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Pendant que la Méditerranée déborde de réfugiés et que l'Europe érige des murs, la Pologne importe des travailleurs des Philippines

par Abdelhak Benelhadj

Face à un manque de main-d'œuvre de plus en plus criant, Varsovie se résout à faire venir ses travailleurs étrangers du très lointain archipel des Philippines. C'est ce qu'a indiqué samedi dernier le ministère polonais du Travail.

«Nous sommes sur la bonne voie pour conclure un accord. J'espère qu'à l'automne nous arriverons à signer au moins un accord préliminaire» avec les autorités philippines, a déclaré Stanislaw Szwed, le vice-ministre du Travail, précisant que Varsovie attendait des propositions de Manille.

«La Pologne a été choisie (par les Philippines) parce que notre pays leur est culturellement proche, notamment à cause de la confession catholique», a-t-il souligné. Les travailleurs philippins qualifiés sont destinés à combler les déficits dans les secteurs numérique, médical et du BTP. (cf. Un article d'Euractiv Pologne.)[1]

Pourquoi cela ? Comment cela se peut-il ?

Depuis son admission au sein de l'Union européenne au début des années 2000, l'économie polonaise rattrape rapidement son retard sur les autres pays européens de l'Ouest. La dynamique interne est vigoureusement stimulée, comme dans les autres pays récemment admis dans l'UE, par des flux de capitaux incessants venus des autres pays.

Les investissements européens sont en croissance rapide, à l'initiative des industriels, allemands notamment. Pour une part, l'Allemagne est à l'origine de l'entrée des ex-PECO (Pays de l'Europe centrale et orientale) dans l'UE, dès 2002.

Ces pays cumulent deux avantages comparatifs précieux : une haute qualification de leur main d'oeuvre et des coûts sociaux relativement faibles, auxquels s'ajoute la proximité géographique et culturelle.

Mieux que des pays émergents à faibles coûts au sein même de l'Union. Ce qui explique l'implantation des unités sous-traitantes venues de l'Ouest et même de plus loin.

Pour accompagner les investissements ouest-européens, un soutien fort est venu de trois Fonds structurels : le Fonds européen de développement régional (FEDER), le Fonds social européen (FSE) et le Fonds de cohésion.

Mieux : la nouvelle politique migratoire polonaise prévoit un budget d'environ 3 milliards de zlotys (75 millions d'euros) jusqu'en 2025, dont plus de la moitié viendra du budget de l'Union européenne.

Toutefois, en faisant le choix de l'« élargissement » plutôt que celui de l'« approfondissement », l'économie de l'Union a été profondément ébranlée.

Les Traités (de Maastricht à Lisbonne) ont harmonisé bien des domaines mais se sont soigneusement gardés de toucher aux domaines fiscal, social et environnemental laissés ouverts à la concurrence interne. La « Directive Bolkestein » (1996, revue en 2016) ou « Directive services », plus connue sous l'histoire du « plombier polonais », en a témoigné.

Ce qui donne de l'Europe une image cocasse : d'un côté on favorise les équilibres entre les pays et les régions, sur financements publics, et, de l'autre, on ruine les économies publiques par une compétition et une déréglementation acharnées profitables aux agents marchands.

Le vieil adage : la collectivisation des pertes et des déficits et la privatisation des profits.

Cela ne va pas sans inconvénients.

1.- L'économie polonaise connaît un taux de chômage relativement faible de 5,9%, son taux le plus bas depuis 28 ans. Et cela malgré les flux venus de pays plus « sous-développés » : l'Arménie, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie, la Russie et l'Ukraine.

Selon les estimations de la banque centrale polonaise, un million d'Ukrainiens travaillent actuellement en Pologne et ce chiffre augmentera de 200 000 à 300 000 au cours des prochaines années.

D'après le ministère du Travail, la Pologne a délivré l'an dernier aux étrangers plus de 235 000 permis de travail. Les Ukrainiens sont les plus nombreux, avec 192 547 permis, les Biélorusses suivent loin derrière, avec 10 518 autorisations. Le troisième groupe national est constitué par 7 075 Népalais. Mais les Ukrainiens sont aussi très convoités par la République tchèque qui a doublé le plafond de permis de travail, selon Euractiv.

La Roumanie et la Bulgarie de leur côté, gagnées par les joies de la « liberté » retrouvée, se vident de leurs meilleures compétences qui filent loin vers l'Ouest, voire vers le « far west ». Corruption, insécurité, dégradation des conditions économiques et sociales désormais « décollectivisées » inspirent aux Roumains et aux Bulgares des pensées hétérodoxes...

2.- Comme sa voisine allemande, la Pologne connaît des taux de fécondité et de natalité préoccupant. À l'horizon 2030, un emploi sur cinq sera vacant en Pologne. L'économie polonaise aura alors besoin de 20 millions de travailleurs, alors que sa population active tombera à 16 millions de personnes. D'où le recours à l'immigration, au moment où tous les autres pays de l'Union durcissent leurs réglementations.

3.- Par la grâce d'une réglementation très accommodante (cotisations sociales et fiscales « compétitives »), la Pologne déplore une (paradoxale mais logique) émigration de ses propres travailleurs vers le reste des pays de l'Union européenne, en quête de salaires et avantages sociaux plus attrayants. On les retrouve en Islande, en Scandinavie et bien sûr en Allemagne de l'Ouest.

4.- Le poids de Washington a été décisif dans l'admission de ces pays. Pour une raison simple : l'Union européenne est une antichambre de l'OTAN. Entrer dans l'une, c'est finir dans l'autre. Et cela contrairement à l'engagement des Etats-Unis à l'égard du très naïf ( ?!) Gorbatchev qui a oublié que les promesses de l'Empire n'engageaient que ceux qui les écoutent.

J. Chirac avait été de même victime d'une entourloupe en décembre 2002. La Pologne a fait miroiter à la France l'achat de Mirage 2000-5 (que la Suède y ait laissé des plumes avec la candidature de son Jas-39 Gripen, ne change rien à l'affaire).

Mais dès son admission assurée au sein de l'UE (13 décembre 2002, lors du sommet de Copenhague), Varsovie commandait 48 avions F-16 à l'américain Lockheed Martin avec lequel les Polonais négociaient en secret depuis longtemps, pour remplacer ses chasseurs soviétiques obsolètes Mig-21 et Mig-29. Le contrat fut signé en avril 2003 pour 3.5 Mds$.

Fin mars dernier, Varsovie se déclare acquéreur pour plus de 4,75 Mds$ (3,8 Mds?) du système antimissile américain Patriot (construit par la société américaine Raytheon, avec des équipements fournis par Lockheed Martin et Northrup Grumman).

Les livraisons des premières batteries mobiles sont prévues à partir de 2022 et elles devraient être opérationnelles en 2023. Le ministre de la Défense Mariusz Blaszczak qui a signé le document remis ensuite à l'ambassadeur des Etats-Unis Paul W. Jones, a souligné qu'il s'agit du plus grand achat d'armement dans l'histoire de la Pologne.

La colère du président français aurait alors gagné à être contenue. Il aurait épargné à son pays le ridicule d'un marché de dupes perdu : négocier à l'insu de ses partenaires un contrat d'achat d'armes françaises contre l'entrée d'un pays dans l'Union.[2]

La nombreuse communauté polonaise américaine constitue un levier de première importance qui a notamment servi au basculement de la Pologne au début des années 1980, avec l'aide du Vatican de Jean-Paul II.

5.- Les succès économiques des ex-pays de l'Est, s'ils ne gênent que très marginalement les pays à compétitivité-qualité, sont mal vécus par les pays du sud de l'Europe, coincés entre leurs engagements (sous fort lobbying de leurs propres entreprises commerciales) dans l'Euroland et les résultats catastrophiques de leurs comptes publics, de leurs déficits sociaux, commerciaux, de leur endettement... et pour tout dire, de leur politiques économiques, structurellement déficientes.

Il s'agit bien sûr des pays « du Club Med », (ainsi qualifié par un ministre allemand qui a oublié combien ces déficits ont rapporté à son pays : la situation grecque en témoigne encore[3])

Comme la Hongrie ou la République tchèque, la Pologne a fermé sa porte aux réfugiés en évoquant des raisons de sécurité. Une politique condamnée par la France. Emmanuel Macron est ainsi favorable à des sanctions pour les Etats qui n'accueilleraient pas de migrants venus du Proche, du Moyen Orient ou d'Afrique.

Les critiques françaises sont malvenues pour au moins deux raisons :

- La France n'accueille qu'une fraction infime des réfugiés méditerranéens et africains. Tous les politiques surfent sur leurs opinions publiques et oeuvrent (un peu partout en Europe et quelles que soient leurs couleurs politiques) à une restriction drastique des flux migratoires et condamnent avec véhémence les pays, comme l'Allemagne, qui ouvrent leurs frontières parce que c'est conforme à leurs intérêts (chute démographique et croissance économique). Leur condamnation vient de la porosité de leurs frontières intérieures imposées par le Traité de Schengen.

Ce qui a poussé certains des pays signataires à rétablir un contrôle national.

- La responsabilité de Paris est grande dans ces afflux. D'abord, l'histoire coloniale de la France qui ne peut s'affranchir des conséquences de la longue présence française (militaire et économique, dont les récentes aventures de Bolloré rappellent les inconséquences post-coloniales), aujourd'hui fortement concurrencée par la Chine[4].

Ensuite les interventions militaires françaises aussi bien au Proche Orient qu'au Sahel, dans le sillon de la stratégie américaine, sont directement et indirectement responsables de la déstabilisation des régimes sahéliens et nord-africains.

L'assassinat de M. Kadhafi et la destruction de la Libye ont été véritablement catastrophiques. Le jour viendra où l'on saura si cela avait été une malheureuse conséquence imprévue de l'agression franco-britannique dirigée par les Etats-Unis, visant à « libérer le peuple libyen d'un dictateur sanguinaire » ou, au contraire, un objectif sciemment projeté.

En sorte que perdre son temps à distinguer entre émigrés économiques, demandeurs d'asiles fuyant les guerres ou réfugiés climatiques relève de la mauvaise foi et de la malhonnêteté politique, voire de l'abus de confiance.

Sachant la culpabilité des économies occidentales dans la dégradation de la biosphère et des composantes des écosystèmes terrestres, au cours des deux ou trois derniers siècles[5], ce type de raisonnement prêterait à sourire, sans les tragédies quotidiennes vécues par ces populations sur les rives, aussi bien sud, est, que nord, bordant la Méditerranée.

Résumons-nous.

L'incohérence de sa politique économique et sociale est en train de faire exploser l'Europe, entre celle du nord, celle de l'ex-zone mark, économiquement, industriellement, commercialement prospère, qui peu à peu intègre certains des anciens pays de l'est, et celle des pays du sud coincés entre un Euroland trop contraignant pour eux, une politique sociale absolument nécessaire à leur cohésion interne et des conditions économiques et financières incapables de la financer.

Sa politique migratoire reflète ces profondes contradictions : écartelée entre une politique internationale otanienne belliciste qui déstabilise le Proche-Orient, les rives sud et le Sahel, des valeurs traditionnelles de secours et d'asile et une indigence économique publique à répondre à toutes ces exigences contradictoires, le tout dans un contexte politique favorable à des opinions et des partis extrémistes, qui renvoie le « Vieux Continent » aux heures les plus sombres de son histoire.

Immigration ou pas, les pays européens ont à l'évidence des problèmes avec l'Europe. Cela ne date pas d'aujourd'hui, ni même du Traité de Rome. Ils gagneraient à rapidement mettre de l'ordre dans leurs idées et dans leurs priorités. Il serait bien dommage qu'une utopie politique si intelligente, dont E. Kant a rêvé, une construction si audacieuse, donnée en exemple à de nombreuses régions dans le monde, devienne un terrain de compétition entre boutiquiers pressés d'optimiser leurs placements.

Ce genre de jeu a coûté des dizaines, peut-être des centaines de millions de morts si on remontait à l'Antiquité romaine. Et pas seulement à des Européens qui ont entraîné le monde dans leurs tragédies...

Notes :

[1] https://www.euractiv.fr/section/migrations/news/la-pologne-ouvre-ses-portes-aux-travailleurs-etrangers/

[2] Contre mauvaise fortune la réaction des technocrates avait été plus sobre : La déconvenue polonaise « n'est pas de nature à ébranler l'empire Dassault », assure un expert, proche des services du ministère de la Défense. De toutes façons « la société est mal placée dans la concurrence en Europe, pour s'être mise notamment un temps en marge de l'OTAN », avait-il expliqué, sous couvert d'anonymat. On comprend mieux la décision de N. Sarkozy dès 2007, votée en 2009... Il faut préciser toutefois que cette réintégration avait déjà été entamée en 1996 avec le retour de la France avec son chef d'État-major des armées (CEMA) au Comité militaire et son ministre de la Défense au Conseil atlantique. En contrepartie, la France tenta sans illusions d'obtenir entre 1995 et 1997 le commandement du théâtre d'opérations sud (AFSOUTH). Les Américains y opposent un refus ferme et définitif.

[3] L'essentiel des déficits enregistrés par ces pays ne le sont pas à l'égard de la Chine ou des BRICS, mais bien à l'égard de leurs partenaires excédentaires européens, notamment de l'ex-zone mark.

[4] V. Bolloré a été placé en garde à vue, en avril dernier, dans le cadre d'une enquête sur des soupçons de corruption visant l'obtention de concessions au Togo et en Guinée. Le groupe Bolloré, dont il est le PDG, est présent dans 46 pays du continent.

[5] Le constat du fonds mondial pour la nature (WWF) est on ne peut plus clair : « En seulement sept mois, l'humanité a émis plus de carbone que ce que les océans et les forêts sont en mesure d'absorber chaque année, pêché plus de poissons, abattu plus d'arbres, fait plus de récoltes que ce que la Terre peut nous procurer en un an. ». Chaque année, le Global Footprint Network calcule le jour précis au-delà duquel l'humanité « vit à crédit » sur le dos de la planète, qui ne peut pas fournir assez de ressources naturelles pour satisfaire aux besoins de la population du globe. Et ce «jour du dépassement» tombe cette année le 1er août. Avec une nuance (de taille) : ce n'est pas l'humanité qui abuse de ce que la nature met à sa disposition, mais seulement une petite partie seulement de « criminels écologiques » qui noient leurs responsabilités dans un concept multi-usages et passe-partout.