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Désir d'écrire, désir de voler haut, toujours plus haut

par Hacéne Saadi*

Au commencement de ce qu'on pourrait appeler l'aventure, combien décourageante et d'un pari ultra difficile à tenir, propre à l'écriture d'inspiration poétique (ou de toute autre inspiration), il y a la sempiternelle hésitation, la peur lancinante de mal faire, l'angoisse inhérente à l'idée de venir à manquer, d'un moment à l'autre, d'énergie nécessaire et de ressources du cœur et de la raison pour mener à terme le projet d'écriture tant de fois désiré.

Décrire toutes ces phases laborieu ses où besoin ardent, motivation, peur et angoisse se trouvent inextricablement mêlés, est en quel que sorte une espèce de thérapie contre l'échec, ou le non-aboutissement d'un désir d'écrire un beau poème ou une belle histoire depuis longtemps ruminés. Cela ressemblerait à une histoire aussi passionnante que celle d'un récit captivant avec personnages et intrigue originale, avec des haltes, des rebondissements, des complications, des situations inattendues, des tristesses, des regrets, des passions, des joies éphémères, des dénouements heureux ou malheureux, des désirs inassouvis ?.

Il va de soi que le besoin d'écrire (quel que soit l'objet de l'écriture) ne prend pas racine dans un esprit inculte, ou presque. Cela suppose donc des lectures, des lectures choisies d'auteurs pour leur qualité de style, leur pouvoir d'imagination, leur capacité à nous faire rêver, voyager dans leur monde imaginaire, nous enchanter, quand il d'agit d'un roman, d'une nouvelle ou d'un conte, d'un poème (qu'il soit en prose ou en poésie rimée), ou de tout texte à visée romanesque.

A coté de cela, il y a les livres absolument nécessaires à lire pour une conséquente culture générale, et qui tiennent de la philosophie, de la psychologie, de l'histoire et de la géographie, de l'anthropologie, pour ne s'en tenir qu'aux livres qui traitent de l'homme et de son histoire, et laisser les autres aspects de l'homme en société pour les spécialistes.

Dans le contexte de la création romanesque, écrire un roman ce n'est pas tant l'écriture d'une histoire avec péripéties plus ou moins dramatiques ou, au pire, mélodramatiques (c'est le terme qui convient le mieux pour désigner tous ces écrits à prétention romanesque et au pathos exagéré) et qui sont lus par des lecteurs qui confondent une série télévisée, très artificiellement enjolivée de thèmes et attitudes qui évoquent superficiellement la sensibilité, l'exaltation et la rêverie faussement romantiques, avec un roman de qualité. Des lecteurs, on dirait de nos jours, pressés et qui s'ennuyent à mourir dans les transports en commun (le métro, le bus pour longs trajets, le train), ou chez eux n'ayant aucun horizon d'espérance à une vie meilleure, comme c'est souvent le cas chez une grande majorité d'êtres largués par le destin dans la vie impitoyable des grandes cités humaines, et qui les trouvent à propos pour oublier le calvaire du voyage de tous les jours, en face d'inconnus de tout bord, de toutes les professions, des touristes, comme dans toutes les grandes agglomérations Européennes, des quatre coins du monde ; en un mot une lecture d'occupation pour ne pas mourir d'ennui et éviter, salutairement, le regard de cet autre que la vie dans une grande ville pousse, ou condamne, à ignorer.

Un roman peut être, de nos jours, l'histoire de l'écriture de ce roman, avec des temps d'arrêt inopinés, des murs infranchissables qui s'érigent spontanément, subrepticement, inéluctablement devant l'esprit imaginatif de l'auteur futur, anéantissant d'un coup fatal son désir, son ambition, sa volonté ; l'histoire des hésitations, des scrupules, des brusques pertes d'envie, des stress, des désespoirs, des dépressions, des malheurs qui endiguent très réellement cette écriture tant désirée d'un roman.

Ce serait extraordinairement réconfortant d'écrire l'histoire de l'écriture d'un roman, comme une suite de péripéties (avec embûches, obstacles de tous genres, murs désespérément infranchissables, désespoirs indescriptibles, humeurs dépressives par-dessus tout ?) en cours de route avant l'aboutissement enfin (vu le plus souvent comme une véritable délivrance de quelque chose qui nous a d'abord enchanté, puis bouleversé, et chemin faisant, très rapidement stressé, déboussolé, égaré, perdu, dégoûté de la vie) de ce rêve d'écrire un roman. Un vrai roman, ce serait l'histoire dramatiquement construite de tous ces obstacles et tournures inattendues et incompréhensibles que constituent les changements imprévus de situations, nœuds et dénouements, tout le long de son écriture, de toute la germination, de la naissance, du développement (avec tout ce que le concept contient de dépassement, de franchissement et de résolution de problèmes étroitement liés à cette idée de développement) et de la réalisation de l'œuvre romanesque.

Allons plus loin que les méandres inextricables de l'écriture, et touchons un peu, dans notre tentative à haut risque, au mystère, de ce mystère qui n'a jamais cessé de nous étonner, de nous surprendre, de nous attirer irrésistiblement, et qui est l'essence même de ce qui représente les sources incroyablement élusives de cette réalité cachée, lieux désignés où vont se dévoiler les arcanes de la poésie du monde vivant.

Pour un poète, nostalgique d'une innocence à jamais perdue, seul les yeux et l'esprit de l'enfance seraient capables de projeter un halo mystérieux autour des êtres, des objets et des paysages qu'ils rendent définitivement «autres», parce que ainsi constitués de la substance d'une autre réalité, celle du songe et de ses demeures. Dans cette autre réalité de l'espace infini du dedans, tout ce beau monde étrange, toutes ces choses et êtres produits miraculeux du rêve, et liés par le même secret, semblent se mouvoir avec une liberté et une légèreté qui font fi des lois de l'espace-temps et des pesanteurs du monde réel. Entre l'homme et l'ange, il y a l'enfant : c'est le passeur d'âmes (une image chère à Alain-Fournier) qui les accompagne du monde de l'ici-bas au royaume du rêve.

Les yeux et la disposition d'esprit de l'enfant sont naturellement portés au passé légendaire, aux contes et légendes. Les enfants ne sont pas «victimes» ou subissant imparablement tout ce qui leur arrive, mais naturellement enclin (d'autant plus qu'ils ont peu d'expérience, très peu d'expériences de cette maturation progressive qui est l'antichambre qui prépare à la vie d'adulte) à voir et interpréter le monde dont ils sont témoins (témoins candides, confiants, crédules et naïfs ; ils sont ainsi près à tout assimiler), comme étant un monde qui ne peut qu'être merveilleux, miraculeux, enchanteur, et rien d'un monde tributaire de la dure réalité (mais -et ceci est ce qui va marquer à jamais au fer rouge la mauvaise conscience des individus, s'il leur arrive encore de sentir le poids de leur culpabilité, à l'incroyable, l'injustifiable indifférence dans la mêlée générale de l'égoïsme des nations ? beaucoup d'enfants de par le monde, subissent durement, tragiquement plus encore des malheur impensables incompréhensibles, avec cette nouvelle donne d'un monde totalement déboussolé, aux multiples guerres civiles dévastatrices) des existence qui doivent trimer dur pour survivre.

Lorsqu'on est encore jeune enfant, dans cette période de latence, flottante et indécise, d'avant ou auteur de dix ans, la seule aspiration est de devenir vite plus mature, ce qui fait dire à Aloysius Bertrand, premier auteur génial du poème en prose dans la littérature Française du 19ème siècle, cette délicieuse remarque (dans l'introduction à «Gaspard de la Nuit», son unique livre sorti en 1842, un an après sa mort) à propos de l'inéluctable fugacité de l'enfance en tant que période de vie, que celle-ci «est un papillon qui se hâte de brûler ses blanches ailes aux flammes de la jeunesse, et la poésie est semblable à l'amandier : ses fleurs sont parfumées et ses fruits sont amers» (´Gaspard de la Nuit`, le livre de poche Classique, 2002, p.43).

Nous évoquerons plus loin, ce thème du papillon comme élément d'une mystique orientale, est comme symbole de l'âme chez les grecs de l'Antiquité.

«Brûler ses ailes blanches» d'enfant en devenir pour se hâter de jouir pleinement des bienfaits de l'existence, de toutes les joies de la vie, quelle image poétique sublime ! De ce fait l'enfant ne peut que se projeter dans le futur de la maturation, aspirer à devenir plus mûr, plus volontaire pour mieux apprécier toutes ces belles choses de la vie, dans une existence remplie ; il ne viendra pas (ou très rarement) à son esprit de regretter la vie passée (puisqu'elle n'a pas encore été vécue). Une fois adulte, une fois ayant goûté les joies de l'amour, et du bonheur d'exister, les satisfactions de la vie en couple, les expériences plus ou moins agréables, plus ou moins problématiques (car le temps es venu pour lui de connaitre toutes les facettes de l'existence en société) du mariage et des conséquences d'être géniteur, le regard en arrière, la considération ou la reconsidération du passé font le lit de la nostalgie : «Avant, c'était mieux ?».

Du regard ingénu de l'enfant, miraculeusement porteur d'une autre réalité, et donc véritable porte ouverte sur les mystères du monde qui nous entoure, au regard d'en haut qui nous détache et nous libère définitivement de toute tentation, contrariété, souci et inquiétude de la vie terrestre, pour finalement nous replacer dans la «vaste perspective du Tout», expression emblématique au Goethe poète du «Divan occidental ?oriental», qui considérait la poésie homérique comme étant la «vraie poésie», celle-là même qui doit nous apporter «paix et sérénité». Ce regard d'en haut est le symbole même de la vraie poésie, comme nous le verrons plus loin.

Dans un texte admirable («N'oublie pas de vivre : Goethe et la tradition des exercices spirituels», Albin Michel, 2008), et qui constitue son véritable livre testament, Pierre Hadot (philosophe contemporain clairvoyant et érudit, historien de la philosophie Antique et grand lecteur de Goethe, disparu en 2010), fait merveilleusement ressortir, à notre grand bonheur, l'amour profond de Goethe pour la vie, la concentration sur le présent et les instants privilégiés de notre existence. Dans sa lancée sur la perception par Goethe de la poésie comme «regard unique porté sur le tout», la vraie poésie étant pour l'auteur de Faust «un évangile profane», et donc très proche d'une révélation de la Nature, il cite un extrait de Goethe (tiré de «Poésie et Vérité», 1814) où celui-ci se compare à l'Hermès d'Homère «surplombant la mer stérile et la terre infinie», et caractérisant la vraie poésie comme :

«?? un évangile profane, elle est capable de nous délivrer des pesanteurs terrestres qui nous accablent, parce qu'elle nous procure à la fois la sérénité intérieure et le plaisir extérieur. Comme un ballon gonflé d'air, elle nous élève, avec le lest qui nous est attaché, dans les régions supérieures et, grâce à elle, les inextricables labyrinthes terrestres se dénouent sous notre regard qui les voit d'en haut» («Poésie et Vérité» Traduction de Pierre du Colombier, 1991, Paris, Aubier, mais extrait retraduit avec une perception et une subtilité beaucoup plus proches des nuances poétiques et tours d'esprit de Goethe, par Pierre Hadot in «N'oublie pas de vivre», Albin Michel, 2008, p.129).

Comprise sous l'angle d'une aspiration vers l'infini, la vie est un élan irrésistible qui ne connait aucune limite, aucune contrainte spatio-temporelle, mais seulement la facilité, l'aisance de ses mouvements et de ses actes, exactement comme dans un rêve..

Le regard d'en haut est avant tout, comme le souligne avec une grande pertinence Pierre Hadot, un «élan vers l'infini, mais aussi éblouissement devant la splendeur du monde et de la vie. Mais comme dans l'Antiquité, c'est un exercice spirituel qui exige que celui qui le pratique se mette dans une certaine disposition morale. Le regard d'en haut ouvre les perspectives insoupçonnées sur le cosmos et sur la vie humaine, et provoque une sorte d'extase cosmique. Mais pour y accéder, il faut comme Wilhelm [Wilhelm Meister, héros éponyme du roman en deux grandes parties, conçu comme un livre pédagogique, «Les années d'apprentissage» et «Les années de voyage»] contemplant les étoiles, réaliser une ascension spirituelle, se libérer des soucis et des intérêts matériels, pour être capable d'étonnement et d'admiration et percevoir le sublime» («N'oublie pas de vivre», ibid, p.149).

Planer au dessus de la terre symbolise, dans son plus pur sens, la vraie poésie qui nous permet en définitive de nous arracher de toutes tracasseries, préoccupations et difficultés de la vie terrestre, et plus encore de l'ennui comme obsédante maladie du temps (un clin d'œil à Schopenhauer, et son traitement inspiré de l'ennui à travers les âges, comme thème majeur du «Monde comme volonté et comme représentation»).

Ce regard d'en haut, c'est finalement celui de l'aigle, l'aigle allégorique symbole, insigne représentation du poète planant au dessus de tous les labyrinthes et les pesanteurs terrestres, et apportant au travers de son métaphorique envol, une «bonne nouvelle» pour l'humanité, avec promesse de plaisir, sérénité et paix de l'âme.

Si la philosophie est d'abord une réflexion sur le sens de la vie de l'homme, prenant en considération son passé et son avenir, c'est aussi, essentiellement, une manière de vivre, une proposition pour une direction de vie vers plus d'exaltation (de l'âme et des sens), plus d'amour, plus d'ardeur, plus d'enthousiasme dans nos actions de tous les jours. Cette extraordinaire faculté de pénétration du sens de vivre le moment présent, le oui à la vie et au monde sans se laisser influencer par le poids du passé, ni les «mirages de l'avenir», se retrouvent chez certains philosophes contemporains (Pierre Hadot, Marcel Conche, Nicolas Grimaldi), et remontent à Epicure et les Stoïciens, en passant par Goethe (figure tutélaire de la culture allemande) et Nietzsche (avec l'incontournable «Zarathoustra», «Par dela le bien et le mal», «La naissance de la tragédie» et les «Fragments Posthumes»). Tous ces regards portés sur l'être et le monde ne peuvent être qu'une invitation, rarement démentie, à la poésie, à l'art sous tous ses aspects, et à la littérature : en un mot, pour un meilleur art de vivre.

Dans les entrecroisements assez subtils, et très souvent inattendus, entre philosophie et poésie, il y a la position tout a fait exceptionnelle de Gaston Bachelard (1884-1962), dans les années 1940 et 1950. Tous les poètes, quels qu'ils soient, devraient lire «La flamme d'une chandelle», «La poétique de l'espace», «La poétique de la rêverie» et «L'air et les songes», pour ne citer que les œuvres le plus souvent citées par les critiques et lecteurs avertis, quand il s'agit d'évoquer sa poétique des éléments.

Dans «La flamme d'une chandelle» (PUF, 1961, et édition Quadrige, 2011), Bachelard a réussi, en un peu plus de cent pages, le pari de nous faire voyager au cœur de la symbolique poétique de la flamme d'une chandelle, et donner moult exemples de poètes et leurs rêveries sur la fleur du feu intérieur («La couleur est une épiphanie du feu ; la fleur est une ontophanie de la lumière», p.85), chandelle allumée ou éteinte ?. Quand Bachelard dit «Le rêveur poète vit dans l'auréole de toute beauté, dans la réalité de l'irréalité» (p.79), il croque pour nous une image magique du poète comme Adepte (je ne dis pas ´amoureux`, ce serait très terre-à-terre et commun. C'est un Adepte au sens alchimique du terme) de la beauté, et dont lui seul peut en parler, la voir, pouvoir l'apprécier à sa juste mesure, la chérir, la défier ; la réalité du poète est dans l'irréel, c'est-à-dire qu'il vit toujours naturellement dans ses rêveries et qu'il s'en abreuve. Pour le sens commun, il vit dans la terre-à-terre conception de l'irréel, mais pour lui c'est la substance inépuisable de sa poésie, son élixir de longue vie, la lanterne magique mettant en relief sa réalité intérieure.

Du mysticisme oriental bâti sur le thème soufique du papillon qui se jette dans la flamme d'un flambeau, symbole suprême de la victime sacrificielle, de cet anéantissement ou de cette absorption de l'un dans le Tout divin, conjointement au mythe grec qui fait du papillon le symbole de l'âme (Psyché étant représentée, de façon interchangeable, sous la forme d'une jeune fille, ou d'un papillon ; psyché capturée par Eros et allant inévitablement vers son sacrifice suprême), Goethe en fait une seule et unique grande devise : «meurs et deviens !» ; car tant qu'on n'a pas compris le sens de cette extraordinairement belle et en même temps tragique signification du destin, et donc

«Tant que tu n'as pas compris     

Ce : meurs et deviens !

Tu n'es qu'un hôte obscur

Sur la terre ténébreuse»

(«Nostalgie bienheureuse», in «Divan occidental-oriental», Paris, Aubier, Collection bilingue des classiques étrangers, 1940, p.81).

Pour Goethe ce «meurs et deviens» signifie la prise de conscience par l'individu de sa communion avec le Tout».

Dans le prolongement de la perception goethéenne de cette grande devise, Pierre Hadot l'interprète comme le consentement à «la loi du devenir de l'être, qui exige des êtres qu'ils renoncent à leur individualité pour pouvoir se retrouver à un niveau supérieur de l'existence, pour communier avec le Dieu-Nature» («N'oublie pas de vivre», ibid., p.252). Ce n'est, ni plus ni moins, que l'aspiration suprême de l'Adepte dans l'alchimie traditionnelle. Comme le symbole du papillon qui se brûle les ailes en voulant s'approcher de la flamme d'un flambeau, de même les tentations (osées, insensées, folles pour le sens commun) de l'homme de savoir à vouloir à tout prix pénétrer les secrets de la présence de la vie dans l'univers et sa propension exponentielle de plus en plus complexe pour l'un, et à la beauté mystérieuse et subjuguante de la vie dans son incroyable manifestation pour l'autre : tout ce questionnement les mènera fatalement au mur infranchissable de Planck pour l'homme de savoir, et à l'aporie logico-philosophique pour le poète intransigeant.

Cette aspiration à une existence supérieure, et cette interrogation inflexible, inébranlable, seront ce qui caractérise le plus cet état d'esprit propre aux chercheurs d'absolu, à la volonté déterminée d'arriver, un jour ou l?autre, à quelque chose qui soit dans la direction de leur attente secrète.

* Universitaire et écrivain