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Genèse du Hirak algérien: Une clinique sociale (Suite et fin)

par Mourad Merdaci*

Un manifeste d'incertitudes

La création, dans le champ social, de nouveaux réflexes de ralliement, d'organisation et de mise en contexte des communications et du langage social, confère une modalité défensive, essentiellement réfractaire, souvent déterminée par le sentiment de fracture des origines endogènes ainsi que par les mouvements, les lieux et les temps successifs d'élaboration de situations et d'acteurs périphériques. Elle est indicative de rupture des liens sociaux et identitaires. Des prédicteurs de vulnérabilité paraissent invasifs et nombreux. Ils se sont référés aux privations, essentiellement de liberté et de dignité, à l'absence de suppléances humaine et affective, aux fragilités des modèles sociaux, économiques, éducatifs, sanitaires et sécuritaires. L'exurbanisation de vastes ensembles humains et d'individus amoindris par la misère morale et l'exclusion confère aussi une migration intérieure corrélée à la perte du sens de la vie. Dans toutes les villes d'Algérie, d'énormes ghettos, souvent appelés «Nouvelle ville», représentent d'horribles périphéries où se développe, outre une criminalité induite, une grande désensibilisation humaine.

De nombreuses pratiques du champ social sont articulées aux risques psychosociaux ainsi qu'aux déterminants de conduites limites (suicides, victimisation, homicides et addictions, abandons, exils, exploitation sexuelle des femmes et des enfants). La difficulté à vivre ensemble pousse les hommes et les femmes, les adolescents en rupture d'attaches, vers la création de nouveaux réseaux d'affiliation et de complétude afin de juguler leur souffrance psychique et sociale. Il s'agit, alors, d'envisager la somme de refoulés et de désillusions qui déterminent les postures de critique de la réalité (émeutes, violences sociales et communautaires, protestations, grèves, occupations des lieux publics et professionnels, séquestrations) et les configurations d'affrontement des acteurs sociaux et institutionnels figurés aujourd'hui dans le Hirak. L'impossibilité de communiquer sur les manquements divers, de désigner les cupides et les maffieux est un risque moral d'absolution des gestions dévoyées de toutes les institutions du pays (universités, éducation nationale, justice, administrations, santé, travail social, agriculture, industries, énergies, finances, etc.). Comment croire à une possible réhabilitation de la vie nationale, dans ses perspectives culturelle, sociétale, économique et politique alors que les argumentaires de la pensée sont opaques, la capacité de parole déléguée aux mêmes, le mépris irrévocable et la dignité tronquée ? Plus que jamais, la refondation de l'Etat et de la société paraît déterminée par le départ de tous les petits chefs et la dissolution de toutes les chefferies exécrables et de toutes les pratiques de censure et de mépris.

Plus encore que dans les périodes antérieures, les pratiques sociales, économiques et politiques du champ algérien expriment des conjonctures de déliaison et de suradaptation. Elles marquent une anxiété profonde imprimée par des douleurs anciennes, des blessures et des tourments. Elles soulignent le surinvestissement de la puissance économique et de la compétition d'ego comme seules alternatives au dépérissement intérieur, à la perte de l'estime et des espérances. Ces situations émergent dans les aménagements toujours contradictoires de la vie, au-delà de la perte des références fondatrices et du travail de réparation symbolique. La réappropriation des territoires de croyances et de pratiques magiques, déterminée par une nostalgie mélancolique, souligne la permanence d'une quête de Dieu plus que jamais portée par une foi païenne car les divinités ont muté. Les icônes aussi. Les nouvelles dévotions sont consacrées à l'argent, aux biens ostentatoires, aux jouissances outrancières, à la sexualité intrusive, aux oripeaux importés de Chine et de Turquie par les anciens agents du FIS reconvertis en bazaris, maîtres inattendus de l'esthétisation érotique des corps, exutoire insolent au déclassement, nouveaux artisans du nivellement des classes sociales et économiques et entremetteurs singuliers des pulsions et des révolutions, là même où ont échoué les percepts freudiens et marxistes.

Mais tout se passe comme si aucune conscience ne perçoit les divisions à venir, l'arrêt des structures sociales et des institutions dans un processus d'implosion, d'enlisement circulaire, d'assèchement inéluctable des rentes, de reniement du savoir, d'injonctions aux compromissions, de fractures des appartenances, d'inflation de passifs, d'occlusion de l'État de droit et de prescription de toutes les infamies. Le pays fonctionne sans acteurs modérateurs, sans grilles prévisionnelles, sans faculté d'intercession, sans socialité alternative, sans capacité de parole, sans signification de la vie et sans émotions. Ainsi, le génie insulaire du pouvoir algérien est-il d'avoir réussi à dégoûter les plus affranchis d'une foi sincère de ce pays, de sa bonne terre et de ses enfants. Il n'est que de considérer comment les régnants -mais aussi des baronnets de médias- ont dévitalisé la critique et le travail de l'opinion par l'application d'une censure abjecte et par un procédé d'occultation où les mots sont devenus bâtards et n'ont plus la puissance accusatrice ni fédératrice. Il n'est que de considérer le nombre déconcertant de diplômés formés en Algérie mais candidats incoercibles à l'exil. Le pouvoir actuel a brisé le sens de la contestation, le rêve d'une autre Algérie et le désir de liberté. Un temps d'apaisement surgira-t-il qui ne sera pas marqué par la détestation réciproque, la douleur mémorielle, la suspicion de fortunes surfaites, l'accusation d'alliances hypocrites et de vanités arrogantes ?

Le Hirak porteur de revendications, animé notamment par des catégories sociales latentes, fragiles et périphériques, exprime une problématique de rejet des politiques de pouvoir et de requête de succession et de rupture, fondée sur une demande de vie et de plénitude formatées aux registres médiatisés et idéalisés de sociétés lointaines. Et, principalement, le refus de privatisation de l'Algérie, de ses richesses et de ses institutions. Dans ce mouvement, les jeunesses algériennes n'ont pas envisagé la refondation du régime politique -cette projection ne peut être qu'une fiction- mais une réappropriation des espaces et des dimensions de la vie, dont celle du corps dans ses déclinaisons sociale, biologique, esthétique, mutante, consumériste et intransigeante. L'euphorie générale qui encadre le mouvement ample des marches ne peut pas cacher l'impulsion irrésolue de millions de personnes adossées à la force d'entraînement grégaire de la foule et à une complétude démesurée qui génèrent des messages d'homéostasie et de compénétration émouvante dont l'effet scénique est connoté dans l'imaginaire collectif comme une didactique dissidente ou subversive contre la ségrégation symbolique, la perte des filiations ethniques et politiques et la pression de cultures dominantes. Au-delà d'un enthousiasme cohésif et ostentatoire, les perspectives paraissent indéterminées ou très peu identifiées car les marches fonctionnent sans mécanismes modérateurs et sans direction politique ou éthique lisibles et, selon des éléments de langage devenus communs, sans feuille de route. Ainsi, les étudiants défilent en masse pour exhorter le système à partir alors même qu'ils lui sont redevables d'avoir abrogé l'éthique du fonctionnement universitaire, l'échelle du mérite, les règles de la compétition et dévoyé la légitimité des diplômes dispensés. Si le changement tant souhaité s'opère, notamment contre la privatisation de l'université, il sera inéluctablement douloureux. Cette appréhension peut s'appliquer à tous les secteurs de la vie sociale, institutionnelle ou économique du pays. Il sera impératif alors d'établir de nouvelles grilles éthiques, des délégations probes et des objectifs d'élévation.

Dans l'enchaînement de tourments et d'attentes inépuisables exprimés au plan national, souvent arrimés au travail de la rue, et pour contourner de probables situations d'éclatement, la résolution du pouvoir en Algérie s'est cantonnée dans une projection de réformes crypto-politiques qui, en définitive, permettront au système de perdurer.

Dans leur mode implicite, l'intronisation, nettement rejetée, d'un nouveau président de la République et la référence impropre aujourd'hui à l'article 102 de la Constitution, sans vertu opératoire, font table rase des conjonctures troublées du pays, des passifs de la gestion sociale et politique et, particulièrement, des souffrances de la mémoire, des haines réciproques, de l'étendue de la détestation sociale et de la privatisation des richesses car ce coup de force éloigne les questionnements du champ social. Beaucoup d'Algériens n'auront pas caché leur déception devant l'incongruité de la situation et en ont exprimé un sentiment de frustration et de colère. Mais, davantage, c'est la verticalité de la communication et sa platitude émotionnelle, l'opacité de l'intention, la linéarité sèche de ses propositions qui nourrissent le scepticisme de millions de citoyens déjà alertés par les attitudes controversées, de barrage des formules de droit, illustrées par l'intervention de l'institution militaire dans une improbable fonction d'arbitrage imprimant une minoration du statut des autres instances publiques. Alors même que les généraux doivent être dans leurs casernes ou sur les fronts de guerre.

Il se dégage alors une évidence dans les divers affrontements qui marquent la scène sociale en Algérie, celle de l'absence d'un imaginaire national dans les différentes projections et l'abrasement de l'éthique politique. Car comment établir la certitude d'un choix, la justesse d'une perspective et l'impératif d'une transformation en dehors de l'appui de la pensée de construction nationale et de son référencement dimensionnel ? Ainsi, quelle communauté de sens de la vie, des valeurs et des espérances aurons- nous entendue ou préfigurée ? Quel programme de reconquête de la dignité, de reconnaissance du mérite et de lutte contre le déclassement social aura traversé le mouvement solidaire de millions de personnes en Algérie ? Quel aveu de manquement à l'idéal de fraternité et d'apaisement a été produit en retour aux sollicitations urgentes de la rue ? Dans l'enchaînement mimétique des pouvoirs, par transmission illégitime, il n'existe aucune allusion aux possibles, au recommencement de la vie, à l'appel du partage, au redressement des valeurs humaines, au sacerdoce de l'école, au droit à la santé, à l'incessibilité des libertés, à la dignité du travail et à l'accès à la parole.

Concernant les déchirements de la scène algérienne et les fractures d'étapes de ses transformations, la mobilité des modèles sociopolitiques est indéniable mais leurs caractéristiques opératoires sont incertaines ou emmurées dans les stratégies de salons et de concertations aléatoires. Car très souvent, les acteurs politiques d'opposition se neutralisent dans des querelles internes de chefferie et de positionnement face aux faiseurs de pression. Cette conjoncture, appréhendée par la communication sociale, appelle un recentrage de l'éthique du pouvoir et de l'affrontement politique.

L'absence d'un imaginaire national et l'incapacité d'entrevoir la cohérence de la vie ensemble sont des indicateurs de fracture. Celle-ci est déjà transcrite et agit en Algérie dans une multitude de codes symboliques et opératoires à propos de l'identité, du corps, des lignées spirituelles et politiques, de la règle d'autorité symbolique dans la famille et des réseaux de la filiation ainsi que dans la permanence de douleurs non contenues par la résolution du pardon. Elle est manifeste dans les usages de la vie communautaire et sociale où les riches sont plus arrogants et les pauvres davantage exposés à l'humiliation. Le sentiment de dépossession est prégnant et l'appartenance nationale n'est plus une qualité. Dans l'Algérie actuelle, le travail de l'émeute, les stratégies oppositionnelles, l'inversion des rôles familiaux, la recherche de nouvelles spiritualités, la tentation de l'exil, la dépressivité et les transmutations identitaires de la binationalité sont des dispositions qui traduisent la réorganisation profonde des statuts et des liens.

Dans les années à venir, ce mouvement sera plus important et produira d'autres éclatements de la société. Parce que nous ne pourrons plus nous entendre. Cette projection cyclique de renaissance et de finitude, nous la portons dans nos actes ordinaires, dans nos espoirs et dans nos incertitudes.

*Professeur de psychologie clinique, psychologue clinicien, psychopathologue. Consultant international pour l'enfance et la famille. Directeur scientifique de la revue Champs. Derniers ouvrages parus : «De l'épure au dessin. Génétique, clinique, psychopathologie», Médersa, 2017. «Adolescence algérienne.

Liens et cliniques», L'Harmattan, 2016.