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Samir Amin : un «autre aîné» nous a quittés

par Nadir Marouf (*)

Prenant connaissance tardivement du décès de Samir Amin, dans un article publié dans ce Quotidien par notre collègue Boutaleb, que je tiens à remercier pour le bel hommage qu'il lui a rendu, je tiens à contribuer à mon tour à rendre justice à un homme, d'abord pour restituer l'ampleur de ses travaux et leur impact sur notre génération, avant de faire part d'un témoignage personnel, comme celui rendu il y a quelques années suite au décès Mohammed Arkoun.

Hommage à l'homme de science

En effet, l'un et l'autre furent non seulement immenses par leur notoriété mondiale, mais encore pour ceux de ma génération, nos «aînés», exprimant par cette filiation qu'ils ont guidé nos pas, tant dans l'exercice de leur magistère, que dans la proximité de nos relations. Samir Amin fait partie des grands oubliés de la pensée économique depuis ces dernières décennies, laissant place à une cohorte d'économistes plus enclins à concevoir leur métier comme une expertise technique, par trop quantitativiste, s'emparant des réalités économiques pour en diagnostiquer les dysfonctionnements ou en prévenir les excès. Même les plus critiques d'entre eux restent dans une posture où l'ordre marchand est présupposé épistémologiquement indépassable.

On reste dans «l'économie pure», au sens où Kant parle de «raison pure». Ainsi, les économistes les plus en vue, lauréats ou prix Nobel, se recrutent majoritairement dans les universités américaines. On peut citer dans la foulée Paul Krugman (université de Princeton), Larry Summers, Ben Bernanke, Nouriel Roubini (universités dans la mouvance de la Nouvelle-Angleterre) et la liste est longue.

Or la pensée économique qui émerge avec la décolonisation du «Tiers-Monde» (concept élaboré au milieu des années 50 par Alfred Sauvy et Georges Balandier) était inséparable de la dimension anthropologique du fonctionnement des sociétés. Deux grands courants occupaient le champ de réflexion alors : celui du rapport nord-sud, reformulé en termes de centre-périphérie (Charles Bettelheim), qui privilégiait la sphère de circulation (thèse du rapport néo-colonial conforté par les bourgeoisies compradores des nouveaux États indépendants), et celui de la critique des rapports sociaux internes aux anciennes colonies. Les économistes appelés «tiers-mondistes» n'étaient pas opposés mécaniquement sur ce terrain, sachant que l'investissement du terrain comme l'évolution des sociétés elles-mêmes, celles des pays dominés comme celles des ex-métropoles, invitaient à reconsidérer la configuration des rapports inter-étatiques, ainsi que les rapports de classe qui se nouent à l'intérieur des sociétés en formation. Ce débat renouait souvent avec les controverses sur la question coloniale de la Troisième Internationale marxiste. Il s'agissait en l'occurrence de s'interroger sur la pertinence de la revendication nationale pour des sociétés sous tutelle coloniale qui abritaient des formes de sujétion «archaïques» que l'ordre colonial n'avait pas créées, mais qu'il n'avait pas intérêt à éradiquer pour des raisons qui tiennent aux conditions de rémunération de la force de travail. (Ce problème rebondit avec le dumping social des temps modernes...). Des travaux de recherche postérieurs aux indépendances africaines s'orientent de plus en plus vers les rapports pré-capitalistes, voire de type quasi-féodal, qui persistaient (et persistent encore) dans nos pays, notamment au Sahara-Sahel. Au sein de l'université d'Oran, en dehors des colloques organisés sur ce terrain entre sociologues, historiens, voire géographes, et économistes, un certain nombre d'enquêtes ont été menées avec nos étudiants dans le sud du pays.

L'idée de créer une unité de recherche à dominante anthropologique, au début des années 80, (URASC, rebaptisé CRASC) constituait une consécration naturelle de nos modestes travaux de terrain. Cette aventure à la fois pédagogue et scientifique, nous la devons à nos maîtres à distance au nombre desquels figure en premier lieu Samir Amin.

Nous étions à l'affût de ce qui conciliait ou divisait ces chercheurs, même s'ils se situaient dans la même mouvance anti-capitaliste. Evoquons l'aîné d'entre eux, Arghiri Emmanuel, grec d'origine (né en 1911) dont la thèse sur «l'échange inégal» (soutenue avec Charles Bettelheim en 1967, à 56 ans!), eut un retentissement mondial. On peut citer aussi le Franco-Brésilien Celso Furtado, un économiste talentueux qui puisa ses réflexions dans l'ethnologie et l'histoire, en se liant à Fernand Braudel, pour son approche de «l'économie-monde» (concept repris par Pierre Chaunu), ainsi qu'à Claude Lévis-Strauss, qu'il côtoya à Sao-Paulo durant les pérégrinations de l'anthropologue en Amazonie. Si ces deux monstres sacrés ont particpé à son jury de thèse, on comprendra ce que l'exigence pluridisciplinaire signifiait pour l'économiste Furtado. On citera enfin celui avec lequel Samir Amin et Furtado formaient un trio, à savoir le Germano-Américain André Gunder-Frank. Sa théorie de la dépendance à été immortalisée par les controverses mêmes qu'elle a suscitées.

Arrêtons-nous un instant sur un concept-fleuve. La qualification de thèse «circulationniste» qui fut injustement attribuée tantôt à Gunder-Franck, tantôt à Samir Amin a été longtemps discutée, et balayée par des travaux ultérieurs de clarification : en effet, si le concept de dépendance concerne au premier degré les rapports qui se nouent entre le pays décolonisé politiquement et l'ancienne puissance occupante, cela peut se comprendre pour des raisons d' «héritage» : héritage de l'infrastructure laissée par l'ancien maître des lieux qui détient les ficelles de sa maintenance. Cela peut concerner des choses plus prosaïques tout en étant dramatiques : les négociations militaires entre l'Algérie et la France n'ont jamais abouti à un règlement satisfaisant du déminage aux frontières est et ouest : jusqu'à maintenant, des mines anti-personnel sont débusquées par une charrue quand elles n'arrachent pas une jambe au laboureur qui s'aventure dans un no mans' land non défriché. Cela s'est passé souvent dans la région de Maghnia. En revanche, la dépendance technologique qui touche aux infrastructures hydrauliques (barrages), électriques, industriels, nécessite une coopération entre les deux États concernés, ce qui peut donner lieu à surenchère ou chantage habile. Nous avons connu ce problème au cours des premières années de l'indépendance, et il me souvient que le choix de la France en matière de coopération ne relevait pas toujours du «gentlemen agreement».

Le problème est plus compliqué quand le transfert de technologie (qu'elle soit préexistante ou nouvellement installée) impose, de manière subséquente, un transfert de normes, voire de valeurs, d'où les procédures de régulation que le maître d'œuvre, au niveau local, national ou international est appelé à mettre en œuvre, voire à négocier avec la masse des exécutants (ouvriers ou techniciens, bref, la classe dite «laborieuse»).

Enfin reste le problème de dépendance inter-régionale, où n'intervient pas cette fois, tout au moins formellement, l'intrus étranger (à la nation). Question nouvelle, non pas dans son effectivité sociale, mais dans l'approche théorique qui lui est consacrée. Le rapport entre un paysan du Touat et son employeur relève d'une sémantique ancienne qui, aujourd'hui, n'est pas nommée, mais qui est toujours prégnante. Déjà du temps de la colonisation un iklan-tawsit qui travaillait la terre d'un homme libre targui, vivait un rapport de dépendance différent du tractoriste qui travaillait pour le colon de la Mitidja. Il n'est pas sûr, par ailleurs, que les choses aient substantiellement changé depuis. Ce qui nous ramène à un double procès de dépendance : dépendance entre États, à l'international disons, à laquelle se superpose une dépendance inter-régionale, au regard d'un long processus de socialisation, qui a été, pour ce qui est de l'Algérie tout au moins, différentiel entre le nord et le sud du pays, pour faire simple. Ce processus de différenciation sociétale n'a pas été inauguré par le fait colonial, mais lui est antérieur, sauf que l'acteur colonial l'a accentué, et que l'acteur post-colonial l'a accentué encore davantage (je renvoie à la prolétarisation massive des Harratin qui ont quitté les Kours pour s'employer chez les «nouveaux colons», des nationaux venus du nord, pour forer la nappe albienne et produire du blé sur les milliers d'hectares concédés par l'Etat du temps de Chadli Bendjedid). C'est ce double processus de différenciation, externe et interne (qui a fait dire à Marx séjournant à Alger en 1881, que le paysan de la Mitidja, en se prolétarisant chez le colon, passe de la préhistoire à l'histoire...) qui est au cœur d'une fausse polémique sur la réduction «circulationniste» de la dépendance entre le Centre et la Périphérie. Samir Amin a, quant à lui, beaucoup évolué sur un sujet aussi complexe (cf. «Capitalisme et système-monde», Revue Sociologie et Sociétés, No XXIV, 1992, Montréal ; voir également : «Du capitalisme à la civilisation», éd. Ellypses, 2008). Dans ses travaux de synthèse, il renouvelle certains concepts à connotation économique en empruntant à l'anthropologie historique celui, par exemple, de «mode de production tributaire», s'agissant aussi bien de sociétés pré-capitalistes ou pré-coloniales que de sociétés contemporaines. En effet, le terme de «tributaire» subsume de façon transversale des situations syncrétiques, où la rationalité économique présumée du moment peut contenir de façon informelle une rationalité fondée sur la sacralité (du pouvoir, de la transmission d'un bien, etc.). Questions anciennes? peut-être, mais loin d'être résolues.

Témoignage pour le bâtisseur

L'itinéraire professionnel de Samir Amin a été rappelé par monsieur Boutaleb : il a été le fondateur du CODESRIA, une institution africaine de recherche en sciences sociales implantée à Dakar au début des années 70, grâce au mécénat international privé. Simultanément, il contribue, toujours à Dakar, à la création de l'Institut Africain de Développement Économique et de Planification (IDEP), qui dépend de la Commission Régionale des Nations-unies pour l'Afrique (CEA) dont le siège est à Addis-Abeba. Enfin il met en place, toujours à Dakar, le Forum du Tiers-Monde (FTM) et, en 1972, une ONG internationale baptisée ENDA (Environnement et Développement du Tiers-Monde). Elle était dirigée initialement par Jean Bugnicourt, un géographe français, qui a organisé de nombreux cycles d'études, en collaboration avec Samir Amin, dont celui tenu à Cotonou en 1978 sur la «Gestion participative des villes africaines», financé par Infosec, une organisation caritative allemande. J'ai eu l'honneur d'y participer en tant que membre maghrébin, en même temps qu'un universitaire tunisien (Hedi Eckert) et un maire marocain. Beaucoup plus tard, en septembre 2003, un colloque organisé conjointement par le CODESRIA et le CRASC à la Ligue arabe du Caire, était consacré à la coopération sud-sud et au rôle joué par la sous-région Afrique du Nord (suivant le découpage géographique de la CEA). Samir Amin, qui résidait au Caire à l'époque, a présidé à la clôture des travaux. J'étais chargé d'assurer la direction scientifique de la publication pour le compte du CODESRIA (cf. «les identités régionales et la dialectique sud-sud en question»).

Enfin, un aspect moins connu du public concerne le rôle, fût-il momentané, joué par Samir Amin en Algérie. En 1963, j'étais recruté comme administrateur civil à la Direction Générale du Plan et des Études Économiques, qui dépendait de la Présidence. Feu Abdelmalek Temmam, alors directeur, nous a réunis pour accueillir un expert du Bureau d'Assistance Technique des Nations unies (BEAT/NU). Il s'appelait Samir Amin. Sa mission consistait à nous conseiller en matière de comptabilité nationale. L'assistance était composée de Abdellah Khodja, Abderrahmane Kiouane, Atek, Keramane, Houhat, Fatima Bouzina, Oubouzar et quelques autres dont j'ai oublié le nom. La qualité des débats, qui ont pris deux jours, est restée longtemps gravée dans ma mémoire, et surtout empreinte de fierté pour mon pays. Parmi l'équipe du Plan, quelques-uns sont devenus ministres, d'autres nous ont quittés à jamais. Samir Amin, que j'ai connu pour la première fois en 1963 et rencontré pour la dernière fois en 2003, vient de nous quitter aussi. Il a marqué notre jeunesse, nous ne l'oublierons pas.

(*) Professeur émérite des universités, professeur contractuel (en retraite) à l'université de Tlemcen.