Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

De la vacuité de la non-histoire

par Wissem Chekkat

Toute approche basée sur une tentative d'analyse de la situation prévalant en Algérie en 2019 est vouée à l'échec et aboutit invariablement à un constat un peu plus que mitigé, où l'échec occupe une position centrale.

L'état d'un pays de la taille de l'Algérie, plus grand pays d'Afrique de par la superficie et l'un des pays pivots stratégiques en Méditerranée occidentale, est loin d'être optimal en regard à ces capacités et ses potentialités non exploitées. Son économie mono-exportatrice d'énergies fossiles le met dans une situation de péril total puisque les principaux gisements d'hydrocarbures sont en phase d'épuisement.

Cependant, le plus grand problème auquel fait face l'Algérie est incontestablement celui de la corruption généralisée. Celle-ci est de plus en plus institutionnalisée, structurelle, endémique et de plus en plus complexe. Ce fléau mine les fondements même de l'Etat-Nation. La faute n'en incombe pas totalement à l'Etat mais également à une propension naturelle d'une partie non négligeable de la population à la rapine, le pillage et la razzia.

Il est inutile de s'attarder sur l'échec patent du concept assez récent et importé ou imposé d'Etat-Nation dans l'ensemble de la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient et ailleurs. Ce constat est à dépasser car les structures superficielles de l'Etat-Nation n'ont jamais pu se superposer aux formes archaïques d'organisation sociopolitique même primitives et protéiformes dont la résilience et la survivance à l'avènement de l'Etat-Nation et sa colonne vertébrale, les forces armées régulières, sont dues à une extraordinaire capacité d'adaptation et un pragmatisme ancestral.

Comme il est tout à fait contreproductif de rappeler que le régime en vigueur en Algérie n'a pas changé d'un iota depuis le drame fondateur de l'été 1962 avec toutes les conséquences épouvantables que cela a engendré pour l'histoire contemporaine de l'Algérie depuis. Nous devons absolument dépasser les lamentations et aborder l'avenir avec autant de constance que nous sommes face à l'abîme.

Or, qu'avons-nous aujourd'hui ?

L'Algérie de 2019 est un grand pays, peuplé de plus de 43 millions d'habitants, qui a beaucoup et radicalement changé et la nature de ces profonds changements socioculturels n'ont pas été ou pas du tout étudiés ou encore appréhendés. La rupture entre ce que l'on pourrait désigner comme la « société » et le « pouvoir » est totale et rien ni personne ne pourra y remédier à court et moyen terme. Nous avons des populations évoluant à leurs propres rythmes, ayant leurs propres codes, de nouveaux langages, des préoccupations étrangères à celles proposées par ce que l'on appelle ici l'appareil d'Etat et sa bureaucratie très lourde. Ce dernier s'appuie encore sur la prébende et le clientélisme en réseau pour maintenir un certain niveau d'allégeance limité à certain cercles oligarchiques souvent en rivalité horizontale. La corruption et les pratiques non écrites officialisées dans les sphères politique, économique et commerciale ont mené, dans l'absence totale de transparence et de contrôle, à l'émergence de nouveaux acteurs de seconde ligne issus du monde opaque des affaires. Cette nouvelle oligarchie-écran utilisée par des acteurs politiques s'est imposée et a fini par former des coteries susceptibles de peser sur le choix politique.

L'Algérie est paradoxalement un pays vieillissant qui aura à faire face aux effets de ce phénomène démographique en étant démuni d'un système de santé efficient sans même parler de la gestion gériatrique. Ce vieillissement démographique ira en s'accélérant au cours des deux décennies à venir et à terme, soit il faudra alléger les mesures d'accueil de migrants ou de travailleurs étrangers ou alors d'élaborer une politique d'accueil avec facilitation des mesures de naturalisation. Ce choix parait invraisemblable pour un pays ayant acquis très chèrement son indépendance formelle en 1962 et ayant eu au cours des trente premières années d'indépendance une très forte poussée démographique. Mais c'est le seul choix rationnel qui s'impose vu les tendances internationales actuelles.

Dans le contexte géopolitique et géostratégique régional et mondial, aucun pays seul ne pourra faire face à tant de menaces et de défis émergents, souvent crées de toutes pièces par des puissances poursuivant des ambitions d'hégémonie ou de sauvegarde d'intérêts stratégiques bien établies.

De ce fait, la souveraineté des Etats-Nation n'est plus qu'une notion caduque et presque inexistante si elle n'est pas adoubée à la puissance d'une dissuasion effective. Très Peu de pays sont donc capables d'exercer une souveraineté réelle.

Pour ce qui est de l'Algérie, sa seule voie de survie d'ici 2055 est d'initier ou d'adhérer à une initiative d'intégration régionale dans son espace géopolitique immédiat nonobstant les différents idéologiques et politiques. Cette initiative pourrait commencer par la création d'une sorte de Zollverein (Union douanière) maghrébin et l'instauration d'une carte d'identité maghrébine commune puis d'un passeport commun mais gardant les spécificités nationales de chaque pays membre de la confédération. Cette initiative est la seule à pouvoir mettre fin au long conflit du Sahara Occidental (Ex-Rio del Oro et Seguiet Hamra) et à fédérer le Maghreb tel qu'il a été préconisé dans les textes fondateurs des pères des nationalismes nord-africains. Un objectif prioritaire trahi sur l'autel d'intérêts personnels et de castes d'une extraordinaire étroitesse d'esprit.

Aucun pays du Maghreb, quelle que soit sa puissance économique ou militaire dans le continent, ne pourra faire face aux grands défis d'un monde en pleine mutation et devenant de plus en plus dangereux et volatile.

Les errements politiques de certaines élites en Algérie ont toujours nourri l'amalgame entre programme politique aux réalisations concrètes et cette notion inventée et fourre-tout, non sans une grosse connotation idéologique de « projet de société », en fait un problème fictif qui a ramené l'Algérie des décennies en arrière.

Au mépris de l'histoire et des faits socio-historiques, les tenants de cette notion barbare voulaient enfermer un pays aussi varié que l'Algérie dans un cadre fort étriqué et conflictuel nous rappelant les interminables luttes des Donatistes ou des Circoncellions contre les Catholiques aux premiers siècles, ou encore les interminables luttes entre les différents courants de l'Islam en Afrique du Nord dans le bas Moyen-âge.

Il faut mettre un terme à ces errements. Il n'y a aucunement besoin d'un quelconque projet de société en Algérie. Les populations de ce pays n'ont jamais eu besoin d'un quelconque projet de société à coup d'Oukaze ou de crosse. Ce paternalisme politique confine au caporalisme et au fascisme. Il y a eu des errements graves dans la dérive pseudo-socialiste du pays lors des premières années d'indépendance avant le virage pseudo-libéral pour aboutir à une revendication islamiste utopiste puis à une sorte de capitalisme sauvage sans foi ni loi aboutissant à l'apparition d'une oligarchie restreinte compradore et sans aucun principe. Ce cirque doit cesser. Un pays doté d'une histoire aussi riche et variée que l'Algérie n'a besoin d'aucun projet de société ; c'est un pays ayant intégré depuis longtemps ses composantes africaines, arabes, amazighes (berbères), méditerranéennes, caucasiennes, juives et autres sans aucun complexe. Cette capacité d'absorption a facilité un syncrétisme linguistique et culturel extraordinaire dominé par l'usage de langues sémites et hamito-sémitiques avec l'adjonction d'éléments de langues indo-européennes et autres. Cela n'a jamais posé problème, au contraire, cela a fait la force de cette partie du monde. Ce n'est pas parce que les Saint-Simoniens ou des génocidaires colonialistes illuminés de gauche tels que Jules Ferry avaient nié toute identité propre à ces populations que certaines élites intellectuelles de la période post-indépendance les suivent dans leur délires furieux et réagissent en inventant un nouveau mythe des origines ou en chercher un autre dans d'autres pays lointains ou éloignés même s'ils partagent certains éléments de civilisation commune.

Tout cela est dépassé, surannée et éculé. Le Maghreb en général et l'Algérie en particulier ont toujours été partie de la civilisation universelle. C'est les contrées qui ont donné naissance à de grands capitaines de l'Antiquité et de grands érudits et penseurs médiévaux. C'est la contrée qui a donné à l'Europe le zéro. Conséquemment, cette contrée n'a aucunement besoin de projet de société paternaliste et néocolonialiste.

La démocratie est le moins mauvais système de gouvernance et il est toujours aussi imparfait puisque sa forme actuelle n'émane pas de la démocratie participative méditerranéenne antique mais de l'évolution naturelle du capital protestant en Europe du Nord. Ce n'est donc ni un système universel et encore moins une norme.

L'Algérie a connu une très brève période d'essai d'un pluralisme qui a vite dévié de sa trajectoire, rattrapé par la dynamique d'un déterminisme historique marqué par un cycle constant de stabilité et d'instabilité.

Les suffrages et les élections en Algérie ont toujours fait l'objet, à de très rares exceptions près, de manipulations plus ou moins grossières ou subtiles selon le régime et le contexte. Cette situation héritée de l'administration coloniale française a peu changé depuis 1945. Mis à part le référendum d'autodétermination et un ou deux autres suffrages, aucun autre processus électoral n'a malheureusement échappé à la fraude.

Cette malédiction n'est pas une fatalité. Il suffit qu'il y ait une volonté politique d'y mettre fin en supprimant les vieux réflexes d'une administration pavlovienne et incapable de se réformer. Ce n'est pas du domaine de l'impossible.

L'observation des faits du semblant de la vie politique algérienne actuelle indique à priori la persistance de certaines pratiques non écrites et une nette propension à la manipulation dans un contexte assez tendu marqué par une régression terrible des médias, l'apathie absolue des populations à l'égard de la chose publique quand cela ne touche pas leur pouvoir d'achat ou leurs « débrouillardise » en dehors du champ formel, et l'absence totale d'opposition politique réelle.

On peut à la rigueur résumer tous les maux dont souffre le géant du Maghreb en une seule sentence assez laconique et lapidaire mais sans appel : « Il y a trop de voleurs en Algérie ! » et le problème est donc d'ordre éthique, moral. Or l'effondrement induit des valeurs morales dans une société organisée conduit invariablement au chaos.

Le mensonge du mythe fondateur peut se justifier dans le contexte de la construction « nationale », celle-ci étant toujours un artifice. Par contre subvertir l'histoire ou la modifier de telle sorte qu'elle ne réponde plus à aucune réalité connue est une chose que rien ne peut justifier.

L'absence de véritables manuels scolaires en Algérie auraient du nous avertir que le glas a sonné. L'effondrement d'un Etat débute dans le déclin de ses systèmes d'éducation. Ce domaine est trop idéologisé en Algérie au détriment de l'efficacité. Ce n'est pas en enseignant à nos enfants une fausse histoire indigente que l'on va avancer d'un iota.

Que Faire ?

En tant qu'Etat-Nation, l'Algérie n'a aucune chance de survie dans les années à venir sauf si elle intègre une construction super-étatique plus grande ou une alliance internationale. Un choix difficile pour un Etat ultra-jacobin et manipulateur.

Le Maghreb est la matrice naturelle de l'Algérie et cette dernière est l'un de ses constituants. Il n'y a aucune différence culturelle, linguistique, ethnique ou religieuse entre les Etats forteresses du Maghreb. La seule différence réside dans le choix d'organisation politique et par-dessus tout dans le type de prédation et les circuits de la corruption. Le reste est anecdotique. Ce sont les oligarchies corrompues au pouvoir dans chaque pays du Maghreb qui entravent des quatre fers toute initiative vers l'intégration et qui refusent obstinément toute idée similaire.

Il est à souligner que le matraquage idéologique dans les écoles a pu porter ses fruits dans tous les pays du Maghreb. Les jeunes générations, désarmées et sans repères, absorbent plus facilement les notions nationalistes toxiques et artificielles inculquées dans des systèmes éducatifs sclérosés et inefficients. A titre d'exemple, de la myriade des candidats aux présidentielles algériennes d'avril 2019, aucun n'a eu l'idée de briser le tabou de l'intangibilité des frontières héritées du colonialisme, un concept bidon assurant le statu quo ou encore la nécessité absolue d'une intégration maghrébine par gré ou par force ou par n'importe quel autre moyen. Apparemment l'Algérie est une île isolée au milieu du Pacifique.

De l'audace ou rien !

La réduction n'a jamais été la panacée universelle. Durant des décennies, des populations entières du Maghreb ont été passées à la trappe. Non reconnues jusqu'à aujourd'hui. D'autres populations ont pris le chemin immémorial de l'exil. Un fatalisme maghrébin. Tôt ou tard, il faudra reconnaître la diversité du Maghreb et la richesse de ses acquis.

Au lieu d'avancer, les apprentis idéologues, intoxiqués par leurs propres idées réductrices, qu'elles soient issues de l'islamisme ou de la gauche populiste (devenue maintenant Caviar et plus néolibérale que les capitalistes les plus enragés), nous ont englué dans de faux débats, de fausses chapelles, de faux clivages, tantôt sur la question ridicule des langues, un sujet fort anodin et sur lequel il n'y avait pas lieu de créer autant de polémiques fort stériles et totalement improductives ; tantôt sur leur hypothétique « projet de société » comme si nous étions tous de grands enfants du « Ya bon Banania » attendant la bouche béante un nouvel Zarathoustra tombant du ciel.

En réalité, la question des langues n'aurait du jamais se poser. L'Arabe et le Français Algérien (car c'est une langue qui existe) auraient du être érigés dès l'indépendance en langues nationales et officielles avant le développement du néo-tiphinag ou l'Amazigh standard à partir des années 80.

Celle d'un « projet de société » bidon n'a pas à exister. Il y avait une société en Algérie 1940 et idem en 1950, en 1960 ou en 1970. Cette société n'a jamais disparue depuis le bas Moyen-âge et n'a jamais attendu les gourous de l'idéologie en fond de commerce pour s'adapter aux contingences et à l'évolution socio-historiques. Que visent-ils ces oiseaux de mauvais augure avec leur fumisterie ? La réponse est simple : un totalitarisme paternaliste cachant mal une domination économique. Ou plus prosaïquement une ascension socio-économique par effraction. Avant on s'amusait à se créer un lien ou un quart de sang noble ou aristocrate. Avec nos gourous du projet de société bidon, ils veulent s'arroger le droit de s'imposer en caste Brahmane. Dans un pays comme l'Algérie où la population a toujours été rétive à toute domination ? Les uns ont tenté de le faire au nom de l'égalitarisme extrémiste et le nivellement par le bas qui plait à l'idiosyncrasie berbère et les autres ont tenté de le faire au nom d'une secte de l'Islam postmoderne. Et dire que du sang a été versé pour ces idioties.

Des rivages de la Méditerranée aux rives du Niger et du fond du golfe de Syrte jusqu'aux rivages de l'Atlantique, il ne doit y avoir qu'un seul ensemble même si chaque entité garde ses spécificités et ses attributs de souveraineté.

Les idéaux de nos aïeux ont été trahis sur l'autel d'un esprit sectaire et vénal.

Il est grand temps de rectifier une erreur historique.