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Pologne - Algérie - France: Réflexions sur les vicissitudes de l'histoire (1ère partie)

par Jamal Mimouni (*)

Qu'est-ce qui unit l'Algérie à la Pologne, deux pays si différents culturellement, géographiquement et politiquement ? Au hasard d'un séjour culturel et scientifique en Pologne pour récompenser les lauréats du concours annuel de culture scientifique Cirta-Science10 (1) organisé par l'association Sirius d'astronomie, je voudrais livrer ici mes réflexions sur le sujet, les points de convergence et divergence et peut-être de rencontre future. Notre relation avec la France étant si spéciale que je me devais comparativement de l'inclure pour porter finalement un regard rétrospectif triangulaire concernant ces trois pays. Par là même, j'aborderai certains sujets liés à l'histoire contemporaine dont certains sont susceptibles de fâcher. Cette visite en Pologne(2) se voulait en effet être une visite «sur les traces de Copernic et de Marie Curie». Le premier révolutionna l'astronomie en déplaçant la Terre de sa position centrale en la considérant comme une simple planète parmi les autres orbitant autour du Soleil, et de fait est considéré par les historiens comme le point de départ de la révolution scientifique. Marie Curie, quant à elle, eut un rôle certes plus modeste, mais cette scientifique hors pair, la première physicienne d'envergure mondiale de l'histoire à qui furent attribués d'ailleurs deux prix Nobel, joua un rôle fondamental dans la physique moderne en posant les jalons de la physique nucléaire, pour le meilleur et pour le pire.

La Pologne, le centre mou de l'Europe

La Pologne qui constituait au Moyen-Age le plus grand pays d'Europe lorsqu'il était fédéré au Grand Duché de Lituanie pendant quelque quatre cents ans, fut en grande partie victime de sa centralité géographique et ses conflits dynastiques. Cette fédération un peu forcée même si tant les Polonais que les Lituaniens appartenant globalement à l'ensemble ethnico-linguistique slave, fut la proie de la convoitise de puissants voisins tels que la Prusse, la Russie et l'Autriche qui en annexèrent de larges portions avant de l'absorber complètement. La renaissance de la Pologne en tant qu'Etat Nation en 1918 fut de brève durée puisqu'elle succomba d'abord à l'Allemagne nazie puis à l'Union soviétique, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, qui la dépecèrent sans vergogne. Foncièrement catholique depuis sa conversion forcée en 1385 et la suppression de tous les rites païens, elle a fait du catholicisme le socle de son identité et la source de son patriotisme et sa résilience face aux coups de butoir du nazisme et du communisme.

Tribulation et héroïsme: le martyre de Varsovie

C'est donc par la Pologne que la Seconde Guerre mondiale fut déclenchée. Son invasion par Hitler ne fut suivie d'aucune action par les autres puissances européennes malgré leur pacte de défense commune avec la Pologne. Cette pusillanimité face au bellicisme nazi, ils en paieront le prix fort par le répit que cela octroya à l'Allemagne pour se réarmer et s'attaquer aux cibles de «haute valeur», notamment la France et l'Angleterre, et finalement dévaster l'Europe après une guerre sanglante qui laissera le continent exsangue. Cette trahison de ses alliées, la Pologne la paiera dans sa chair. Le pays occupé, toute velléité de résistance durement réprimée et la population soumise à une paupérisation extrême, tandis que la machine infernale de l'épuration ethnique était mise en place.

Les universités étant été fermées et apprendre devenu un crime, se mit en place un enseignement clandestin à travers tout le pays, tandis que les intellectuels étaient pourchassés et souvent passés par les armes. C'est dans ces conditions extrêmes que la résistance se préparait dans la clandestinité au soulèvement mené par l'Armia Krajowa (AK) sous l'autorité morale du gouvernement polonais en exil à Londres.

La décision fut donc prise de chasser les Allemands de Varsovie la capitale et de reconstituer un gouvernement polonais, ce qui se révéla suicidaire après coup. La situation militaro-politique leur semblait pourtant favorable. En effet, l'Armée allemande épuisée par un combat sur plusieurs fronts, mise en faiblesse stratégique par l'entrée en guerre des Etats-Unis, était de plus en reflux après les coups de buttoir des Alliées qui avaient débarqué en Normandie et la prodigieuse avancée de l'Armée Rouge. Mais la menace de l'Armée Rouge qui avait occupé la partie orientale du pays et était stationnée de l'autre côté de la Vistule prête à fondre sur Varsovie pour l'occuper et la soviétiser était perçue par beaucoup dans les rangs de la résistance comme plus grave que celle venant des nazis. Ils avaient combattu cette même Armée Rouge en 1919 lors de la reconstitution de l'Etat polonais dans une bataille décisive qu'ils remportèrent d'ailleurs, et s'était opposée brièvement à elle en 1939, fruit du pacte germano-soviétique. Si la rébellion fut d'abord victorieuse grâce à la relative faiblesse de la garnison allemande de Varsovie, le Haut Commandement allemand prit la décision de l'écraser et d'anéantir la ville, ce qu'il fit avec une brutalité et une rigueur impitoyable.

Déjà en 1943, le ghetto juif de Varsovie qui s'était soulevé avait été réduit en poussière et ses 400.000 habitants impitoyablement massacrés ou envoyés dans le camp de concentration de Treblinka duquel ils ne reviendront pas vivants.

Touchantes images de ces cohortes de pauvres hères déjà au plus bas des catégories sociales de la société polonaise embarquant passivement dans des trains dont la destination finale était... l'enfer. En fait, l'histoire contemporaine de la Pologne est émaillée de massacres exécutés au dépens de son peuple. Mentionnons un des sombres épisodes du communisme soviétique, l'emblématique massacre de Katyn en 1941 près de Smolensk où quelque 22.000 officiers prisonniers et intellectuels polonais furent exécutés par le NKVD soviétique sur ordre direct du Politburo, et qui fut maquillé par les Soviétiques pendant cinquante ans comme crime de guerre nazi jusqu'aux aveux d'Etat du président Gorbatchev en 1990. Du côté de l'Allemagne nazie, mentionnons le massacre de Palmiry près de Varsovie par la Gestapo, une instance parmi une liste interminable de tueries nazies(3).

Auschwitz ou le musée de l'Horreur: la barbarie européenne en action

C'est pour cela que notre périple scientifique en Pologne devait être pour notre groupe de lycéens et d'étudiants une occasion de voir le côté obscur des choses, de sonder la nature de l'homme et la marche de l'humanité. Il se devait aussi d'inclure, en plus de la Maison de Copernic à Torin, le Musée de Marie Curie et la Cité des Sciences de Varsovie, une visite au Musée de l'Insurrection à Varsovie et à celui de l'Horreur près de Krakow, i.e. celui des camps de concentration d'Auschwitz 1 et 2 (Birkenau), et voir de fait la barbarie européenne exercée sur d'autres Européens. Il s'agissait de méditer sur comment un pays de haute culture comme l'Allemagne, considéré comme le cœur vibrant de la civilisation occidentale, pouvait arriver à planifier et mener méthodiquement une telle entreprise de massacre à grande échelle.

Des millions de malheureux incarcérés dans ces camps furent incinérés, gazés, uniquement pour leur origine ethnique, la grande majorité étant des Juifs. C'est aussi pour comprendre comment des descendants des victimes peuvent traiter aujourd'hui le peuple palestinien sans défense avec la sauvagerie que l'on sait, et lui refuser les droits humains les plus élémentaires, et avant tout celui d'exister, même si l'échelle des crimes est différente. Voir le flot incessant de visiteurs d'Israël à Birkenau dont nombre d'entre eux sont des colons racistes et souvent criminels et comment l'interversion victimes-bourreaux s'effectue si facilement, constitue aussi matière à réflexion. Les accomplissements scientifiques et culturels de l'homme ne peuvent cacher l'horreur concomitante. Derrière des Goethe, Bach, Van Gogh, l'Aufklärung, peuvent se cacher des Faust, Mengele, Dr. Strangelove, et des Auschwitz...

C'est pour cela que malgré tout ce spectacle élaboré de deuil et de contrition codifié à tous ces monuments commémoratifs dressés à la mémoire des victimes, il nous est permis de douter si les Européens ont appris leur leçon d'humanité. Il suffit de passer en revue la suite des évènements: ainsi, quelque mois après la victoire alliée sur la bête nazie, eurent lieu dans l'euphorie de la victoire les massacres du 8 mai 1945 dans la région de Sétif avec ses dizaines de milliers de victimes, suivi de l'ignominieuse guerre coloniale en Algérie dans les années 50 pour laquelle la France ne veut toujours pas faire acte de contrition ni même reconnaître sa réalité(4).

Puis ce fut la guerre du Vietnam dans les années soixante avec ses massacres à grande échelle par voie aérienne et terrestre, puis le génocide rwandais avec la complicité française et le nettoyage ethnique à Srebrenica en ex-Yougoslavie dans les années quatre-vingt-dix par les Serbes, la poursuite encore aujourd'hui du génocide des Rohingyas par le gouvernement Birman(5) ... Enfin, en ce mois d'Aout, rappelons il y a de cela cinq ans les forces de l'ordre de Sissi massacrèrent en plein jour un millier d'opposants pacifiques sur la place de Rabia al-Adawiyya au Caire, ce même Sissi pour lequel les gouvernements européens, y compris l'Algérie, lui déploient le tapis rouge. Ce massacre à ciel ouvert fut qualifié par Human Rights Watch (HRW) comme «l'un des plus grands massacres du monde de manifestants en une seule journée dans l'histoire récente». Néanmoins, je considère qu'une visite dans ces camps de la mort à Auschwitz devrait être un passage obligé pour tout visiteur de Pologne; il y a des leçons d'humilité et d'humanité à en tirer.

La résistance populaire à la mainmise soviétique sur le pays et le mouvement de désobéissance massif de Solidarité à Gdansk en particulier ébranla le régime en place et lorsque la peur disparut, le régime croula. Notons le rôle de l'Eglise et en particulier l'«âme de la Pologne», Karol Wojty³a l'archevêque de Cracovie et futur pape et saint Jean-Paul II qui, fin manœuvrier, sut insuffler au peuple polonais sous domination soviétique un esprit de résistance et garder la flamme de l'espoir. Son «Appel de Cracovie» en 1979 fut un tournant où la Pologne populaire apparut sous son vrai jour: avec toute la population qui brava l'interdit et se pressa ce jour-là en plein jour de semaine pour écouter son discours historique.

Le régime apparut à nu dans son illégitimité et son impuissance. Grâce au puissant mouvement de grève du syndicat autonome «Solidarnoœæ», l'Etat jetait à chaque fois un peu plus de lest. La Pologne finit par sortir du giron soviétique et toutes les institutions répressives furent démantelées. Elle changea aussi d'alliance, et de membre du pacte de Varsovie elle devint membre de l'OTAN en 1999, puis recouvra son entière indépendance en 1989 et rejoignit l'Union européenne en 2004. Cinquante ans de propagande n'y firent rien. Le peuple, malgré les apparences, avait su préserver sa conscience nationale, le communisme était vilipendé et l'Union Soviétique, bientôt la Russie, devint pour tous les Polonais le voisin malveillant.     

Le bilan pour la période contemporaine débutait de la guerre soviéto-polonaise en 1918, à l'occupation de la Pologne orientale en connivence avec Hitler durant la Deuxième Guerre mondiale, au massacre de Katyn, à l'inaction criminelle de l'Armée Rouge lors de l'écrasement de l'insurrection de Varsovie alors qu'elle était aux portes de la ville, aux déportations massives de Polonais au goulag, et finalement à sa privation de liberté durant l'ère soviétique. Les autres régimes de l'Europe de l'Est inféodés à Moscou, malgré une répression sanglante (tel que l'étouffement du «printemps de Prague» en 1968), prirent la même route qui se termina symboliquement avec la chute du mur de Berlin en 1989. Une page d'histoire se refermait.

La Pologne: le poumon du catholicisme européen

La Pologne est un des rares pays à avoir échappé à la déchristianisation massive de l'Europe. C'est de cette puissante foi en Dieu qu'elle puisa sa force de résistance à l'envahisseur et sa longanimité face aux privations. Rien de plus visible de cet enracinement du catholicisme que cette présence massive et exclusive de ces monumentaux, lieux de recueillement, que sont ces cathédrales et chapelles dans tous les coins du pays et en tout lieu.

La Pologne est bien un pays de cathédrales. Pourtant si la foi reste vivace malgré le recul de la pratique religieuse (40% de pratiquants réguliers), elle est toujours strictement personnelle. Elle ne s'exprime quasiment jamais en dehors des Eglises ou lors de cérémonies religieuses. Ainsi, elle ne semble avoir aucun impact sur la vie intellectuelle et sociale et semble se réduire à un ensemble de pratiques piétistes et de symboles religieux qu'on arbore.

A suivre

(*) Jamal Mimouni est Professeur à l'Université Mentouri de Constantine, président de l'Association Sirius d'Astronomie. Il est aussi Vice Président de l'Union Arabe d'Astronomie et des Sciences de l'Espace (AUASS)

Notes

1- Voit les détails du concours http://www.siriusalgeria.net/cs/

2- Voit les détails du périple à: http://siriusalgeria.net/Poland.htm

3- La politique nazie d'extermination fit perdre à la Pologne quelque 20 % de sa population soit environ 6 millions de personnes.

4- La Rafle du Vel d'Hiv de juillet 1942 par la police de Vichy peut ?être rapproché au massacre du 17 octobre 1961 dans le Paris des Lumières ou des centaines de manifestants Algériens pacifiques furent tués par la police dont une bonne partie noyés dans la Seine. Deux crimes de l'Etat Français, l'un reconnu officiellement et commémoré, l'autre tardivement et à demi-mots.

5- Nous ne parlons même pas d'un des plus grands crimes de la 2ieme Guerre Mondiale trop vite escamoté parce que perpétré par les vainqueurs, la destruction nucléaire préméditée, scientifiquement planifiée et exécutée des villes d'Hiroshima et de Nagazaki par les Etats Unis. Imaginons seulement si cela aurait été les Nazis qui auraient vitrifié Londres ou Liverpool avant leur défaite.