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Ghaleb Bencheikh au «Le Quotidien d'Oran»: «Elever l'âme, retrouver le goût du raffinement, de l'émerveillement et de la grâce»

par Entretien Réalisé Par Amine Bouali

Ghaleb Bencheikh est un essayiste et un islamologue franco-algérien de renom. Il est le fils de Cheikh Abbas qui a été recteur de la Grande mosquée de Paris de 1982 à 1989.

Ghaleb Bencheikh est né en 1960 à Djeddah, en Arabie saoudite. Il est l'actuel président de la «Conférence mondiale des religions pour la paix» et anime, depuis 2000, l'émission dominicale «Islam» sur la chaîne de télévision française France2. Il a publié plusieurs ouvrages dont «La laïcité au regard du Coran» (en 2005) «Lettre ouverte aux islamistes» (en 2008) et «Petit manuel pour un Islam à la mesure des hommes» au début de ce mois de mars 2018. A l'occasion de la parution de son dernier livre, M. Ghaleb Bencheikh a bien voulu répondre aux questions du Quotidien d'Oran.

Le Quotidien d'Oran: Un certain nombre de Musulmans ne veulent pas entendre parler de la modernité telle qu'elle est prônée en Occident. Ils sont dans une approche non mimétique. La modernité oui, mais sans les valeurs que véhicule l'Occident, notamment sans séparation du politique et du religieux et sans la non-dilution dans l'Oumma. Qu'en pensez-vous ?

Ghaleb Bencheikh: Personne ne parle de mimétisme ni d'imitation aveugle et servile. La querelle entre les Anciens et les Modernes n'est pas nouvelle en contextes islamiques. Averroès était moderne en face de ses détracteurs au XIIème siècle. En réalité, tout dépend de ce qu'on entend par modernité. Celle qui est entrée dans l'usage courant à partir du deuxième tiers du XIXe siècle est dérivée sur le plan sémantique de l'adverbe modo. Elle évoque ce qui est «récent», ce qui vient juste d'advenir. Or suivre son mode revient à se hisser aux exigences de son temps et à être en phase avec son époque, ce n'est pas pareil que de courir après la mode qui, par définition est changeante et encline à être dépassée. Être en adéquation avec l'évolution de son temps est au cœur du principe de modernité. Ce n'est pas se «vautrer» dans la déchéance d'une société permissive et dépravée comme certains le pensent.

Le concept philosophique qui sous-tend la modernité est de prescrire la rationalité. C'est aussi un projet d'émancipation sociale. Une fondation d'une société affranchie de toutes les formes d'aliénation. La modernité réunit les conditions historiques et anthropologiques qui permettent de penser l'affranchissement vis-à-vis des traditions éculées et de leurs mythes fondateurs injustifiés, non interrogés et non déconstruits.

Elle est aussi un mode de représentation politique et de gestion des affaires de la Cité. La modernité est la possibilité politique de changer les règles de la vie sociale par le droit. La norme juridique doit être une émanation rationnelle des hommes s'appliquant aux hommes, pour le bien-être des hommes. Et pour être obéie, la loi n'aura pas besoin de se fonder sur un régime discursif de la vérité revendiqué par les seuls religieux. La séparation des deux ordres religieux et politique est une avancée considérable.

Il se trouve que les régimes politiques en contextes islamiques sont à la légitimité douteuse. Ils sont autocratiques. Et pour se maintenir, ils domestiquent en instrumentant la donne religieuse d'une manière éhontée. Ils manipulent et idéologisent la Tradition. Ils l'instrumentalisent pour d'autres fins que spirituelles. Bien évidemment, les oppositions en place ne peuvent alors les contester que par des revendications de caractère également religieux. Auquel cas, le peuple se trouve pris au piège entre une religion «officielle» dont les tenants sont inféodés au pouvoir et une autre religion «clandestine» prêchée par des doctrinaires dont l'ambition est d'accéder justement au pouvoir. Aussi, la société se trouve-t-elle enfermée dans un terrible cercle vicieux où seul le discours ultraconservateur est entendu. Et comme on a toujours plus radical que soi, la fuite vers l'extrémisme devient le lot quotidien de toute une jeunesse laissée à l'abandon. Celle-ci est livrée aux rafistolages de la culture populiste et aux harangues des sermonnaires prêcheurs de haine. Entre-temps l'implication des intellectuels se fait attendre ou peu entendre pour défendre la justice et la démocratie. Alors l'exigence éthique a été refoulée dans les causeries dévotes et les sermons religieux.

Le fait majeur de la modernité est qu'elle met en scène le sujet humain. Il accède au statut de citoyen libre. Comme membre de la Cité, il est son propre fondement. Ensuite, il se détermine selon ses orientations métaphysiques librement choisies. La citoyenneté et la liberté vont être les caractéristiques de la politique. La démocratie aidant, la souveraineté est celle du peuple avec l'activation de l'esprit critique. Il est temps de dépasser la scolastique islamique totalement surannée en procédant à une véritable critique de la production de la norme juridique. Celle-ci, sous prétexte qu'elle doit être arrimée nécessairement à la révélation de Dieu, trouve tout de suite ses limites. Et, de facto, elle ne peut être appliquée que dans le cadre du statut personnel dont feront les frais, les femmes musulmanes. Comment voudrait-on qu'une société puisse s'épanouir si sa moitié est brimée par des normes dites éthico-légales foncièrement injustes ? Alors qu'elles ne sont qu'une élaboration humaine. Or une société ne s'humanise que si elle se féminise. Le croyant musulman moderne doit prendre conscience des réalités de son temps. Elles lui démontrent d'évidence l'impossibilité du retour aux normes désuètes et aux pratiques ancestrales. Le respect absolu de la dignité humaine, notamment dans sa composante féminine, est un préalable de taille à toute modernisation. Allant de pair avec la liberté de conscience et la désacralisation de la violence, il assoit les fondations d'une civilisation humaniste.

Q.O.: L'Islam, aujourd'hui, est pointé du doigt par une partie du monde occidental, en raison des actes terroristes commis par des pseudo-Musulmans et par des organisations antimusulmanes comme Daech. Nous sommes une majorité de Musulmans dans le monde, qui n'avons rien à voir (ni de près ni de loin) avec ces crimes commis au nom de notre religion. Mais, selon vous, le fait de dire ou d'écrire cela, est-il suffisant pour nous rendre irréprochables, à tous les points de vue ?

G. B: Non, malheureusement, dire ou écrire cela, n'est pas du tout suffisant pour nous rendre irréprochables. Sans auto flagellation aucune, ni haine de soi, ni dénigrement gratuit, nous devons voir en nous-mêmes ce qui a conduit à ces situations tragiques avec leurs convulsions paroxystiques. Quelles que soient les raisons extrinsèques et les causes qui ont induit cet état de fait, que nous ne mésestimons jamais, elles ne doivent pas nous exonérer de faire notre examen de conscience. Nos sociétés ont engendré des individus fanatisés, excités, fascinés par la violence et affiliés à des groupes islamistes djihadistes. Ils ont décidé de déclencher une conflagration généralisée quasi planétaire.

Les foyers de tension extrême s'étalent sur un arc allant depuis le nord-Nigéria jusqu'aux Philippines en passant par la Corne africaine, sans que l'on s'appesantisse sur cette région du monde ? le Proche-Orient - qui a été (et est encore) le théâtre de la sauvagerie inhumaine au quotidien. Elle a vu naître une monstruosité idéologique et religieuse. Et, l'élément islamique y est franchement impliqué. Chaque jour «que Dieu fait», des dizaines de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d'une certaine idée de l'islam, avec toutes les logorrhées dégénérées qui flétrissent son patrimoine, usurpent son vocabulaire et confisquent son champ sémantique, devenus anxiogènes. Les exactions qui sont commises nous scandalisent et offensent nos consciences. Ceux qui ont cru justifier et bénir les attentats-suicides comme des opérations-martyres sont comptables et coupables de toutes ces tragédies. Ils doivent en rendre compte devant la justice des hommes en attendant de comparaître devant le tribunal céleste. Cette guerre par intermittence réclame de nous tous, qui que nous soyons, hommes et femmes de bonne volonté, mais surtout de nous autres Musulmans, de l'éteindre. Il est de notre responsabilité d'agir et de nous opposer à tout ce qui l'attise et l'entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à telle injonction ni parce que nous sommes sommés de nous «désolidariser» d'avec la bête immonde. Nous agissons de la sorte, avec dignité et résolution, mus que nous sommes par une très haute idée de l'humanité et de la fraternité.

Q.O.: Vous dénoncez dans votre dernier livre («Petit manuel pour un Islam à la mesure des hommes». Éditions J. C. Lattes. Paris, mars 2018) la vision d'un Islam qui corsète la société dans un réseau de lois et codifications, de manière définitive, à partir de circonstances du passé. «Il faut sortir, écrivez vous, de la prison d'un temps calqué sur le modèle du tout religieux, de la société tribale de la péninsule arabique au 7e siècle.(...) Une époque qui se voulait inaugurale pour une religion qui se voulait universelle». J'aimerais que vous nous expliquiez, pourquoi, lorsque vous appelez à un «Ijtihad» fondamental à l'intérieur de la sphère de l'Islam, il ne s'agit ni d'un renoncement à la foi musulmane ni d'une trahison du texte sacré ?

G. B: Mais, l'ijtihad, pourquoi faire ? Si c'est pour rester dans une rationalité fermée, à l'exemple de ceux qui nous disent qu'après réflexion, on n'ampute plus la main du voleur mais on lui fait simplement une entaille, puisque le verbe «couper» dans le verset coranique ne signifie pas clairement «amputer», cela ne sert à rien. On ne fait que tourner en rond...

Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage, plus qu'un rafistolage qui s'apparente à une cautérisation d'une jambe en bois, c'est à une refondation de la pensée théologique islamique qu'il faut en appeler, je ne cesse, pour ma part, de le requérir et de le réclamer. Je m'étais égosillé à l'exprimer. En finir avec la «raison religieuse dévote» et la «pensée magique», se soustraire à l'argument d'autorité, contenir les représentations superstitieuses, revoir totalement l'axiomatique du discours traditionnel, déplacer les préoccupations de l'assise de la croyance vers les problématiques de l'objectivité de la connaissance, relèvent d'une nécessité impérieuse et d'un besoin vital. L'on n'aura plus à infantiliser des esprits ni à culpabiliser des consciences. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d'urgence : le pluralisme, la désintrication de la politique d'avec la religion, l'égalité foncière entre les êtres humains, la liberté d'expression et de croyance, l'Etat de droit, sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés. Et tout cela n'est nullement en contradiction avec l'élévation spirituelle. Et ce n'est pas une trahison du texte sacré.

Lorsque les hommes de l'islam étaient ouverts sur le monde et sur la sagesse des Grecs, ils avaient construit une civilisation impériale. Mais, lorsque le dogmatisme avait pris le dessus en considérant les sciences rationnelles comme des sciences intruses au corpus religieux, la régression tragique a commencé. Il est temps donc, de s'ébrouer, de se réveiller et de libérer l'esprit de sa prison. Sinon, il ne reste, dans les crampes mentales actuelles, que d'essayer de répondre à la seule question qui vaille. Celle d'être ou de ne pas être ?Musulman au XXIème siècle ? On ne peut pas continuer à vivre sans penser le monde, sans penser l'homme. On ne peut pas être dans le déni des évidences historiques, dans l'interminable construction humaine du patrimoine islamique. Or ce patrimoine «cryogénisé» et sacralisé, est en décalage patent avec les problématiques du temps présent.

Q.O.: Est-ce que l'application de la charia serait imaginable dans un contexte juridique maghrébin largement inspiré par le droit positif occidental ?

G. B: Je ne suis pas sûr qu'il faille raisonner en termes d'application de la charia. Quand bien même nous voudrions l'appliquer, elle ne nous dirait rien sur le génie génétique, sur la blogosphère, sur le transhumanisme, sur les arsenaux nucléaires, sur la militarisation de l'espace, sur le droit maritime, sur le droit des assurances et des affaires, sur l'intelligence artificielle et le droit des robots. Et de fait, elle ne peut pas s'appliquer au droit administratif sécularisé. La charia, selon les quatre écoles juridiques dans l'obédience sunnite, ne dira rien sur de vastes domaines nouveaux de la vie, si ce n'est une certaine vision du monde et de la société qui est dépassée. J'ai répondu à la première question en soulignant que ce qu'on désigne par charia s'applique davantage dans le domaine du statut personnel et ce sont les femmes musulmanes qui en pâtissent. Bien sûr qu'il faut privilégier le droit positif dans la production de la norme juridique. La fabrique de la loi incombe au législateur qui dans sa «sagesse» œuvre pour le bien commun.

Q.O: L'Algérie, au sortir de la tragédie des années 1990, qui l'a profondément meurtrie, a tenté de mettre au premier plan, un «Islam des zaouias» dans le but de contrer le fondamentalisme religieux. Quelles seraient, selon vous, les conditions indispensables pour voir éclore un «Islam des lumières» en Algérie et au Maghreb ?

G. B: Au-delà de la formule qui commence à être galvaudée, les conditions pour l'éclosion d'un «Islam des lumières» sont toujours celles-là mêmes qui ont permis à d'autres traditions religieuses de sortir de l'ornière. D'abord, et nous l'avons vu dans la question précédente, «déjuridiciser» les textes sacrés. Ensuite, renouer avec l'humanisme d'expression arabe en contextes islamiques, qui a été totalement oublié, oblitéré, occulté, ignoré, effacé des mémoires, insoupçonné. Avoir le souci de l'homme et prendre en charge la question éthique et la préoccupation de la personne humaine. Enfin, donner toute son importance à l'éducation, à l'instruction, à l'acquisition du savoir, à la connaissance, à la science et à l'ouverture sur le monde. Elever les générations dans le respect de l'altérité notamment confessionnelle et de genre. Avoir une inclination aux valeurs esthétiques. Aimer le beau. Etre sensible aux beaux-arts, aux belles-lettres, à la poésie et à la musique. Elever l'âme et flatter les sens. Retrouver le goût du raffinement, de l'émerveillement, du plaisir et de la grâce. C'est un vaste programme qui va depuis la propreté et l'hygiène jusqu'à la courtoisie, à l'élégance et au caractère affable avec des propos amènes. C'est un enjeu de civilisation en somme avec des valeurs spirituelles authentiques.