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Cinéma: la derniére séance

par M'hammedi Bouzina Med

Un pays sans salles de cinéma interdit un film sur le héros national Larbi Ben M'Hidi, fait appel à un réalisateur iranien pour un autre film sur le Bey de Constantine et des sénateurs qui font «grève» pour libérer un pair emprisonné.

Quel Cinéma !

Rêvons: le film sur Ben M'hidi porté par une campagne fervente et heureuse de promotion tous azimuts.

Question: dans quelles salles de cinéma va-t-il être projeté ou plus précisément dans combien de salles de cinéma à travers le pays? Lorsque les quelques salles de cinéma qui ont pu survivre après le purgatoire islamiste vécu dans les années 90 se comptent sur les doigts d'une main et dans quelques «grandes villes» du pays , n'est-ce pas que la censure du cinéma et installée depuis longtemps chez nous, plus vicieuse, permanente et punitive de l'art, de la distraction et du plaisir? Maintenant sur le fond: en quoi ce film si attendu dérange-t-il et qui dérange-t-il?

Les manuels d'histoire, les milliers de témoignages dont ceux de ses compagnons d'armes, de sa famille, de ses assassins, de ses tortionnaires... aussi contradictoires, exagérés ou pas, supposés vrais ou tronqués etc. sont d'accords pour aboutir à la conclusion suivante: Larbi Ben M'hidi fût un organisateur, un responsable politique et un visionnaire hors-pair de la révolution et il fût assassiné dans sa cellule sur les ordres des services spéciaux français sous la houlette du sinistre Paul Aussares.

C'est que Ben M'hidi était une homme de grande conviction totalement habité par son combat pour la liberté de l'Algérie. Le reste, tout le reste hors l'exemplarité de son courage et de son martyre n'a aucune importance. L'Algérie est libre et Ben M'hidi en a payé le prix de son sang et dans des conditions atroces à l'âge de 37 ans ! Dix contre un que le film censuré ne peut inventer une autre trame ou histoire que celle connue et reconnue.

Mais alors pourquoi l'interdire? Pour quelques allusions de trahisons venues de son camp ? Pour quelques interrogations sur l'identité de la «balance» qui le «balança»? Pour ses disputes avec tel ou tel compagnon d'armes sur la stratégie révolutionnaire ou sur le choix des responsabilités? Ce débat est lui aussi connu et alimenté à chaque commémoration du martyre de Ben M'hidi et sur la révolution de manière générale. Quels que soient les motifs, si tant est qu'il peut y avoir des motifs pour justifier la censure, cela ne changera rien à la stature et l'aura légitimes dont jouit le martyr dans le cœur et la mémoire de son peuple. Pire, en interdisant Ben M'hidi dans un film les censeurs alimentent à leur manière une «guerre des mémoires» de chez nous et entre nous déjà charcutée et combien douloureuse, troublent davantage le récit national et, Ô comble de misère, offensent la mémoire de l'homme qu'il fût: Grand et humble à la fois. Cette habitude du pouvoir de condamnation et de réquisitoire contre toute interprétation de l'Histoire nationale autre que la sienne a fini par contaminer et par aliéner tout effort de création artistique dans la société. Voilà l'autre film consacrée à Ahmed Bey , dernier Bey de Constantine, et contemporain du Dey Hussein d'Alger avec lequel il eut des conflit, dans le viseur des milliers d'autres censeurs mais pas, là aussi sur le fond, mais sur le choix de l'acteur français Gérard Depardieu qui campe le rôle de Hussein Dey. Ces «censeurs» de tout et au quotidien accusent l'acteur français d'amitiés avec Israël et de mœurs douteuses suite à son accusation de viol présumé par une actrice française, alors que l'acteur se revendique algérien et ami du pays. La productrice du film Samira Hadj Djilani comme le ministère de la culture, coproducteur et le réalisateur iranien Jamil Shourjeh affrontent à leur tour les premières salves d'autres censeurs. Qu'est-ce qu'il en sera lorsque le film sera prêt à la diffusion? Terrible décadence qui tourne à la chute vertigineuse du pays dans un vide culturel sidéral et un néant infini de bêtises et d'aberrations. L'absurde nous submerge de partout jusqu'à ne plus s'étonner de voir et d'entendre des sénateurs manifester au sein du Conseil de la nation leur déni du droit qu'ils sont sensés prononcer, protéger des abus et adapter aux principes de l'Etat démocratique auquel le pays aspire.

Des sénateurs, qui plus est, de la majorité présidentielle ( FLN - RND) font «grève» de rentrée législative pour sauver un des leurs pris en flagrant délit de corruption. Ils évoquent l'immunité parlementaire oubliant au passage que sa levée est immédiate en cas de flagrant délit. Un comble pour des hommes de loi ! Enorme indicateur du niveau intellectuel pour ne pas dire d'instruction de ces sénateurs- grévistes. On ne récolte que ce que l'on sème dit l'adage populaire: Le ministère de la culture censure le film de Ben M'hidi, le peuple crie haro sur le casting du film coproduit par le ministère de la culture et des sénateurs revendiquent l'impunité d'un des leurs au nom de la loi , disent-ils, sans gène ni honte. D'ailleurs, ils ajoutent que leur collègue est un «homme d'affaires» connu, donc assez riche, pour ne pas céder à la corruption. Homme d'affaires, encore une incompatibilité avec le mandat d'élu de manière générale. Un autre film que cette histoire de grève de sénateurs, une autre comédie hilarante, grotesque. Finalement nous avons notre cinéma à nous, tous les jours en live, en trois «D» , sans débourser un centime. Point besoin de salles de cinéma ni de théâtres, pas besoin non plus de cinéastes, d'école de cinéma, d'écrivains, d'artistes en tout genre, de créativité, d'art et même de liberté et de rêve. Nous avons tout autour de nous. Nous sommes à la fois acteurs, spectateurs, producteurs, critiques et par dessus tout acteurs de notre propre histoire passée s'entend. Du coup, le pouvoir censure ce qui ne lui plaît pas, le peuple se censure en multipliant les interdits jusque dans ses habits, loisirs et libertés et le pays tangue contre vents et marées pour retrouver du sens dans l'immensité de ce monde sans apercevoir de terre en vue. Cette terre sacralisée par le sang de ses propres enfants d'hier et qui appelle au secours. Ben M'hidi et tous les martyrs ne reviennent plus. Heureux là où ils sont. Paix à leurs âmes.