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Pour établir définitivement l'Etat de droit, rendre justice au peuple

par Mourad Benachenhou

L'immunité qui couvre certaines fonctions politiques n'est ni l'encouragement au crime, ni l'absolution totale et permanente des crimes commis pendant l'exercice d'un mandat officiel, ou après sa fin.

Eviter les dérives judiciaires du passé

Il ne faudrait, cependant, pas que le besoin et l'obligation de justice se transforment en actes de vengeance, qui porteraient un immense préjudice moral au pays. Les droits de la défense doivent être strictement assurés, car les justiciables, si graves qu'aient été leurs crimes, ont droit à une justice équitable et loin de toutes pressions politiques, appels à la vengeance, ou précipitation dans les décisions pour obéir à un agenda politique. Il y va du retour de l'appareil judiciaire à la crédibilité, non, comme dans le passé, de règlements de comptes politiques déguisés en procédures judiciaires fondées sur les lois du pays. Il faut placer les procédures entamées actuellement dans le long chemin de récupération par l'Etat de sa légitimité populaire, qui seule assure sa pérennité.

Il y va également de la renaissance du peuple algérien et du sens du vrai patriotisme, qui va au-delà de la simple répétition de slogans que certains utilisent comme bouclier pour faire oublier qu'ils ont eu une part essentielle dans la situation de crise actuelle, qui pose même une menace à l'intégrité nationale.

Pour marquer la volonté au plus haut niveau de l'appareil politique, d'instaurer définitivement l'Etat de droit auquel le peuple algérien aspire et pour lequel il a décidé de se soulever, on doit éviter à tout prix les dérives passionnelles, si pressantes soient-elles dans ce temps de grande tourmente, et rompre définitivement avec les vieilles pratiques du passé, où la justice était instrumentalisée pour régler des comptes politiques, assouvir des désirs de vengeance personnelle ou dépasser une conjoncture politique difficile.

La reddition de la justice, qui s'effectue au nom du peuple, doit être utilisée pour instaurer de manière irréversible l'Etat de droit, non pour écarter du pouvoir d'éventuels concurrents ou mettre définitivement à terre d'anciens adversaires, ni même pour réagir à des circonstances politiques critiques.

Deux remarques importantes

Ces observations faites, deux remarques importantes s'imposent :

1. l'immunité présidentielle est un héritage de la tradition royale chrétienne, exprimée dans la devise : « Le Roi ne peut mal faire.» Elle est contraire à la tradition musulmane de l'égalité de tous devant la loi, alors que la Constitution actuelle proclame que l'Islam est la religion de l'Etat. A souligner que cette immunité ne donne au chef de l'Etat ni le droit de commettre des actes illégaux ou même criminels , de quelque nature qu'ils soient, ni de conduire, par personnes interposées, des activités illégales ou criminelles, ni d'être considéré comme innocent, quelle que soit la nature des crimes qu'il aurait perpétrés ou qu'il aurait ordonnés ou couvert de son silence ou de sa protection. Dans un Etat de droit proclamé, même le Président de la République est soumis aux lois du pays qu'il s'est, d'ailleurs, engagé par serment, à respecter et à défendre. Mais, quelle est la valeur d'un serment dont la violation n'entraine aucune sanction ? Gérer les institutions de l'état de telle façon qu'elles ne constituent pas un frein à la libre et arbitraire utilisation du pouvoir suprême et des ressources du pays n'est pas une preuve d'innocence ou de statut exorbitant de « hors-la-loi. » Il est à souligner que l'immunité qui couvre le chef de l'Etat et le premier ministre, dont l'article 177 est l'assise, est une immunité fonctionnelle qui n'est valide que pendant qu'ils exercent leurs fonctions, et pour éviter que soient utilisées par leurs éventuels opposants des procédures judiciaires pour les empêcher d'exercer leur mandat. L'immunité ne s'étale pas sur la durée de la vie du Président comme du chef du gouvernement, car elle aboutirait à leur permettre de commettre des crimes même en leur qualité de simple citoyens, ce qui est une interprétation absurde et contraire aux deux règles fondamentales de la justice : « nul n'est à l'abris de la loi, » et « justice retardée est justice déniée. » Même l'absence d'une haute cour de justice ne peut empêcher la poursuite judiciaire, en supposant que ces deux personnages aient été convaincus de crimes et que les procédures judiciaires aient été entamées contre eux pendant qu'ils étaient effectivement en exercice, ce qui n'est pas le cas maintenant. Donc, l'évocation de l'article 177 est plus une manœuvre de retardement, et une tentative de disqualifier les procédures judicaires en cours ou à venir qu'un argument légal solide et pertinent pour bloquer les procédures judiciaires dont ils pourraient faire l'objet. On ne peut pas soutenir l'interprétation absurde et déraisonnable que l'immunité serait l'encouragement au crime, ou l'absolution totale des actes criminels, qu'ils soient commis dans des positions officielles ou après que leurs titulaires en aient été déchargés. De même l'article 573 du code de procédure pénale ne saurait être interprété comme instaurant une procédure particulière au profit d'un ex-responsable politique qui aurait été poursuivi après avoir été déchargé de son mandat. L'interprétation de cet article ne saurait servir à l'absurde justification de l'existence de deux systèmes judiciaires dans le pays : un pour les citoyennes et citoyens normaux, et un autre pour les ex-responsables politiques , même couverts par l'immunité pendant l'exercice de leurs fonctions, et exclusivement pendant cette période. Leurs privilèges judiciaires s'arrêtent avec leur cessation de fonction, c'est là la conséquence logique et claire du principe de l'égalité de tous devant la justice, et du droit égal de tous à être protégés par les mêmes principes juridiques et d'être soumis aux mêmes règles en matière de procédures judiciaires, et aux mêmes juridictions, en cas de poursuites. Si cet article avait été soumis à un Conseil constitutionnel authentique et non servile, comme c'est le cas actuellement, il aurait été considéré comme en contradiction avec la Constitution actuelle.

2. Quels que soient les responsabilités et les titres qu'assument les hauts responsables du pays qui bénéficient statutairement de l'immunité, à quelque niveau que ce soit de l'Etat, ils ne peuvent pas, sur la balance de la justice, peser plus lourd que les millions de personnes dont ils assument la direction ou la représentation. Ils ne sauraient bénéficier du double privilège de participer à la direction du pays et d'être considérés, dans leurs droits et leur dignité, supérieurs à la population entière du pays. Le chiffre « Un » ne peut jamais être égal au chiffre de « 40 millions. » Les Algériennes et Algériens ne sauraient, comme membres d'une collectivité nationale définie, avoir moins de droits qu'un seul homme, quels que soient par ailleurs les mérites qu'on aurait pu lui reconnaitre. Leur dignité n'est pas échangeable contre la dignité de cet homme, si unique eut-il été du fait de ses qualités ou de ses exploits passés. Les Algériennes et Algériens sont tout autant justifiés de voir reconnus leur dignité et leurs droits que le chef de l'Etat. Le crime de lèse-peuple, c'est-à-dire le refus de reconnaitre les droits des citoyens par l'autorité suprême du pays, est supérieur, en toute équité, au crime de lèse-majesté, car le premier touche toute une Nation, et le second un seul homme, dont, d'ailleurs, le pouvoir émane du peuple. Ce peuple humilié a plus de droit à la réparation que l'homme à la tête du pays qui souffrirait de l'humiliation du fait des critiques justifiées qui lui sont adressées. Les droits d'un homme, si puissant ait-il été, ne peuvent être supérieurs aux droits de tout un peuple. Cet article du code de procédure pénale entre dans le cadre des décisions scélérates prises par l'ex président pour se protéger et protéger ses complices et comparses en cas de poursuites judiciaires après la fin des mandats qu'ils détenaient.

Il n'y a donc rien d'extraordinaire ou d'injuste, ou même d'injustifié ou de contraire à la loi, à ce que le peuple demande que le dirigeant qui a conduit le pays à la situation catastrophique actuelle, rende des comptes à la justice.

Crime de lèse peuple contre crime de lèse majesté

Il existe le concept de crime de lèse-majesté, dont l'objectif, à juste titre, est de protéger le chef de l'état des attaques touchant à la dignité de la fonction, à condition que celle-ci soit exercée dans le cadre des lois et de la Constitution du pays, ce qui n'a malheureusement pas été le cas au cours de ces vingt dernières années. Le cérémonial protocolaire n'est pas la preuve de la respectabilité du titulaire de la fonction présidentielle.

Mais il doit y avoir aussi, en parallèle, reconnaissance et définition du crime de lèse-peuple, qui recouvre tous les préjudices subis par le peuple du fait des actes contraires à la loi et aux intérêts supérieurs du pays, et commis par le chef d'état déchu au cours de ces 20 dernières années.

Le peuple a droit que justice soit faite de l'humiliation qu'il a subie et des peines qu'ils doit endurer du fait des décisions unilatérales prises par l'ex chef d'état pour ses propres objectifs politiques , qui sont loin de s'être confondues avec les intérêts de l'Algérie.

Les Algériennes et Algériens ont droit que justice leur soit rendue

Les poursuites judiciaires contre Abdelaziz Bouteflika, tout comme contre ses complices et comparses, dont certains hauts responsables et proches collaborateurs, qu'il a choisis pour leur docilité, prouvée déjà par leurs actes de gestion antérieurs, doivent faire partie du processus de rupture définitive avec les pratiques patrimoniales du passé. L'argument d'inconstitutionnalité des poursuites judiciaires contre ces personnalités politiques, ne tient pas la route, car il aboutirait à la situation absurde où ceux-ci seraient couverts même s'ils commettaient des crimes à titre de simples citoyens. L'immunité dont ils jouissent est fonctionnelle, et ne peut les couvrir que pendant l'exercice effectif de leurs fonctions.

Justice retardée est justice déniée

L'absence d'une Haute Cour de Justice , qui, de toutes façon, n'aurait de compétence contre les responsables visés que pendant l'exercice de leurs fonctions, ne peut justifier que justice ne soit pas rendue.

Revenus au statut de citoyens, les hauts responsables bénéficiant de l'immunité dans l'exercice de leurs fonctions, sont sujets aux mêmes instances judiciaires et aux mêmes procédures que n'importe quel quidam algérien, une fois leur mandat terminé. L'article 573 du Code de Procédure pénale relique d'un passé où tous les pouvoirs étaient entre les mains d'un seul homme, ne saurait donc s'appliquer que si la personne en cause est encore en fonction. Il ne peut pas y avoir une justice à deux vitesses en faveur de ceux qui, ayant exercé des responsabilités politiques, retournent à leur statut de citoyens, une fois qu'ils ont été déchargés de leurs fonctions. Et leurs actes commis pendant leur mandat devraient être traités par le système judiciaire comme s'ils avaient été commis par n'importe quel citoyen. Une justice parallèle au profit « de la classe des seigneurs et des nobles, » que cet article énonce, contredit le principe fondamental de l'égalité devant la justice. Le Code de Procédure pénal, dans son article 573, ne saurait être interprété que comme foulant le principe de l'égalité de tous devant la loi comme devant le système judiciaire. Cet article, s'il venait à être invoqué littéralement dans la situation présente, pourrait être considéré comme légitimant une clause scélérate introduite sans doute sous le régime du parti unique, pour protéger les caciques et leurs complices et comparses, en instaurant une procédure judiciaire parallèle, en contradiction avec le principe universel rappelé plus haut. Un seul Etat, Un seul Peuple, Une Seule Justice !

De plus, toute manœuvre d'atermoiement prétextant de l'absence de cadre judiciaire constitue un déni de justice tant pour les justiciables que pour le peuple lésé par leurs actes accomplis pendant leur mandat. En l'absence d'une haute cour de justice, qui n'intervient que si les poursuites judiciaires sont lancées alors que le justiciable est encore en fonction, les tribunaux normaux peuvent être déclarés compétents sans autre procédure, suivant l'instance intervenante, et par gradation, jusqu'à jugement définitif, non révisable et non soumis à appel.

En conclusion : Tout en évitant les dérives judiciaires du passé, qui ont abouti à l'instrumentation de la justice au profit des plus puissants et de leurs comparses et complice, il ne faudrait pas que des arguties tirant leur justifications de clauses légales visiblement contraires aux principes de base de la Constitution actuelle, retardent l'exercice de la justice sur la voie de l'instauration définitive de l'Etat de Droit