leurs financiers ? Ou bien compte-t-il toujours sur le pétrole pour financer le rapport de subordination de l'homme d'affaires au militaire politique, confondre le militaire et le financier ? Il faut se demander comment la société qui n'a pas pu se subordonner le militaire pourra le faire avec ce nouvel arrivant. Sauf que les enjeux ne sont pas comparables. Il est maintenant question de survie, la société ne peut plus abandonner son sort à la domination militaire sans risque de tomber dans une nouvelle dictature, cette fois désespérante. L'homme d'affaires (le militaire civil ou assimilé) et le militaire (militaire politique), comprendront-ils qu'il faudra rentrer dans le rang d'une société qui devra se discipliner et se différencier pour former une société égalitaire, ou voudront-ils conforter leur position de dominants dans une société à double collège vouée à la guerre civile ?

Arrivés à ce point de notre réflexion, nous pouvons établir du point de vue de la différenciation sociale et de l'accumulation des capitaux, le continuum suivant : les militaires-politiques et leurs assimilés tenants de l'administration politique, les militaires-civils et leurs assimilés tenant des affaires culturelles et économiques puis finalement les militaires-militaires ou militaires proprement dits. Dans les assimilés on peut distinguer plusieurs cercles. Les militaires civils pourront subsister dans un rapport de subordination au militaire ou prendre la tête selon leur pouvoir de commander. Au temps des monopoles publics, le système était légalement géré par les militaires politiques et leurs assimilés. Avec les monopoles privés, il est géré informellement par les militaires politiques et leurs chargés d'affaires civiles, les militaires civils et leurs assimilés. Nous sommes passés d'une dictature militaire où le militaire commande directement à tous, à un régime autoritaire où le militaire commande par le recours à de pseudo autorités. La dissipation des ressources du pouvoir militaire met à nu ces pseudo-autorités. La dictature libérale verra apparaître ce nouveau personnage le militaire financier, ou ce qui revient au même le financier commandant au militaire.

Le parti unique qui est une caractéristique importante du régime autoritaire est cette armée de militaires civils affectée à l'encadrement politique et économique de la société qui ne peut pas compter sans le militaire politique pour administrer. Il résulte d'une différenciation du militaire pour administrer une société devenue complexe qui ne peut s'organiser qu'autour d'un noyau militaire.

Quand la contrainte économique permettra de tenir l'ensemble de la société à la place de la contrainte militaire, quand le marché deviendra le principal facteur d'intégration, quand la société pourra produire une force économique en mesure de l'entretenir[6], l'encadrement politico-militaire pourra se transformer en état de droit[7] et institutions démocratiques : partis et organisations de masse. Si donc le pouvoir est transféré des militaires politiques de la guerre de libération aux militaires civils détachés aux affaires économiques, puis aux hommes d'affaires affranchis du militaire, on pourra passer d'un régime autoritaire à une démocratie. À une démocratie économique ou une société à double collège, selon que la société aura réussi à se soustraire à la domination du dieu argent ou à lui être soumise. L'armée de libération nationale aura réussi à enfanter une classe sociale de propriétaires soucieuse de sa reproduction ou à faire naître une société égalitaire.

Beaucoup de penseurs ont le sentiment d'être en présence d'une alternative qu'ils récusent. Ils ne peuvent se résoudre à choisir entre un régime autoritaire parce que populaire et une démocratie parce que société à double collège. Pour ma part, j'adopte l'alternative de la société égalitaire qui dérive du modèle de la civilisation berbère (la djema'a) et dont le système s'apparenterait à une démocratie économique[8]. Pour que celle-ci puisse avoir lieu, il faut que la société fasse de la contrainte économique un instrument de rationalisation de l'activité et de l'interdépendance sociale. Que cette contrainte ne divise pas la société en deux collèges. La vraie question est donc de savoir quelles disciplines collectives vont permettre de rationaliser l'activité de la société. Vont-elles être adoptées de gré ou de force ? Vont-elles permettre de réaliser une société égalitaire ou une société à double collège ? De telles disciplines seront-elles celles d'une société à double collège croyant dans une théorie du ruissellement des richesses d'un collège à un autre ? Tout le monde finissant par devenir suffisant par la grâce d'un marché qui intégrerait progressivement l'ensemble de la société ? Cela ne sera sans doute pas le cas. Avec la croissance des inégalités qui domine actuellement le monde, on n'entrevoit pas de ruissellement possible de la richesse des mieux pourvus aux plus démunis dans les sociétés de classes. On constate plutôt aujourd'hui que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. Dans notre pays, si les tendances actuelles se poursuivent, on peut prévoir une croissance des inégalités sociales et régionales. Pour que la frontière marchande comprenne l'ensemble de la société, celle-ci ne peut plus être posée de l'extérieur de la société par l'État en faveur des riches. Une vérité des prix ne saura suffire. L'unité de la production et de la consommation ne doit pas être confiée par le secteur de la sécurité à une classe sociale soucieuse de sa reproduction qui séparera la société en riches et pauvres, le « riche » étant celui en mesure de participer au marché, le « pauvre » celui qui s'efforcera d'y entrer, mais ne le pourra pas. Mais aux groupes et aux ensembles sociaux qui peuvent partager des horizons communs de production et de consommation dans une perspective d'égalité sociale. Je ne cesserai pas de donner en exemple le modèle mozabite[9].

Parti unique, disciplines, démocratie économique ou dictature libérale ?

Pour se défaire donc du parti unique clandestin, rejeton d'une civilisation partielle de l'administration militaire de la société, pour donner une autre cohérence, une autre colonne vertébrale au système d'administration social et politique, il faudrait une autre discipline sociale dont l'objectif serait de substituer la contrainte économique à la contrainte militaire, l'autodiscipline économique à l'ordre hiérarchique militaire. Équilibrer ses comptes est d'abord une affaire privée avant d'être publique. C'est parce que nous acceptons des comptes déséquilibrés que certains d'entre nous peuvent en faire leurs choux gras. En acceptant de consommer plus que nous produisons, nous acceptons de dissiper le capital naturel et le bien des générations futures afin que quelques-uns d'entre nous puissent édifier des fortunes non méritées.

Puisqu'une transition réussie vers une société de classes n'est plus possible, celle-ci ne pouvant plus disposer de la société de masse que lui avaient donnée les premières révolutions industrielles, le bipartisme qui donne une représentation politique à la division sociale de classes n'apparaît pas comme l'alternative au parti unique clandestin. Dans les sociétés de classes, lorsque nous sommes en présence du système électoral majoritaire, le pluripartisme se résume souvent en un bipartisme. Dans le cas du système électoral proportionnel, que nous retrouvons dans les sociétés moins soucieuses de marquer la différence de classes, nous avons une meilleure représentation des différents intérêts de la société. On a alors à faire à des coalitions d'intérêts plutôt qu'à une représentation de classes. Les importateurs d'Etat ont une préférence pour le système électoral majoritaire, il leur permet de défaire les intérêts constitués. Le rejet du système électoral proportionnel renvoie souvent à la difficulté de la construction des coalitions d'intérêts. Mais un système démocratique ne peut éluder une telle difficulté. Les importateurs d'Etat en vérité dénient le droit à l'ensemble des intérêts de pouvoir s'organiser pour pouvoir s'équilibrer. Ils veulent préserver une asymétrie de pouvoir pour incarner seuls l'intérêt général.

L'enjeu actuel est de savoir quelle politique va adopter ce parti clandestin dont l'administration de la société ne peut pas encore se passer. Les militaires ne peuvent pas garder le pouvoir s'ils n'en ont pas les ressources, ils ne peuvent pas le transférer si la société civile n'en pas les ressources. Rappelons que le pouvoir est celui de commander à des ressources, celui politique de commander à des ressources publiques. Les militaires sont aujourd'hui aussi coincés que la société civile. Seule leur coopération pourrait permettre un transfert progressif. Pour l'heure, on peut supposer qu'ils vont accompagner le mouvement de masse, jusqu'à ce que s'impose à ce dernier le principe de réalité : comme le soutiennent les militaires soudanais, les conditions de réalisation d'un transfert de pouvoir du militaire au civil, aux hommes d'affaires ou à la société civile comme il plaira, n'existent pas encore. La société est incapable de s'assumer. Elle refuse, plus précisément, de voir les conditions qui le lui permettraient. Elle refuse d'identifier le vrai combat qu'elle doit livrer, celui de sa déprolétarisation[10]. Elle n'a pas encore la volonté politique d'une telle disposition. Elle préfère encore un certain confort à un tel combat.

On ne veut pas voir que la différenciation politique doit être le résultat de la dynamique sociale, de l'accumulation sociale des savoir-faire ; que surimposée à la société, elle ne prendra pas, comme on le dit d'une greffe. Il faut que le militaire ne puisse plus se considérer tout à la fois comme militaire, financier et intellectuel. En imposant à la société les institutions d'une société autrement différenciée, on l'empêche de produire les institutions adéquates à sa régulation. On la contraint à une régulation contrariée, à une double régulation formelle et informelle. On fausse sa compétition pour une plus grande autonomie économique. Notre combat, je le répète, ne peut être qu'un combat social et économique qui nous fera revenir de notre dépendance économique et culturelle extérieure, qui nous permettra d'accorder nos horizons de consommation et de production, d'ajuster nos besoins égalitaires à nos ressources et capacités. Ce n'est pas du tout le moment de réclamer les droits politiques pour oublier les droits sociaux et économiques ! Les questions démocratiques et économiques ne doivent pas être dissociées.

On peut envisager à l'échelle nationale, l'existence d'un parti unique représentatif de l'ensemble des intérêts de la société, comme le parti communiste chinois qui suppose un horizon social égalitaire. Un parti dont l'ouverture sociale interne serait totale pour permettre le débat de toutes les idées, et une fermeture externe permettant de réduire les asymétries de la compétition extérieure. Il se distinguerait par une discipline qui permettrait à la société d'atteindre ses objectifs d'interdépendance et d'indépendance. Un tel parti peut et doit s'imposer de lui-même dans la compétition politique auprès des citoyens. Nul besoin d'interdire la liberté d'association. Le droit de s'associer librement sera la garantie que ce parti ne pourra pas se construire contre la société. En son sein, on viserait à ce que l'ensemble des parties et secteurs puissent définir un objectif commun dans lequel chacun et chacune pourrait inscrire son propre objectif. « Voici notre part collective de la production mondiale et ce qu'il en revient à chacun ». En son sein, les articulations de l'intérêt général et de l'intérêt particulier, du droit et du devoir de chacun, seraient mieux explicitées. C'est aux individus et aux groupes sociaux, à chacun d'entre eux, de définir leur objectif à partir d'un objectif commun, de procéder à une démarche de haut en bas et de bas en haut. Ce ne sera plus à un groupe de technocrates dans une démarche top-down et unilatérale de le faire, étant donné la simplicité des besoins sociaux et par la grâce d'un État investissant à fonds perdu. De haut en bas, les compétitions nationale et régionale s'inscriront dans celle internationale, car c'est de notre insertion internationale que dépend notre survie en tant que nation et la qualité de nos rapports intérieurs. C'est parce que nous sommes en porte à faux avec la compétition internationale que notre solidarité nationale se défait. C'est le fait d'inscrire la société comme un tout dans la compétition internationale qui fait sa solidarité. C'est le fait de l'inscrire qu'en partie qui dégrade la compétition nationale et fait de la compétition régionale une compétition régionaliste. Une élite nationale qui n'est pas en mesure de conduire la société dans la compétition internationale, de permettre à la société de s'incorporer les progrès mondiaux, faillit à sa mission. Une élite locale qui n'arrive pas à incorporer dans sa région les progrès de la compétition internationale et nationale faillit à sa mission. Parti unique et système électoral proportionnel peuvent constituer les deux institutions principales d'une démocratie économique visant à la citoyenneté, à l'indépendance économique et culturelle nationale. Parti unique en attendant que se décante l'opposition entre conservation et innovation.

Tant que nous disposions de ressources naturelles pour nous entretenir, nous n'avions pas besoin de prendre part à la production industrielle mondiale et à la compétition économique internationale. Maintenant qu'elles nous font défaut, la question de l'élite économique devient cruciale. La question est donc de savoir si le parti unique fera de l'émergence d'une telle élite son programme, s'il travaillera à ce que ses déclinaisons locales et nationales puissent devenir effectives. Où se préoccupera-t-il de sa reproduction au moment précisément où cela ne dépend plus de lui-même ? Là est effectivement l'enjeu : le parti unique se mettra-t-il au service d'une impossible société à double collège avec ses riches ayant accès au marché mondial et ses pauvres sans accès possible ou se mettra-t-il au service d'une société frugale, mais égalitaire ? Le régime antérieur que l'on pourra dire libéral autoritaire, se transformera-t-il en libéralisme dictatorial ou en démocratie économique ? À votre avis quel est celui qui s'inscrit dans la perspective de la paix mondiale et dans le prolongement du combat de libération nationale ?

Notes

[1] Je suggérerai aux politistes de ne pas séparer radicalement monarchie et république et de définir les républiques issues des monarchies comme des républiques monarchistes à l'image de la République française. Il faut revenir

de l'idée selon laquelle la révolution fait table rase du passé.

[2] La dictature socialiste vendait des droits économiques en lieu et place des droits politiques. Avec la crise économique, la dictature devenue libérale veut vendre des droits politiques en lieu et place des droits économiques. Voir notre texte individu possessif ou individu collectif ?

[3] Telle est l'inspiration de «Violence et ordres sociaux», de Douglass C. North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast. La thèse centrale de leur livre est que le problème majeur des sociétés humaines, quelle que soit l'époque considérée, est la régulation de la violence en leur sein. De la manière dont les sociétés réagissent à ce problème découlent les institutions économiques, sociales et politiques.

[4] Connaissons-nous le rapport des Néerlandais à la religion ? Leur notion de colonne ? Au lieu de sécularisation, ils préfèrent parler de transformation.

http://archiv.eurotopics.net/fr/home/presseschau/archiv/magazin/gesellschaft-verteilerseite/religion/religion-niederlande/

[5] Voir l'article « Surfacturation des importations et taux de change parallèle ».

R. Boucekkine et N. Meddahi, mai 2019. On reprochera seulement aux auteurs leur réalisme, ils séparent la question démocratique de la question économique. Ils veulent rendre le marché à ceux qui peuvent payer, aux « riches » et non aux citoyens. Ils séparent les marchés économiques des marchés politiques. Nos marchés traditionnels constituaient des agoras. Nous font cruellement défaut des enquêtes historiques sur nos marchés précoloniaux. https://nourmeddahi.github.io/El-Djazair/Surfacturation.pdf

[6] L'on remarquera que ce terme est utilisé dans son double sens de faire tenir ensemble et de nourrir.

[7] Ceux qui rêvent d'un État de droit qui descendrait comme du ciel, de la volonté d'un autocrate ou de la réunion d'une société civile, se trompent d'époque. Pour faire état de droit, il faut d'abord faire communautés et s'échanger des droits.

[8] Voir l'article « la démocratie économique comme socialisme démocratique ». https://arezkiderguin.wordpress.com/2019/03/27/le-socialisme-democratique-comme-democratie-economique/

[9] « Se discipliner ou être discipliné » Le Quotidien d'Oran 25 - 04 - 2019 http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5276038

[10] Rappelons ce qu'il faut entendre par prolétarisation et déprolétarisation. Comme l'entend Bernard Stiegler, « La prolétarisation est, d'une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser). » Voir http://arsindustrialis.org/prol%C3%A9tarisation, https://www.dailymotion.com/video/xux63m