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De la rationalité des décisions publiques

par Boutaleb Kouider*

Le pays traversant une grave crise budgétaire (déficits importants ayant provoqué l'épuisement du fonds de régulation des recettes (FRR) et la baisse continue des réserves en devises du pays) , on s'attendait à des engagements fermes, à une feuille de route consensuelle sur des mesures courageuses balisant un processus de réforme graduel, conduisant à une transformation structurelle du mode de fonctionnement de l'économie nationale.

Les mesures préconisées par le collectifs NEBNI pouvant être considérées, ainsi que les propositions faites par les nombreux universitaires et chercheurs algériens de renom qui ont participé à la réunion organisée par le CNES à Alger, au mois de septembre 2015, à Alger sur l'initiative de l'ex. Premier Ministre Abdelmelek Sellal.

Rien de cela. On érige des murs de sable avec les discours qui n'ont plus de prise sur le réel, On n'a pas présenté de diagnostic sur les actions et les engagements passés ce qui aurait permis de cerner les contraintes et les formes de blocage , expliquer et présenter les causes des échecs de diversification des sources de richesses et de croissance. L'économie demeure plus que jamais dépendante des revenus tirés de la vente des hydrocarbures (capital naturel non reproductible faut - il le souligner)

Le décalage entre les intentions et les réalisations sont très importants (la croissance économique en moyenne décennale ne dépasse guère 3%, la productivité globale des facteur est toujours très en deçà de ce qu'elle devrait être, l'investissement productif insignifiant (a peine plus de 2%, selon certaines estimations) et cela malgré les engagements des pouvoirs publics, des employeurs et des syndicats (plutôt de la seule UGTA) a réaliser des objectifs dans le cadre du pacte de croissance antérieurement adopté

La culture de l'évaluation est quasi inexistante chez nous.

C'est ce qui pousse nombre d'observateurs à s'interroger sur la nature des engagements souscrits par les partenaires

Les décisions publiques prises par les commis de l'Etat non seulement au niveau central (ministériel) mais aussi au niveau local (wilayas, communes) font ainsi souvent l'objet de critiques séveres par quasiment tous les observateurs. L'actualité récente est riche d'exemples illustratifs.

Citons entre autre.

L'institution de la règle 49/51, tant décriée

L'institution des licences d'importation remplacée par l'interdiction pure et simple de toute une game de produits importés.

Les décisions relatives à l'ocroi à certains concessionnaires des autorisations pour le montage des voitures qui fait l'objet présentement de critiques séveres.

La décision de l'ouverture du capital des PME publiques, rapidement remises en causes par la présidence de la république. Et bien d'autres décisions d'importance, qui n'ont guere laissé la scene médiatique indifferente.

Au niveau local , on continue à dépenser d'importantes sommes d'argent pour soit disant embellir l'environnement. Le retour à la construction de jets d'eau qui fonctionnent souvent le jour de leur inauguration pour etre abondonné par la suite comme ce fut le cas à Ain-temouchent ou l'auteur de ces lignes réside, en l'occurrence le jet d'eau de la place qui fait face au siege de la commune, de la place Verdun aussi , qui fut dant un premier temps rempli de terre, dans un deuxieme temps rasé au marteau pickeur. Cout des opérations, on n'en sait rien , pas de transparence, mais certainement des sommes importantes qui auraient pu servir à résoudre pas mal de problemes.

Et on continue avec les jets d'eau. S'est -t- on interroger sur le cout de fonctionnement d'un jet d'eau ( outre le cout de construction, beton armé, faience?pompe électrique (consommation d'électricité) consommation d'eau, (probablement celle issue du déssalement couteux de l'eau de mer que l'Etat met à la disposition des ménages ).

Pour trouver une interprétation a ces différentes décisions, et d'autres encore, nous avons procédé à la revue des articles publiés dans la presse nationale. Il ressort que peu d'auteurs ont abordé les fondements des processus de prise de décisions publiques.

Si objectivement nous ne pouvons considérer la these de l'incompétence (tous les ministres et les walis sont des universitaires, qui ont pour la plupart exercé de hautes fonctions dans les rouages de l'administration publique) , ni considérer non plus d'autres argumentaires qui relevent des controverses sur la nature des décisions prises ?, alors qu'est ce qui expliquerait l'irrationalité manifeste des décisions qui sont prises par les differents ministres ainsi que des walis qui se sont succédé au cours de ces deux dernieres décennies , notamment, ? Qu'est ce qui expliquerait la persistance dans le meme mode de management des wilayas (dont l'évaluation devrait etre fondée sur des criteres objectifs mesurables rendant compte de l'effort de développement des territoires qu'ils administrent, à savoir : l'emploi, le taux d'investissement productif , la valeur ajoutée et le nombre d'entreprises créees, la productivité des hectares cultivé?) outre des criteres refletant l'état de la salubrité urbaine.

A la recherche d'une interprétation.

L'économie publique nous founis tout un corpus d'explications et d'interprétations sur la prise de décisions et sur l'adoption de politiques publiques.

D'abord, nous pouvons identifier les théories faisant la description et l'analyse des acteurs internes à l'organisation. Plusieurs auteurs traitent des intérêts des uns et des autres, de la nature des relations entre eux et des systèmes d'actions opérant à l'intérieur des organisations clés. Nonobstant l'apport de nombreux auteurs , citons comme auteur de ce courant, Graham T. Allison avec " Essence of Decision " (1971) et l'application de sa théorie sur la bureaucratie politique.

Cet auteur jette les bases du modèle explicatif de la décision publique appelé le 'Bureaucratic Politics Model' (BPM). Il présente trois modèles :

1) le modèle politique rationnel où l'État, comme entité autonome, fait des choix rationnels en fonction de ses objectifs stratégiques (modèle I);

2) le modèle du processus organisationnel où les décisions constituent une mosaïque d'intérêts et d'objectifs contradictoires et complémentaires provenant d'organisations publiques diverses suivant des règles et des programmes d'actions internes (ou locales) quasi indépendants (modèle II)

3) le modèle de politique bureaucratique (modèle III).

Alors que dans le modèle I, le modèle politique rationnel, l'État est monolithique et prend des décisions autonomes en fonction d'une échelle de préférence bien établie. Dans le modèle II, l'État est un conglomérat d'organisations qui prennent chacune de leur côté des décisions en fonction de routines et l'ensemble produit une décision étatique, le modèle III focalise sur le comportement des individus membres de la haute direction de l'État. Des leaders administratifs et politiques, au sommet de plusieurs organisations publiques, interagissent afin d'obtenir une décision d'État (une décision en matière de choix lucratif d'octroi de concessions, des contrat public/privé?). Il ne s'agit pas d'un groupe monolithique et tous ces acteurs agissent comme s'ils se trouvaient dans un jeu d'échanges et de compromis. Les décisions sont le résultat de ce jeu. Chaque acteur poursuit sa propre stratégie en fonction des intérêts de son organisation, de ses valeurs et des gains qu'il peut obtenir pour lui-même. Le résultat n'est pas un choix rationnel, mais le fruit de la confrontation. (c'est sans doute le modele qui prédomine dans le contexte algérien).

Pour Allison, la politique des États est d'abord le résultat d'une lutte politique interne. Les éléments d'analyse sont les joueurs actifs, les priorités organisationnelles, les perceptions et les enjeux de ces organisations, les intérêts personnels (dont l'intérêt pour le pouvoir), le mode de problématisation, et finalement, les canaux de transmission de la décision à l'action. La position annoncée d'un acteur dépend de son intérêt et de celui de son organisation. Ce modèle a aussi été développé par de nombreux chercheurs notamment. La décision devient le point de convergence de différentes tendances.

Certains membres de l'équipe de décision s'activent en présence d'un type de situation, d'autres ont une tendance à s'opposer à un type de solutions (quelle que soit la situation) et finalement, certaines solutions rejetées pour un problème antérieur peuvent être recyclées pour le problème se présentant immédiatement après, sans qu'elles y soient adaptées. la prise de décision serait dans ce cas rarement rationnelle.

Un autre courant explicatif, managérial et politique à la fois, fait état des processus de réflexion des individus et de leur contribution à la décision. Les principaux représentant de ce courant est Herbert Simon (prix Nobel d'économie année 1978) avec Administrative Behavior (1945) et " Theories of Bounded Rationality" (1972), ainsi que Bryan D. Jones avec Politics and Architecture of Choice (2001).

Herbert Simon a contribué de plusieurs façons à l'analyse de la gestion des affaires, de l'économie et de la politique. Son apport le plus cité est le développement du concept de 'rationalité limitée' et son explication des comportements des gestionnaires.

Ceci étant l'attribution des contrats de montage de voitures, tiré de l'actualité récente en Algérie, pose la question du poids du décideur, en l'occurrence le Ministre de l'inductrie. Dans le cas de l'ouverture du capital des PME publiques (forme de privatisation qui ne dit pas son nom) , la décision semble s'être ajustée aux exigences politiques, répondant à un intérêt personnel ou partisan, d'un membre du gouvernement. Cela suscite des questions - des objets d'études - sur la capacité de résistance institutionnelle, la force des règles éthiques et les modes d'influence au sein de l'administration politique.

Ce niveau d'analyse nous conduit à une série de questions supplémentaires comme la marge de manœuvre des cadres supérieurs de l'État, les recours disponibles pour protéger l'intégrité institutionnelle et le niveau d'éthique professionnelle de notre fonction publique. Nous croyons que la communauté scientifique et les analystes politiques ont intérêt à comprendre ce qui conduit un décideur, en l'occurrence un ministre, ou un wali, à mettre de l'avant une décision publique. Nous pouvons nous demander si sa lecture de la réalité politique est guidée par l'intérêt immédiat (personnel, partisan, politique ou ludique), ou dictée par son intérêt à moyen et à long terme (cohérence avec sa vision d'avenir) ou par un souci de conformité à une certaine façon d'être et de faire? En d'autres mots, sommes-nous face à des décideurs rationnels, des acteurs ayant une rationalité limitée ou des agents sociaux influencés d'abord par leur environnement. Ce sont ces questions générales qui semblent mériter l'investigation.

«Les chercheurs des sciences sociales ont probablement toujours été et sont encore aujourd'hui divisés sur le degré avec lequel les institutions et les valeurs personnelles, les opinions et les goûts influencent le contenu des décisions collectives (?) Fort probablement, les deux sont nécessaires et aucune n'est suffisante par elle-même comme condition d'un produit»

Les institutions sont des règles et Elinor Ostrom, co-récipiendaire du Nobel d'économie en 2009,.en dénombre 7 types :

1. Des règles d'attribution des positions. Ces règles établissent le nombre de positions dans la structure et combien de personnes prennent place dans ces positions;

2. Des règles d'entrées-sorties. Ces règles établissent comment les participants sont choisis pour occuper les positions et comment ils peuvent les abandonner ou en être retirés;

3. Des règles d'envergure. Ces règles établissent les résultats attendus ainsi que les récompenses ou les coûts associés à ces résultats;

4. Des règles d'autorité. Ces règles établissent les actions assignées à une position particulière;

5. Des règles d'agrégation. Ces règles établissent les décisions à prendre à certains moments en vue d'un produit intermédiaire ou un produit final;

6. Des règles d'information. Ces règles établissent les canaux de communication entre les participants ainsi que le contenu et la forme de ces communications;

7. Des règles de bonification. Ces règles établissent les bénéfices ou les coûts attribués aux participants dans une position donnée.

Ces règles débouchent sur ce qu'Elinor Ostrom appelle une situation d'action. Les règles deviennent autant de variables (7 variables) et, combinées à une hypothèse sur la prise de décision individuelle, elles créent un cadre à l'interaction sociale.

Dans la tradition algérienne , pour être nommé à l'un de ces postes, aucun critere ne semble émerger. Les nomination aux postes ministériels sont le fait du prince, du ressort du Président de la Republique ; un système de nomination occulte (variable 1, nomination)

Les nomination au postes à quelque niveau de la hierarchie donnent aux titulaires des fonctions, des obligations et des privilèges (variable 3 : envergure).

Les décideurs sont généralement engagés dans des processus complexes débouchant sur des choix collectifs. Ils doivent interagir avec d'autres décideurs dans des positions différentes avec des attentes variées. Ostrom a utlisé le concept de 'polycentiricité' pour décrire cette situation. Individuellement, ils feront un calcul imparfait des coûts et bénéfices à tirer de la situation en considérant les contraintes et les opportunités offertes par la situation. Ces dernières sont déterminées par les règles du jeu. Les règles, les calculs de chacun et l'interaction produiront une décision.

Le cadre a évolué avec les années, mais les convictions de Ostrom restent les mêmes.

Elle maintient sa définition d'arrangements institutionnels comme des prescriptions, soit des règles.

Les règles, sont entendues comme des prescriptions qui guident les comportements des acteurs du système. Les participants font des choix en fonction des variables découlant de ces règles et ils les intègrent comme des contraintes de choix pour les autres acteurs. Il y a sept (7) types de prescriptions selon Elinor Ostrom et nous les avons identifiées ci-haut.

Comment les décideurs font-ils leur choix ? Sont-ils d'abord intéressés et calculateurs ? Est-ce que le décideur fait ses choix par intérêt personnel? Ou y-a-il des limites personnelles attachées à la morale ? Serait-il possible que les décideurs ne soient pas intéressés, mais plutôt engagés dans une issue qui les dépasse ? Voilà les questions de départ pour toute recherche dans ce domaine de la décision publique.

En définitive pour rendre les décisions rationalles et limiter voir éliminer les differentes propensions authocratiques de s'exprimer, il faudrait institutuer les bonnes regles de gouvernance.

Par conséquent, les réformes institutionnelles sont incontournables. Le but recherché n'est pas de savoir quels types de réformes il faut engager et comment on devrait opérer. Il est plutôt question de tenter d'explorer la problématique du blocage des réformes institutionnelles inhérentes au fonctionnement d'une authentique économie de marché, partant de l'hypothèse (que nous avons déjà développée dans une contribution antérieure) que ce blocage serait dû au comportement des élites au pouvoir qui semblent bien être établies dans les systèmes qui se sont constitués autour de privilèges et de rentes que nulle réforme ne peut remettre en cause si leur essence même n'est pas touchée. Comment peut-on en effet concevoir que les " élites " inamovibles au pouvoir demeurent accrochées aux anciennes méthodes de gouvernance qui sont devenues totalement obsolètes dans un monde qui a totalement changé. On ne peut le comprendre qu'en interrogeant la nature et le fonctionnement du système socioéconomique et politique source de privilèges et de richesses pour les élites au pouvoir.

* Professeur .Université de Tlemcen