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La joggeuse de Bouchaoui ou le son d'un «corps» le soir au fond des bois

par Kebdi Rabah

C'est dans la démarche scientifique de faire des expériences, d'abord sur des corps inertes, avant de les tenter sur du vivant. C'est le cas, notamment en médecine, avec l'usage de la dissection sur cadavres.

Cela permet de faire avancer la chirurgie tout en limitant la «casse». Idem en pharmacologie où les médicaments sont testés avant leur mise sur le marché. Le succès de la méthode a fait flores et force est de constater qu'elle a fait des émules même là où on l'attendait le moins : chez nos islamistes précisément, malgré le fait qu'ils sont à l'opposé de tout ce qui peut s'apparenter à de la science. Mais en l'occurrence, s'inspirant des laboratoires scientifiques, ils nous appliquent une approche à l'identique : une recette «thérapeutique» progressive et graduelle avec comme objectif de nous faire refaire à reculons la distance parcourue depuis l'ère d'Abu Hurayra. Après avoir vainement tenté l'expérience, brutalement par les armes, ils en sont venus à d'autres méthodes, lesquelles, quand bien même elles ne sont pas meurtrières, n'excluent pas pour autant l'usage d'une certaine violence. Deux évènements récents nous rappellent si besoin est que ce qui s'est passé à Sétif avec la tentative de destruction de la statue de Aïn El Fouwara et l'agression récente d'une jeune joggeuse à Bouchaoui, dans la banlieue d'Alger, sont inscrits dans une logique de continuité et suivent une trajectoire visant à terme le même objectif : celui de domestiquer un peuple à la mode salafiste, par petites touches successives, avec le recul stratégique nécessaire à chaque étape, histoire de marquer une pause pour prendre la température, mesurer la réaction, analyser les résultats et préparer en conséquence l'offensive suivante. Plus scientifique que ça, tu te gares ! Aussi, faut-il s'attendre inéluctablement à ce que des « faits divers » de ce type reviennent dans les semaines, les mois à venir.

A l'origine il y a le dogme, intangible, tout droit sorti des ateliers du désert d'Arabie. Il faut savoir que pour les salafistes : l'Algérie étant terre d'Islam, le multiculturalisme et la liberté de conscience sont une hérésie et il ne saurait y avoir de cohabitation, sur le même sol, de gens croyant et/ou pensant différemment. En terre d'Islam, il n y a de place que pour l'Islam et par extension aux seuls adeptes du modèle wahhabite. Credo préfiguré au quatorzième siècle par le « hanbalite » Ibn Taymia, consacré au dix-huitième siècle par Md Ibn Abd El Wahhab, appliqué aujourd'hui conjointement par sa descendance en association avec sa famille d'accueil que sont les Saoud. Credo dans lequel nos intégristes, noyés de pétrodollars et englués dans une misère intellectuelle, ont trouvé à s'employer et parvenus à se mouler corps et âme, au point de sacrifier la famille pour la confrérie, la Nation pour l'Ouma. De ce fait ils n'auront de répit que lorsque le dernier Algérien aura : quitté celle-là et rejoint celle-ci, été soumis à la Chari'a, revêtu le kamis, laissé pousser la barbe et les femmes totalement « hidjabisées ». Ils tenteront de le faire progressivement, par accrétion, en veillant à ce que la majorité de la société sombre dans l'ivresse de la bigoterie sans se rendre compte de leur véritable dessein, lequel est intimement lié au projet impérialo-sioniste qui le sponsorise. Quant à la minorité d'irréductibles, ceux qui tentent de s'accrocher aux libertés fondamentales, à l'idéal démocratique : leurs fossoyeurs espèrent qu'au pire le temps s'en chargera, la mort par vieillesse les fera disparaître, tout comme elle le fit pour les derniers des Mohicans.

A tous ceux qui ne connaissent pas l'histoire de cette grenouille qui a consenti à se faire cuire sans réagir, il est ici opportun de la rappeler pour que sa symbolique et son sacrifice ne soient pas vains. On raconte que quelqu'un a fait un jour une expérience intéressante sur une grenouille : il commença par la plonger dans une marmite remplie d'eau froide et la laissa nager à sa guise. Il mit ensuite la marmite sur le feu et la laissa se réchauffer en douceur à la petite flamme. La température de l'eau grimpa un peu et la grenouille se sentant encore plus à l'aise se laissa gagner par le confort. Elle se mit à gambader davantage tout en jouissant de la félicité d'un bain providentiel. Progressivement engourdie, elle ne se rendit pas compte que la température n'avait cessé de monter jusqu'à lui faire perdre ses sens.

L'histoire ne dit pas si elle en prit conscience mais on sait en revanche qu'à un moment donné elle n'avait plus la force nécessaire pour sauter de la marmite et se laissa cuire sans opposer de résistance. Gageons que si elle avait été plongée subitement dans une eau brûlante elle aurait réagi immédiatement et se serait sauvé avant que ses forces ne l'abandonnassent. Hélas, elle n'a pu déjouer le traquenard d'un traitement graduel à doses homéopathiques qui, après avoir endormi son instinct de conservation, lui porta le coup fatal. Cette expérience mérite d'être portée à la connaissance de tous ceux qui ne sont pas encore gagnés, ou à la limite de l'être, par cette idéologie mortifère venue d'Orient mais avec la bienveillance de l'Occident - un ami qui nous veut du bien - qui y trouve lui aussi son compte, après l'avoir intégrée dans ses calculs géostratégiques. S'attaquer à un corps inerte en détruisant une statue en marbre à Sétif, passer ensuite à une joggeuse, bien vivante celle-là, un jour de Ramadhan, relève d'une cohérence indiscutable. Cela ne veut pas dire qu'il y a eu concertation autour des deux faits en question. Non, ce n'est pas nécessaire, il a suffi d'insuffler des années durant un climat d'intolérance aux quatre coins du pays pour voir à coup sûr surgir de façon ponctuelle, indépendante et récurrente, quelques énergumènes prêts à en découdre avec une société mécréante dont il faut assurer le salut. Pour ceux qui formatent les milliers « d'Abou marteau » c'est là une façon de tester la grenouille pour savoir si elle est encore en état de réagir et s'il faut augmenter encore un peu plus la température.

Depuis des années le pouvoir en manque de légitimité essaie de composer avec les islamistes en accédant à nombre de leurs désidératas. Chaque année qui passe, ce sont des espaces de liberté qui sont confisqués au nom de l'orthodoxie et il serait fastidieux d'en faire la liste. Un Algérien qui reviendrait aujourd'hui au pays après l'avoir quitté il y a trente ans aurait l'impression de débarquer sur une autre planète. Pour les intégristes, l'appétit vient en mangeant et le menu est établi en tentant d'élargir à chaque fois le champ de l'illicite, en mettant la barre un peu plus haut, tout en surveillant la température. Après avoir pris possession des esprits, il faut maintenant s'attaquer au corps, surtout celui de la femme. Faire en sorte que sa « gestion » ne puisse pas relever de la volonté de celle ou celui à qui il appartient mais du dictat de quelques illuminés esclaves autant de leur frustration individuelle que de la névrose collective dans laquelle ils baignent ; contrainte sociétale étouffante, elle-même soumise à un ordre archaïque, mais très imbu de sa mission. Aussi est-il évident que pour les intégristes, le combat à venir se fera autour du «corps». Il en est l'enjeu par son usage démonstratif et le symbole de soumission qu'il préfigure, d'où l'impératif de le soustraire à la volonté de son «propriétaire» en le drapant dans un uniforme singulier et «règlementaire».

S'il y a tant d'empressement à l'incitation du port du «hidjab», «djelbab», «niqab», «kamis» et autres accoutrements, c'est tout simplement par ce qu'il signifie, physiquement, la prise de possession, la mainmise sur ce qui est de plus intime chez toute personne, à savoir son anatomie. C'est aussi une façon de faire main basse sur sa liberté à en disposer, son identité, en contrôlant la manière de faire montre de ses éléments constitutifs. Les islamistes considéreront leur victoire comme incomplète tant qu'ils ne seront pas parvenus à s'accaparer la « gestion » du corps. La façon de le couvrir, de le maquiller, de le montrer en public, etc. se doit d'être régie par des normes préétablies qui sont autant de signifiants de la maison islamiste et de sa marque de fabrique ; avec une notice d'emploi, comme il est d'usage pour tout objet, puisqu'à leurs yeux il n'en est qu'un. Ils disent lutter contre l'impudicité comme si l'Algérie était un camp de nudisme, alors que traditionnellement la pudeur a toujours été au centre de ses valeurs. Non ! Ce qui les motive est de l'ordre de l'embrigadement par l'imposition d'un mode vestimentaire et autres signes apparents pour signifier leur emprise sur la dite société et son ralliement à leur cause. Les totalitarismes ne s'imposent jamais par l'argument de la raison mais par la force démonstrative du nombre et ils sont persuadés que cette façon de faire est la seule qui leur ouvre voie vers la sanctification. Aussi, pour tous les démocrates, il s'agit là d'une ligne rouge dont ils ne devront à aucun prix accepter qu'elle soit franchie.

Aux deux évènements cités plus haut, il y a eu fort heureusement quelques réactions. Même si elles ne furent pas à la hauteur de ce que l'on aurait pu espérer, l'essentiel est qu'elles étaient là, ce qui prouve que le point de non-retour n'est pas atteint, que la grenouille n'est pas totalement ankylosée et loin d'être cuite. Cela permet de penser que peut-être tout espoir n'est pas perdu. Les intégristes marqueront une pause et ils reviendront. Que la vigilance et la réaction soient à la hauteur de chaque tentative de dépassement de cette ligne rouge. Que toute tentative liberticide de cette mouvance nihiliste soit l'occasion pour les forces saines de la nation de faire la démonstration que la fatalité n'est pas dans leurs gènes.