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Dictateur en recherche d'un domicile mortuaire

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Dans l'euphorie de l'accession à la démocratie et à l'Europe florissante en 1977, l'Espagne avait enterré son bourreau en croyant avoir la paix des âmes et des consciences. Oui, mais dans sa précipitation à vouloir calmer les passions et aller de l'avant, elle avait commis l'erreur incroyable d'inhumer le bourreau aux côtés de ses victimes, dans le même lieu. Ils viennent de se rebeller1.

Le gouvernement socialiste vient d'annoncer qu'il promulguera un décret autorisant l'exhumation du général Franco où il reposait aux côtés des victimes de la dictature franquiste. Toute l'incongruité de la situation repose sur cette étonnante et scandaleuse expression « où il reposait aux côtés des victimes du franquisme ».

Depuis l'instauration de la démocratie, à la mort du tyran, ce dernier n'a jamais cessé de venir hanter l'Espagne de son souvenir. De la découverte de charniers jusqu'à la terrible affaire des bébés arrachés à leurs mères, nous n'en finissons plus avec une blessure qui ne s'est jamais refermée pour le peuple espagnol.

Pour cette affaire de mémorial, un collégien se serait aperçu de la situation anormale et s'en serait ému. Placer le général Franco dans un mausolée qui trône au milieu de tous les autres, on ne peut inventer une insulte plus forte à l'égard des pauvres victimes de la terreur franquiste.

Le célèbre juge Garzón n'a pas été prophète en son pays et il ne fut pas écouté. Il avait pourtant affirmé qu'une nation ne pouvait aller de l'avant sans avoir extirpé les démons du passé. Et la seule manière d'en finir était de passer par la case de la justice et donc de la vérité judiciaire et historique.

L'Espagne ne l'a pas entendu, n'a pas voulu l'entendre. Elle est confrontée aujourd'hui à un lourd problème qui semble ne jamais se terminer. Certains diraient que l'épisode du mémorial n'est qu'un aspect marginal de l'histoire contemporaine de la péninsule ibérique en comparaison avec la violente crise catalane qui menace l'unité du pays.

C'est vite oublier que la crise catalane s'est nourrie en grande partie du discours dénonçant « l'état espagnol » d'avoir toujours la nostalgie du franquisme. Cette histoire du mémorial rajoute aux arguments des nationalistes qui trouvent en elle le parfait exemple de la persistance du culte du général Franco par les espagnols. Il est vrai que durant des années, on a pu voir la scène scandaleuse de parents accompagnés de très jeunes enfants à qui il était demandé de faire le salut fasciste devant la tombe.

L'Espagne n'a pas eu son Mandela car l'humanité ne peut produire un tel personnage tous les quatre matins. En France, la même attitude avait été choisie par le général de Gaulle au lendemain de la seconde guerre mondiale et de la guerre d'Algérie. Mais d'une part, il ne faut pas oublier que l'amnistie accordée au général Pétain, pour son grand âge et son passé glorieux lors de la première guerre, avait été précédée par un procès où la peine de mort fut prononcée à l'encontre du général. D'autre part, des dizaines d'autres procès ont bel et bien abouti à l'exécution de la peine de mort2.

Quant à tourner la page immédiatement après la guerre d'Algérie, à l'exception des minorités que furent les harkis et les pieds noirs, il s'agissait d'un conflit avec un pays devenu désormais indépendant. Et enfin, ce qui place l'Espagne dans une autre configuration que l'exemple français est qu'après le drame effroyable de la guerre civile, le pays a continué avec l'épouvantable dictature du même général Franco jusqu'à ce qu'il s'éteigne. Pour son départ, il fut paisiblement entouré de l'affection des siens et d'une partie du peuple espagnol. Ce ne sont pas seulement les morts de la guerre civile qui sont bafoués par le mémorial mais également les autres dizaines de milliers d'espagnols torturés et exécutés dans les abominables geôles du dictateur.

En croyant bien faire, pour la paix et la réconciliation des mémoires, l'Espagne a commis une énorme bourde qu'elle tente aujourd'hui de réparer. Le parti populaire (PP), héritier spirituel du franquisme, reconverti à la démocratie, n'a jamais voulu revenir sur cette période, prétextant justement cette nécessaire réconciliation nationale. Le parti socialiste, longtemps au pouvoir, a lui également hésité à revenir sur une période douloureuse et n'a pas eu le courage de l'affronter.

De retour au pouvoir, face à la crise catalane, les socialistes ne souhaitent plus reporter la décision et s'engagent à réparer l'affront fait aux morts du franquisme. Dans une version officielle, la porteparole du gouvernement a indiqué qu'il disposera d'une sépulture digne mais il faut entendre, par la bouche de nombreux observateurs de la politique espagnole, les paroles suivantes : « que la famille se débrouille pour l'enterrer ailleurs ! ».

L'Espagne est une leçon majeure pour ceux qui veulent enterrer trop rapidement les crimes du passé. Pour qu'une nation se reconstruise, sereine et en paix avec son histoire, il faut impérativement passer par la case de la justice. La justice n'est pas la vengeance, c'est le moyen inventé par l'humanité depuis des siècles pour calmer les tensions et les conflits sanglants qui surviennent par les humeurs et les injustices causées.

La vraie justice apaise, elle ne crée jamais de blessures, il ne faut pas renverser les causes. Où que ce soit dans le monde, il faudra toujours en avoir conscience.

*Enseignant

1- C'est le général Franco qui avait lui-même crée ce lieu de mémoire, « El Valle de los caidos » (la vallée de ceux qui sont tombés). Ce fut pour commémorer les « héros et martyrs de la Croisade ». Il faut entendre par cette expression, les combattants nationalistes de la guerre civile. Ce n'est qu'en 1958 que des morts républicains furent acceptés à condition qu'ils soient catholiques.

2- Il ne faut pas se méprendre sur cette remarque, l'auteur du présent article est un farouche opposant à la peine de mort. Un procès et des condamnations de prison, comme ce fut le cas dans de nombreux cas, auraient été suffisants pour exorciser les plaies du passé.