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Ce pour quoi nous voulons nous battre, quid du substitut algérien au libéralisme ?

par Derguini Arezki

Cet écrit se veut une contribution à un mouvement de pensée qui établisse l'unité de la société et de sa pensée. Les intellectuels algériens, maghrébins et africains, devraient se donner des espaces de réflexion où ils se liraient, se répondraient, développerait des programmes de réflexion indépendants afin que la société puisse autour d'eux développer ce courant de pensée au travers duquel elle se penserait. Ils doivent cesser d'être complètement satellisés par l'attraction des centres de gravité de la pensée mondiale. Ils doivent commencer à réserver une part de leur activité à cette réflexion collective. La philosophie utilitariste est un exemple de courant de pensée avec lequel la société anglaise a fait corps au cours du XIX° siècle[1]. Une doctrine économique ne peut pas être le fait des seuls économistes, elle se produit en même temps ou presque qu'une philosophie morale et politique, qu'une doctrine juridique. Autrement dit elle se singularise dans une certaine différenciation de la pensée. Il va nous falloir penser, expérimenter pour que se dessine une voie fructueuse que nos sociétés pourront emprunter. Il va falloir nous engager dans la production d'une doctrine économique alternative au libéralisme. Alors, osons penser, osons expérimenter en prenant soin de nous. J'ose m'engager ici dans la simulation d'une telle ébauche.

La fin de l'extraterritorialité de la science

Nous avons beau savoir, le savoir est limité, réfutable. La science ou le savoir ont pour but de conserver ou d'améliorer des croyances non pas au nom de la raison, d'une raison transcendante, mais au nom de l'expérience. La croyance est la dimension du savoir qui marque la limite dans la croyance rationnelle entre le connu et l'inconnu, dans la croyance religieuse entre le connaissable et l'inconnaissable. Il y a toujours un au-delà du savoir, de l'expérience. Elle est sa part incertaine, sa frontière à partir de laquelle il interroge l'inconnu, se définit par rapport à l'inconnaissable. C'est pourquoi nous doutons de notre savoir. Mais c'est elle aussi qui lui donne la dimension de certitude, le sort de son relativisme absolu. « Je crois dur comme fer ». Le savoir n'est jamais complet, la croyance signale son incomplétude, nous croyons savoir plutôt que nous ne savons vraiment. Ce savoir est destiné à changer, il n'est pas vrai. Mais nous avons besoin de certitude ou plutôt de faire avec du solide. Nous avons beau dire, ce n'est pas à la divine Raison de trancher, mais aux agents de l'expérience. Il est incomplet, imparfait, mais nous avons besoin d'y croire, de faire comme s'il était vrai, de ne pas le remettre en cause continuellement, de ne pas être sceptique. Puis nous avons besoin un jour de cesser d'y croire, de le remettre en cause, parce qu'il nous faut mieux que ça. La vérité est une croyance, je crois que c'est vrai. À moins de nier cette part du savoir qu'est l'inconnaissable. En pratique, on s'en tiendra à l'inconnu connaissable dont la connaissance nous fera progresser. Cela nous est suffisant pour construire des théories, des expérimentations dans le monde et des objectivations du monde. On pourra distinguer entre ce qui est proprement scientifique dans la croyance, on parlera alors de croyance rationnelle parce qu'établi par l'expérience et remis en cause par une expérience plus riche. Elle est la partie du connu qui ne se dissocie pas de l'inconnu, qui change avec une meilleure connaissance de l'inconnu, qui est au centre de l'expérience, mais non à sa frontière, dans ses présupposés, tels les mythes, le mythe de l'incarnation par exemple.

Il ne faut donc plus séparer radicalement expérimenter, savoir et croire : la croyance est la base sur laquelle le savoir expérimente. La croyance est une hypothèse sur le monde. Le mythe comme présupposé et la croyance rationnelle comme objet. Le monde nous est donné en totalité comme croyance, il nous est donné comme savoir qu'en partie. On peut parler de rationalité limitée, comme raison non omnisciente de par son information et ses capacités de traitement de l'information. On peut dire que la croyance comprend le connaissable et l'inconnaissable et que le savoir vise à comprendre à repousser les frontières de l'inconnu.

Je laisserai de côté ici ce que l'on peut appeler la volonté de croire (W. James), où il faut introduire le désir (G. Tarde), le rapport de la croyance à la volonté de savoir et au désir d'expérimenter.

Le grand partage occidental.

La science moderne occidentale, s'est appuyée sur la croyance selon laquelle Dieu avait créé le monde, qu'Il s'en était retiré (et afin que le monde ne sombre pas dans le chaos) il l'avait confié à des lois simples et en nombre limité auxquelles l'homme pouvait accéder et grâce à la connaissance desquelles, il pourrait se rendre maître de la nature. L'idée selon laquelle nous pourrions nous rendre maîtres de la nature, autrement dit l'idée de nous élever à la hauteur de Dieu le créateur, n'est pas une croyance universelle [2]. Elle est une conséquence du mythe de l'incarnation : Dieu se faisant homme permet à celui-ci de transcender la nature, de s'en distinguer et de la dominer. C'est l'inversion de ce postulat qui fait que l'homme se faisant comme Dieu rend possible l'idée de se rendre maître de l'univers. En Islam, le savoir humain et sa maîtrise du monde restent limités [3], l'homme bien qu'élu n'est pas la plus grandiose créature de Dieu [4].

Dieu aurait créé un monde naturel obéissant à des lois et des humains qu'Il aurait distingués d'un esprit (âme ou conscience) et qui disposeraient d'un libre arbitre. L'homme transcendant de Descartes, son humanité, est par cette intériorité. La science s'appuie sur la croyance d'une opposition entre une nature qui obéit à des lois (des mécanismes) d'un côté et des cultures [5] qui obéissent à des traditions diverses d'un autre côté. Opposition qui va donner des corps esclaves de mécanismes, d'instincts et des âmes libres, animées de désirs terrestres et aériens.

Cette croyance va donc soutenir l'idée scientifique selon laquelle la nature serait une machine, un complexe de machines dont on peut se rendre maître en accédant à leur connaissance. Plus tard cette idée s'émancipera de la croyance qui l'a rendue possible, elle ne sera plus justifiée par son origine, mais par sa fécondité, par l'expérience. C'est ainsi qu'elle va pouvoir gagner les autres cultures, par la diffusion de ses machines. En découvrant la machine, le moteur qui libèrent le geste de l'homme, le Japon n'aura pas de mal à rattraper l'Occident et à en faire partie. Il nous faut retenir cette idée, là où il n'y a pas de machines, là où il n'y a pas régularités sur lesquelles nous pourrions compter, il n'y aura pas de science.

La nature obéit à des lois, à des mécanismes qui règlent son fonctionnement. La société le peut aussi. Elle va le devoir pour libérer son esprit des tâches routinières qui ne vont pas cesser de s'accroître. Une partie d'elle-même va s'automatiser pour que son esprit ne succombe pas sous ses tâches. La science va se charger d'objectiver une nature, un monde, une société automates. La science peut se donner pour objectif de découvrir les régularités objectives qui lui permettront de se faire entendre par la nature. La société peut se donner des règles pour avoir un fonctionnement régulier, régler sa progression. Avec la diffusion des machines, le mythe du progrès le permet. La société doit progresser en se réformant. La science sociale s'en chargera. L'animal et le végétal étaient regardés comme des machines que l'on pouvait faire travailler pour soi si on découvrait leur fonctionnement, les mécanismes auxquels ils obéissaient. L'agriculture le montre bien. L'économie et la société en adoptant le modèle de la physique mécaniste (A. Smith et les classiques)[6] ou de la biologie (E. Durkheim) pourront rationaliser le comportement de la société. L'économie et la société seront-elles aussi des machines que l'on pourra améliorer.

Avec le retrait de Dieu de la nature, commence les séparations du monarque et de la nature, de la politique du monarque de droit divin et des lois divines devenues naturelles, du représentant de Dieu qui gouverne le monde et des lois divines qui gouvernent la nature. C'est la fin des prophètes. Apparaît alors le grand Livre de la nature qu'il faut déchiffrer (Galilée). À côté des saintes Écritures, il saura coexister, coopérer ou leur faire concurrence.

L'économie objective et objectivée

La « science économique » est de création récente, elle émerge avec le développement des besoins des villes et de l'État qu'il faut financer, dont il faut gérer les comptes. Elle est contemporaine de la notion de société. L'économie politique naîtra comme une économie naturelle qui pour être a reçu ses lois de la Providence (la main invisible d'Adam Smith et les physiocrates avant lui), tout comme la nature. Elle prendra ses distances du politique (le monarque) pour appartenir à un nouvel esprit, à la pratique des marchands, grands et petits, et à leurs théoriciens concurrents et héritiers des savants ecclésiastiques avec pour but d'accroître les ressources publiques et les richesses de la société. Les lois de l'économie se détachent des lois du monarque, de sa politique, pour devenir celles objectives d'une machine sociale que l'économie politique se chargera de découvrir pour permettre l'éclosion et la croissance d'une telle machine. L'économie est tout aussi bien donnée que construite, naturelle qu'objectivée, obéissant à des régularités objectives et des règles sociales par lesquelles elle est objet scientifique et construction sociale.

Au départ, dans la civilisation grecque, l'économie (eikos, nomos) est l'art de gérer la maison. Aujourd'hui il s'agit de gérer la production et sa répartition sur d'autres échelles que la maison. Ou si l'on préfère, la grande maison, le domaine, la villa ont changé d'échelle, de configuration. On parle de science économique, mais en vérité il s'agit d'un art qui utilise des instruments scientifiques. Toute l'économie, comme la société, ne peut pas entrer dans un laboratoire ou un modèle comme peut le faire une théorie scientifique pour être testée. Son objet lui échappe en partie. L'économie comportementale met de la microéconomie en laboratoire, des comportements non stratégiques obéissant à des incitations et des nudges (coups de pouce). Elle teste des modèles de comportements stratégiques. Elle ne met ni la société en laboratoire qu'elle pourrait transformer en rat de laboratoire ni n'a pour but de permettre à la société d'expérimenter elle-même. Il en est ainsi dans la société de classes.

Il reste que l'économie et la société peuvent devenir des laboratoires, où société et économie s'éprouvent dans le monde, expérimentent des rapports au monde, leurs constructions. La société devient alors active dans l'expérimentation, la mise à l'épreuve de croyances et de savoirs et leur évaluation. L'expérimentation devient une affaire sociale avant d'être celle d'experts. On peut alors parler de l'économie politique comme d'un art de gérer la production, les services publics et la croissance, mais comme d'une science sociale expérimentale de gestion des ressources humaines et naturelles. L'homme ne peut avoir de ces dernières qu'une maîtrise relative, il n'est plus au-dessus de la nature, il est parmi des humains et des non humains, il expérimente au milieu d'eux. Il expérimente des relations, des machines, des systèmes qu'il monte et démonte. Le modèle n'est plus la physique mécaniste, mais la physique relativiste. Tout dépend du point de vue que l'on adopte sur la totalité, le tout ne peut être donné, ni d'un seul tenant ni de plusieurs, un tout s'obtient relativement à une somme de points de vue. Il est une objectivation de plusieurs points de vue qui s'éprouvent dans une existence, une présence au monde.

L'économie est naturelle, si l'on veut comme Adam Smith qui fonde l'économie sur un penchant humain naturel à échanger et sur un marché soumis à la Providence (une main invisible bienveillante s'attachant à harmoniser les intérêts particuliers). Mais pas entièrement lorsque de création sociale émerge la production humaine, elle est donc en partie, puisqu'elle n'est pas entièrement extérieure à l'homme et qu'il faut la développer. Mais elle doit être comme la nature, comme une chose[7], comme une machine obéissant à des lois. Aujourd'hui on dira donc qu'elle est objective. Il nous faut ainsi retenir le principe suivant : l'économie est une objectivation sociale en prise de part en part dans un milieu, un milieu naturel, social et technique. Elle est donc en fait l'objectivation d'un milieu.

Elle est la machine à produire des richesses matérielles, mais aussi des inégalités. Ce pour quoi elle est l'étude des règles qui commandent la production et la répartition des richesses. Elle reste « naturelle » parce qu'elle ne se donne pas entièrement à l'homme et parce que même construite, produite socialement, elle obéit à des règles objectives. Chez Adam Smith, elle procède du penchant naturel de l'homme et est gouvernée par la main invisible. Le penchant du marchand et la loi du marché qui cessera d'être celle de Dieu, mais qui en aura dérivé. Pour Adam Smith, ce n'est pas l'homme qui (produit et) répartit les richesses, c'est Dieu. Elle est donc naturelle de part en part et sera mécanique comme construction sociale, car elle doit obéir à des règles, autrement dit largement indépendante de la volonté des humains par la nature au départ, puis par le fait de la concurrence parfaite recherchée ensuite. Davantage, si l'on ajoute que les humains ne savent pas exactement ce qu'ils font (rationalité limitée et biaisée, inconsciente). Non pas naturelle tout à fait, bien que physiologique et psychologique, quant aux besoins et « naturelle » parce qu'indépendante de la volonté humaine (concurrence et hasard).

L'économie doit donc être la machine à produire des richesses sociales. Dans un milieu donné, fait de contraintes naturelles et sociales[8]. Une machine sociale, un fait social objectif (dirait E. Durkheim) et objectivé. La science qui l'étudiera sera à la fois objective et normative. Objective parce qu'extérieure à l'homme, mais aussi normative parce qu'objectivée par une expérimentation de l'homme et de la société.

La division de classes du travail

Si l'on renonce à la transcendance de l'homme par rapport à son milieu, une telle économie ne sera donc pas extérieure à son milieu, elle n'envisagera pas de transformer toutes les interactions qui la présupposent en objets. Elle n'envisagera pas de recréer son milieu comme Dieu qui recréerait le monde, mais de l'enrichir comme elle développe une ressource. Le capital économique ne détruira pas le capital naturel pour se substituer à lui. Comme une machine, elle se montera et démontera dans un milieu relativement ouvert et fermé dont elle s'efforcera de développer les ressources et les potentialités. Elle ne visera pas à s'abstraire de son milieu et à obéir à sa seule logique, c'est-à-dire à maximiser son rendement en quête de nouveaux milieux après avoir détruit les anciens. Elle ne visera pas à abandonner la terre. L'individu méditerranéen, humain ou non humain, ne viserait pas à s'abstraire de la chaleur de son climat, tout comme l'individu nordique du froid de son milieu. Ils détruiraient leur milieu en voulant faire des différents milieux un seul milieu.

Le milieu est naturel, social et technique. La machine fabrique de l'intérieur et de l'extérieur. La machine économique est une machine sociale qui fabrique du lien social entre générations, entre actifs et inactifs, entre travailleurs, anciens devenus actionnaires et nouveaux. Elle fabrique du continuum social ou de la division sociale, de l'interdépendance en allongeant le détour de production, en détruisant d'anciennes interdépendances et en fabriquant de nouvelles. Elle détruit le continuum social ou l'étoffe.

L'opposition précédente du corps et de l'esprit se prolonge dans le monde humain au sein de la société européenne de classes. Elle s'enracine au cours du Moyen Âge et prend corps à partir du mythe indo-européen de la tripartition sociale (G. Dumézil). On distinguera ceux qui servent l'esprit et ceux qui servent le corps. À partir de la division sociale fondamentale entre guerriers et paysans (G. Duby), on distinguera ceux qui servent l'esprit proprement dit, de ceux qui constituent son bras armé. Les premiers prient et pensent, s'adressent à l'inconnaissable et se chargent de l'inconnu. Bien que prétendant à la transcendance et à la prééminence, les premiers ne seront issus que des seconds de la classe des guerriers. De cette division sociale du travail naîtront les divisions de la pensée et de l'action au sein de la classe dominante, de la conception et de l'exécution au sein de la société entre les classes dominantes et dominées.

La science dans la société de classes s'appuie sur la division de classes du travail. La science ayant pour but de dominer la nature, dans la division de classes, c'est à la classe dominante de dominer la nature. La classe dominée fait partie des corps qui la rattachent à la matière. Elle est celle qui ne se dominant pas a besoin d'être dominée. Elle a un rapport avec le terrestre, elle est dédiée au corps, à la matière. Aujourd'hui avec l'idéologie des droits humains on dira que l'une constitue la partie automate de la société, l'autre sa partie réflexive. Dans la société française, la confiance dans l'élite qui s'apparente à l'ancienne confiance catholique dans l'Église dominée par le mythe de l'infaillibilité est telle que tout le système éducatif est dédié à la formation d'une telle élite. Ce pour quoi la révolution devient du fait de ce mythe, le mode de traitement de la crise du rationalisme de la société française.

L'individu séparé, mythe de l'idéologie libérale

La croyance méritocratique est un exemple de fausse croyance nécessaire à la construction de la société de classes occidentale. Le succès dépend largement de facteurs indépendants de l'individu : la génétique, le lieu de naissance, la situation familiale et d'autres circonstances moins générales, elle reste cependant nécessaire[9]. Les faits ne sont pas ici suffisants pour défaire une croyance.

Cette croyance que l'expérience n'arrive pas à dissiper relève en vérité d'une doctrine dont elle ne peut être séparée. Sa mise en cause affecterait toute la doctrine, à savoir la transcendance de l'individu par rapport à son milieu[10]. À partir du philosophe John Locke (1632-1704), l'individu est propriétaire de son corps et du produit du travail de son corps. Propriétaire d'un corps qu'il n'a pas créé et du produit d'un travail qui est aussi celui d'un milieu naturel, technique et social dont il hérite ou qui lui est donné et qu'il transforme. Son « travail » (son énergie, sa technique) ne peut être séparé d'un milieu naturel et technique. Il n'est pas producteur de ce milieu, mais seulement « consommateur » productif. La production a commencé avant lui et se poursuit après lui. Il n'est pas le début et la fin de la production. Son empreinte cependant s'est accrue ; d'empreinte elle s'est transformée en force géologique. Ce pour quoi on parle aujourd'hui d'anthropocène. Sa volonté de domination va se transformer en cauchemar.

Si l'on accepte de ne pas séparer l'individu de son milieu social et naturel autrement que relativement, il faudra substituer au mythe de l'individu séparé une théorie de l'individu social qui permettra de faire de la réflexivité non plus la propriété d'une classe, mais d'une société entière.

La concurrence parfaite, modèle de l'idéologie libérale

Il faut substituer au mythe de la concurrence parfaite celui de la concurrence régulée dans le sens où elle a des objectifs et n'est automate qu'en ce qui lui concède la société, c'est-à-dire ce que lui concédait déjà Aristote, une fonction de logistique. La liberté devrait s'exercer dans le cadre d'une responsabilité sociale. Je ne peux pas être libre de m'enrichir et d'appauvrir, d'être indifférents à la pauvreté les autres. On ne peut pas non plus faire l'économie d'une automatisation qui libère la pensée et l'action de la routine. Il m'arrive souvent sur la route de me rappeler que faute d'avoir effectué un tel travail d'automatisation, nous perdons notre temps à réfléchir là où nous devrions en être dispensés et n'avons plus le temps de réfléchir là où nous le devrions. Il y a de bonnes et de mauvaises habitudes qui règles les rapports à nous-mêmes et à autrui (habitudes sociales et mentales). Il y a de bonnes et de mauvaises machines sociales qui rendent possibles de bons et de mauvais états d'esprit.

À l'origine le modèle de la concurrence parfaite est le modèle qui prend la suite de la main invisible et permet à l'économie de s'objectiver, de s'autonomiser, d'être indépendante de monopoles sociaux et le moyen de libérer la production, d'atteindre une certaine efficacité. Se dégagent des régularités de l'économie et de la société qu'il est possible d'améliorer. En vérité l'économie ne s'autonomise que relativement des relations sociales (la sociologie économique), des désirs humains (l'économie comportementale et davantage). Elle peut être dominée par une oligarchie financière qui doit composer avec ces relations sociales, ces désirs humains pour fabriquer la machine économique. Elle doit fabriquer du consentement. Ce à quoi sert d'abord une idéologie, et pour ce qui la concerne l'idéologie libérale, celle de la concurrence illimitée et de l'individu séparé.

Mais à la longue, la libre concurrence aboutit à une concentration du pouvoir économique aux mains d'une fraction toujours plus réduite de la population mondiale et à un désengagement massif du travail humain de la production. La prolétarisation du travail humain s'accompagne d'une marginalisation du travail dans la production. Réduit à une simple énergie, il est expulsé par des énergies plus performantes. La libre concurrence, illimitée, concentre de manière insupportable les ressources mondiales pour les mettre au service des puissances guerrières. La machine économique est donc aussi une machine de guerre pour les puissances guerrières. Pour les sociétés non guerrières, il faut inventer une machine sociale et économique qui puisse se prémunir contre les dégâts que peuvent leur occasionner ces machines guerrières. Cela va concerner le rapport entre la partie objectivée et celle non objectivée de la machine économique. Celle-là se prête au contraire de celle-ci à la destruction , et aussi, est-ce un hasard, à la délocalisation.

L'efficacité de la machine économique ne peut plus justifier sa construction indépendamment d'un objectif d'équité sociale, d'une certaine structure formelle et informelle de répartition du pouvoir économique.

Production, répartition et redistribution

Si le mérite ne peut être rapporté totalement à l'individu, si la part de l'individu dans le succès d'une entreprise ne peut être totale (the winner take all the market), si sa nature, son milieu, son entourage ou son équipe ont autant de mérite que lui, si le capital qu'il engage ne peut exprimer tout ce que ce capital doit à d'autres ressources, quelle règle de répartition peut-on adopter ?

Dans la théorie classique la règle de la répartition est celle de l'uniformité du taux de profit, dans celle néoclassique c'est la règle de la productivité marginale. Pour la théorie classique, le profit sera ainsi proportionnel au capital engagé. Le capital engagé se résumant au capital avancé par le capitaliste en capital fixe et en capital circulant. La libre concurrence étant le moyen de réalisation d'une telle règle, d'une telle égalisation. Toutes les deux règles, classique et néoclassique, sont ancrées dans la production avec une illusion de solidarité avec elle du fait de la concurrence parfaite. Elles semblent soudées à la production et prennent l'apparence d'une règle objective, d'une loi naturelle un peu à l'image de la sélection naturelle de Darwin. Chacun obtient le revenu qu'il mérite. Mais c'est bien cela qu'il s'agit de relativiser : il ne s'agit pas d'une règle naturelle, mais la règle objectivée d'une croyance. La part qui revient au mérite individuel, nous l'avons soutenue, est une convention de la société libérale.

La première question que l'on peut se poser concerne la définition du capital. Le capital engagé aujourd'hui peut-il se résumer dans ces formes de capital fixe et circulant ? Et encore, le capital engagé n'engage-t-il que ces deux formes de capital ? Marx avait déjà récusé une telle définition du capital pour proposer celle de capital constant et de capital variable. Il focalisait la source du profit dans une partie du travail, le travail vivant et non dans tout le travail comme le faisait l'école classique qui supposait que le capital était du travail mort, du travail objectivé. Seul le travail vivant était en mesure d'engendrer un surtravail, une plus-value, un profit. Un peu comme dans l'évidence que seule une femme peut engendrer et pas une machine. Marx en excluait le travail objectivé, qu'il désignait comme du « travail mort ». Il réduisait donc la source du surplus à une partie du travail, le travail vivant direct.

L'opération de Marx qui consista à séparer le travail vivant du travail mort, le travail direct du travail indirect, le travail passé du travail présent découle aussi de ce point de vue selon lequel la vivification de tout le travail est le fait du travail vivant direct et présent. Ce qui suppose la transcendance du travail direct qui s'approprie le travail passé et le travail présent indirect. Mais du fait que le travail vivant est le vivificateur du travail passé ou indirect, soit celui qui redonne vie au travail mort, peut-on en déduire que le travail vivant direct est la source unique du surplus, du nouveau travail et de son produit ? La nouvelle vie de tout le travail, du travail collectif présent et du travail collectif passé, s'efface-t-elle vraiment devant la vie du travail direct présent ? Le travail direct (et indirect) présent ne fait que rétablir des rapports avec des milieux qui étaient rompus et d'où il extrait de nouvelles forces ou matières qu'il vise à objectiver ou intensifier d'une certaine manière. Avec la vivification il n'y a plus de différence entre travail vivant et travail mort, travail passé et travail présent. Le travail vivant redonne vie au travail passé, se l'incorpore pour s'objectiver d'une certaine manière ou pour l'intensifier. Oui la plus-value est produite par le travail vivant, comme la vie qui se multiplie, mais dans le procès de travail le travail mort se transforme en travail vivant. On peut considérer que dans le procès de production, le « travail mort » passé, comme input et dans un premier temps, est transformé en travail vivant par le travail direct pour donner dans un deuxième temps et comme output, un nouveau travail mort, présent, objectivé. Marx aurait dû soutenir que c'est au travers le processus de la vivification de travaux séparés que se produit la plus-value et non par la division de la substance du travail vivant en travail payé et non payé.

Dans la théorie classique, la théorie du surplus part d'une hypothèse : l'homogénéité de l'input et de l'output : on produit du blé avec du blé (D. Ricardo). De la différence entre l'input et l'output nous obtenons le surplus. C'est en analogie avec cette métaphore que Marx va produire la théorie du profit puis de la plus-value. À la place du blé, on va mettre le travail. Tout est travail. À partir du moment où l'on produit plus que l'on consomme, il y a surplus. Or dit Marx, une marchandise est particulière, elle produit plus qu'elle consomme, c'est la force de travail. Cela est bien vrai, mais une fois que l'on a dissocié cette force et les autres forces de leur milieu. Le moulin à vent ou à eau, n'a-t-il pas remplacé avantageusement le travail direct (le saut et le moteur humain) en consommant moins de travail humain ? N'a-t-il pas produit plus avec moins, ce qui permettra au féodal qui va le faire accepter de s'approprier une partie du produit du travail. On ne peut donc pas dire avec Marx que seule la force de travail économise le travail qui au départ représente selon lui toute la dépense. La force de travail s'étant décomposée en énergie et technique (art), une autre énergie s'étant substituée à la sienne et une machine à son geste, il faut dire qu'une force s'est substituée à celle du travail. Sont concomitantes pourtant chez Marx les notions de forces productives et de forces de travail. La machine n'est que répétition d'opérations simples qu'une énergie actionne. Le geste et l'énergie se sont détachés de l'homme, mais peuvent lui être rattachés à nouveau par le travail direct.

La démarche analytique qui nous fait séparer le travail vivant du travail mort ne doit pas nous faire oublier qu'ils sont tout d'abord du travail, autrement dit que dans la pensée ou la réalité ils ne sont pas séparés. Dans le contexte où la force productive sociale est devenue une force géologique, force est de constater que cette force se trouve en désaccord avec les autres forces géologiques ensuite que nous n'avons pas réussi à rétablir l'unité du travail de ces différentes forces. Dans leur théorie de la valeur travail, Marx et l'école classique du fait de leur anthropocentrisme, avaient exclu le travail de la nature, le travail vivant de l'eau ou du vent, le travail mort de la nature que peut représenter par exemple le charbon ou le pétrole. Cette force qui pour Marx était à l'origine de la plus-value et n'était pas une marchandise comme les autres ne l'empêchait pas d'oublier le fait que c'était d'abord parce qu'elle était une force naturelle, une marchandise non produite par une marchandise. Une force naturelle que les classiques avaient réduite à ses conditions objectives de production [11]. Une force naturelle dressée par une éducation, une expérience qui implique d'autres forces. Qui de la roue, de l'énergie du vent ou de l'eau, du travail d'entrepreneur du meunier peut s'attribuer exclusivement le bénéfice du surplus, le propriétaire (théorie de la productivité marginale) ou le travailleur (théorie de l'exploitation) ? Une fois que l'on a distingué le sujet de l'objet, l'affaire est réglée. Mais il ne s'agit plus alors du point de vue de la production, mais de celui de l'appropriation. Il faut donc admettre que celui qui s'attribue n'est pas celui qui produit. Que la production est une chose et la répartition une autre !

Une chose est certaine, la chose ne peut d'elle-même s'approprier la chose[12]. Ce ne sera donc pas la roue, le vent ou l'eau qui s'approprieront le surplus. L'homme-sujet sera celui qui s'approprie la chose-objet par le travail direct (travailleur) ou indirect (propriétaire du moyen de production). À partir de là, on peut imaginer que ce qui fera le pouvoir d'appropriation c'est un certain rapport entre les forces sociales, une convention sociale qui tiendrait compte de rapports avec d'autres de forces englobantes ou sous-jacentes, entre les propriétaires ou travailleurs et les autres parties prenantes à la production [13]. En cela le libéralisme allemand se distinguera de celui anglais ou français.

Ensuite peut-on continuer à accepter cet anthropomorphisme qui consiste à placer l'homme au-dessus de la nature, à attribuer tout le produit du travail à l'homme par quoi une certaine reproduction des forces naturelles est refusée ? À poursuivre une objectivation du travail et de la production naturelle devenue extrême qui exclut le travail humain du champ de la production ?

Les trois dimensions du travail

Il faut rétablir l'unité du travail vivant dans ses trois dimensions : une dimension horizontale, en tant que travail présent, direct et indirect. On ne peut strictement attribuer le résultat de la production au travail présent local. La dynamique de la production prend en compte un travailleur collectif qui s'est divisé le travail, ou mieux, prend en compte une dynamique de la différenciation du travail. Il y a une dynamique de la différenciation du travail à laquelle Adam Smith attribuait la production des richesses. Sa théorie du travail commandé à la différence de la théorie de la valeur de Marx et de Ricardo prenait en compte le pouvoir d'appropriation par les propriétaires de capital du produit du travail. Il y a comme une frontière technique qui parcourt la différenciation du travail. La règle de répartition dépend en réalité de la stratégie d'accumulation et d'élargissement du marché. De la stratégie de reproduction élargie des différentes formes de capital. Elle s'enracine tout autant dans une production à venir et sa répartition que dans une production passée.

Ensuite, il faut rétablir l'unité du travail indirect (passé et présent) en tant que dimension verticale. Le concept de capital humain signale le fait que le travail direct est constitué de travail passé incorporé (éducation et formation).

Il faut enfin rétablir le travail dans une troisième dimension, celle qui rattache le travail humain et le travail de la nature qu'unit le procès de travail. Nous sommes une force parmi d'autres forces de la nature dont la capacité d'abstraction est limitée et dont il faut craindre la capacité de destruction des autres forces. Il faut renoncer à une position de transcendance absolue vis-à-vis de la nature et à une concurrence aveugle des forces du marché.

Les théories de la répartition

Elles s'inspirent de théories de la production chez les différentes écoles, d'un certain rapport à la production. Les deux théories de la répartition classique et néoclassique ancrent la règle de répartition dans la production grâce à la soumission de la production à la libre concurrence, à la transcendance du travail humain dans le procès de travail et à l'opposition de la propriété et du travail. Pour le travail, tout est travail. Pour la propriété, tout est capital et pouvoir de commander au travail.

L'unité du travail dans ses trois dimensions ne nous conduit-elle pas à redistribuer le revenu de la production entre d'abord le capital engagé direct et le travail total mobilisé d'où il s'est abstrait dont la partie marchande et non marchande, ensuite entre les mérites individuels et les mérites collectifs, puis entre la production présente et la production future désirée, compte tenu de tout cela autrement que comme ce revenu est produit par le marché ? Toutes ces participations au travail présent nous suggèrent la nécessité d'une relative autonomie de la répartition par rapport à la production et justifie l'existence de l'instance de la redistribution. La nécessité de la redistribution justifie l'existence d'une instance centrale autrement dit l'existence d'une centralité qui soit différente du centre producteur de profit. Il nous faudra revenir sur ce principe de redistribution considéré comme le troisième principe d'intégration économique avec ceux de la réciprocité (don) et de l'échange marchand (marché) qui justifie une distribution secondaire différente de la distribution primaire du revenu.

L'économie, une science sociale expérimentale au service d'une démocratie économique

L'économie comme science est dans la société de classes occidentale, une science comportementale qui vise à normaliser le comportement des individus dans la logique de l'accumulation financière. Les individus, consommateurs ou producteurs, sont des rats de laboratoire, les politiques publiques des expérimentations d'experts. La science corrige la rationalité limitée (H. Simon) et biaisée (Kahneman) des individus. Elle n'est normative que parce qu'elle emprunte des normes à un modèle idéal qui compte une concurrence pure et parfaite qui objective la machine économique et s'appuie sur le comportement rationnel des individus qu'elle suppose instruire. Gary Becker prolonge Max Weber. Pour le reste, elle abandonne les fins aux individus qu'elle prend comme données. Elle ne s'intéresse qu'aux moyens, elle n'est qu'une science de la logistique. La science économique aide la société à parfaire la concurrence et les individus à être rationnels. Les comportements doivent être rationnels, car ils ne le sont pas.

L'économie est une science normative. Elle montre ce qui doit être fait afin que l'économie s'objective et devienne performante. Elle doit être en cela concurrentielle et les individus séparés rationnels. C'est par la concurrence que l'économie s'objective et se prémunit contre sa propre fin, contre la domination d'un monopole, royal ou purement économique. Car l'objectif de la concurrence est précisément de se défaire de la concurrence. Elle doit être parfaite pour être en mesure de se défaire de sa tentation, de son attachement monopoliste. Ensuite c'est par la science que le comportement des individus s'objective, se détache de leur subjectivité, se défait de ses différents biais cognitifs qui altèrent sa logique et donc la logique de leur coopération et de leur compétition.

La rationalité des individus est limitée, biaisée, mais être rationnel ne signifie ni se conduire en individu séparé, ni en égoïste. On ne peut plus se contenter de la simplification de l'homo economicus comme individu séparé, égoïste et omniscient (J. Tirole). Il ne peut être extrait de l'interdépendance sociale. Il ne naît pas séparé d'une part, d'autre part il vise à s'inscrire dans une certaine structure sociale et souhaite obtenir une certaine reconnaissance sociale. Les comportements interdépendants, coopératifs et concurrentiels deviennent stratégiques. Une nouvelle microéconomie qui rétablit l'unité de la production et de la consommation devient nécessaire. Une science expérimentale qui permettrait la construction d'une démocratie économique en rétablissant l'unité de l'économie et de la société devient nécessaire.

La machine économique et son milieu.

L'économie n'a plus besoin de la concurrence pure et parfaite pour s'objectiver, se détacher des monopoles. Elle peut se déprendre de ce modèle qui lui a servi à s'émanciper de la tutelle monopoliste monarchique pour se monter comme une machine sociale objective. Il lui suffit d'être une compétition régulière pour s'objectiver. Il ne lui suffit plus d'opposer concurrence et monopole, elle a besoin de composer avec les monopoles, de garantir une compétition monopoliste pour protéger l'innovation. Il ne lui suffit plus d'opposer consommation et production, elle doit projeter les normes de consommation et de production selon lesquelles la société veut rationaliser son activité. Elle a besoin de définir les coopérations et les compétitions qu'elle privilégiera au sein de ses milieux internes et avec ses milieux externes. La société se construit au travers de son économie. Elle construira ses habitudes, ses objectifs en fonction de ses préférences et vice-versa. Elle différenciera son travail (son capital) en fonction de ses besoins sociaux d'équité et ses besoins économiques d'efficacité. À la suite de Max Weber (et de Fernand Braudel d'une manière moins explicite qui parle d'économie cohérente de marché) et dans le sillage de Gary Becker, on peut dire que l'économie est une rationalisation de l'activité sociale. C'est de ce caractère qu'elle tient son « impérialisme » : toute activité sociale subit la loi de l'analyse coût-avantages. Ce n'est pas le calcul qui instaure la société civile de classes, qui abstrait l'économie de la société pour la soumettre à la loi du profit et des propriétaires, c'est le calcul financier pour qui seul l'argent compte. Le gouvernement par le nombre qui s'est substitué au gouvernement par les lois (A. Supiot) est la nouvelle condition de la soumission de la société au capital financier.

L'économie peut être la science ou l'art de ce qu'elle doit être par rapport aux ressources d'un milieu qu'elle doit accroître. Elle doit permettre à des individus de vivre dans un milieu dans lequel ils ont une relative maîtrise des équilibres de leurs rapports. La machine économique ou l'économie objectivée n'a pas pour but sa seule croissance, mais principalement le développement de son milieu. La machine économique n'exproprie pas la société et le milieu de ses ressources. Elle ne s'objective pas dans une séparation de la machine économique et de son milieu. Toutes les ressources ont le droit d'être parties prenantes de leur développement.

Dans l'économie objectivée, on peut distinguer une part concrète, territorialisée (infrastructures, habitat, etc.) et une autre abstraite, mobile et délocalisable. Si l'on parle d'une économie objectivée, c'est pour signifier qu'elle fait partie d'une économie des ressources plus générale. Au lieu de parler d'économie subjective qui reproduirait l'opposition sujet-objet, on parlera d'économie non marchande comprenant une économie sociale et une économie du désir ou libidinale (Freud). La machine économique est objectivation d'une économie plus générale. Dans les termes de Fernand Braudel, on dira que cette économie générale, ce rez-de-chaussée, mais aussi ce sous-sol ne se réduisent pas à une économie matérielle non marchande. On ne séparera pas l'économie de la psychologie, ni de la sociologie et de l'histoire. L'économie marchande ne s'opposera pas au reste qui est ce à partir de quoi elle s'abstrait et se pose. Fernand Braudel parle d'économie cohérente de marché. Toutes les deux elles se disposeraient comme pourrait se poser l'un à côté de l'autre ce qui relève du conscient et de l'inconscient, de l'ouvert et du fermé.

Selon que l'économie objectivée est une production interne au milieu plutôt qu'une production de ressources extérieures dépendra sa qualité. La viabilité de l'économie objectivée territorialisée (routes, habitat, etc.) dépend de son enracinement dans le milieu social et technique, des ressources propres du milieu pour les entretenir. La pérennité d'une société marchande dépend de son enracinement dans une économie générale des ressources du milieu. Le premier étage de l'économie, l'économie marchande, dépend de la solidité de ses fondations, de cette économie non marchande, matérielle et immatérielle, qui est la base de l'économie générale du milieu et de cette économie objectivée et territorialisée qui est son rez-de-chaussée [14]. On ne vise pas à transformer toutes les ressources en ressources marchandes, ni tout le capital en capital financier, mais à accroitre les ressources marchandes et non marchandes du milieu, à diversifier les formes de capital et à améliorer leur répartition de sorte à préserver leur croissance et leur diversité. Bref, la science économique doit être une science sociale expérimentale dont l'objectif est de construire une démocratie économique.

Notes

[1] Voir Elie Halevy, la formation du radicalisme philosophique, PUF, réédition 1995.

[2] Coran [17:85] « Ils t'interrogent au sujet de l'âme (ou Esprit). Dis : " L'âme est du ressort de Dieu et il ne vous été donné que peu de science ». Et [2:255] « Dieu ! Il n'y a de dieu que Lui, le Vivant, Celui qui subsiste par Lui-même. ... ils n'embrassent de Sa science que ce qu'Il veut. Son Trône s'étend sur les cieux et sur la terre ... » La Chine ne partage pas la croyance du Dieu créateur.

[3] Ibid Coran [17:85]

[4] Coran [40:57] « La création des cieux et de la terre dépasse en grandeur la création du genre humain, mais la plupart des hommes ne le savent pas. »

[5] Ph. DESCOLA. Par delà nature et culture, p. 304. « Le naturalisme est définissable par une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs intériorités. ... Ce qui différencie les humains des non-humains pour nous, c'est bien la conscience réflexive, la subjectivité, le pouvoir de signifier, la maîtrise des symboles et le langage au moyen duquel ces facultés s'expriment, de même que les groupes humains sont réputés se distinguer les uns des autres par leur manière particulière de faire usage de ces aptitudes en vertu d'une sorte de disposition interne que l'on a longtemps appelée l'« esprit d'un peuple » et que nous préférons à présent nommer « culture ». »

[6] Voir Elie Halevy, ibid.

[7] L'épistémologie durkheimienne pose qu'il faut traiter le fait social comme une chose.

[8] Définition substantive de l'économie chère à Karl Polanyi et qu'Abdellatif Benachenhou opposera à la définition formelle de l'école néoclassique dans son ouvrage introduction à l'analyse économique, OPU.

[9] Robert H. Frank, un économiste américain, a fait de cette thèse l'objet d'un ouvrage : Success and Luck : Good Fortune and the Myth of Meritocracy (2016).

[10] Derrière le caractère sacré de la propriété privée et de la liberté individuelle, il y a en vérité le mythe de l'incarnation et de la séparation de la nature et de la culture, du sujet et de l'objet.

[11] La théorie classique du salaire (salaire de subsistance) suppose que cette force pouvait être réduite à une consommation de blé ou de subsistance, une machine naturelle en somme.

[12] Métaphore implicite sur laquelle on s'appuie pour accepter la différence entre capital constant et capital variable afin que puisse être rabattue la plus-value sur le travail direct vivant.

[13] La convention prenant en compte non seulement le rapport des forces locales, mais son jeu dans le rapport des forces globales : quel accord permet d'améliorer le rapport avec les forces externes (on accumule ou on consomme ?). Si l'on veut bien se rappeler le rapport de dépendance global où se trouve la société algérienne par exemple vis-à-vis du monde.

[14] Selon la théorie des trois étages de l'économie de Fernand Braudel.