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Face au diktat américain, il y a ceux qui se cabrent et il y a ceux qui se courbent

par Abdelhak Benelhadj

Le paysage géopolitique mondial prend une tournure critique dont il est difficile de discerner l'avenir.

La Guerre Froide finie à la fin des années 1980, on imaginait une fin heureuse de l'histoire. Des règles libérales pour réguler par le marché les prix, les salaires, les profits, les emplois, les investissements, l'épargne... et la démocratie pour réguler le marché des opinions, des partis et la gestion du pouvoir.

Beaucoup rêvaient d'un monde multipolaire gouverné par la raison et par une administration prudente des conflits et des intérêts communs à long terme.

Malheureusement, il n'y eut rien de tel. Très vite à partir de l'Ouest, une « hyper puissance » allait se poser cœur du monde pour en régenter toutes les dimensions, en s'appuyant à la fois sur une machine militaro-industrielle omnipotente, mais aussi et surtout sur quelques piliers essentiels de la science et de la technologie : génétique, astronautique, nouveaux matériaux, nanotechnologies, sciences cognitives, intelligence artificielle, robotique... L'essentiel tourne autour de la numérisation. Les Etats-Unis dans ce domaine possèdent les entreprises qui leur confèrent un pouvoir considérable sur toute la planète. Les GAFAM, contrairement aux règles libérales les plus élémentaires, se retrouvent en position de monopole que personne ne peut (ni ne semble vouloir le) lui contester.

L'Amérique impose ses normes, culturelles, technologiques, monétaires, juridiques... à toute la planète. Elle ignore superbement le droit international et se pose pour ainsi dire hors la loi commune. D. Trump fort de ce pouvoir décide seul et quand cela lui convient sur les dossiers qu'il est seul l'ordre du jour. C'est ainsi, n'ayant de comptes à ne rendre à personne qu'à lui-même, qu'il se targue d'être « imprévisible ».

Les différences de potentiel sont telles que peu de voix occidentales s'élèvent pour critiquer ou disputer. Seulement quelques gestes symboliques pour donner le change. Naturellement, même sans disposer des moyens équivalents pour rivaliser, toutes les nations ne s'alignent pas sur Washington.

Il y a ceux qui résistent

La Chine et les Etats-Unis entretiennent relations complexes en ce que les deux partenaires sont intimement dépendants l'un de l'autre. La Chine finance l'hubris déficitaire américain qui lui assure des excédents confortables précisément par ses déficits.

Aucun des deux ne peut nuire à l'autre sans nuire à lui-même. D'où une confrontation violente, mais à fleurets mouchetés sur une multitude de terrains.

La Russie, puissance mineure (son PIB est inférieur à celui du Bénélux) mais disposant d'une forte capacité de nuisance, ne serait-ce que grâce à son armement atomique et à son astronautique, se bat pied à pied autour de quelques places fortes où elle marque des points.

Observons comment un pays, en l'occurrence l'Inde, aussi intensivement que discrètement travaillée, par les Américains et les Israéliens, depuis les années 1990, à front renversé contre le Pakistan et la Russie, se soustrait à toute forme de pressions extérieures quand ses intérêts fondamentaux sont en jeu. Par exemple, lorsqu'elle a imposé en 2013 la production locale de médicaments génériques (de traitement de la leucémie) contre la transnationale Novartis qui voulait continuer à le protéger par un brevet.

Pourtant, le régime indien actuel - habité par un intégrisme hindouiste autiste - est loin de se hisser à la hauteur de celui du parti du Congrès, naguère pilotée par Nehru et Indira Gandhi (assassinée en 1984). C'était, il est vrai une autre époque.

Les Etats-Unis ont lancé, le 08 mai dernier par la voix tonitruante de leur fantasque président, confirmé le 21 mai, une injonction à caractère universel, soumettant tout pays ou entreprises à de sévères réprimandes s'ils s'avisaient de rompre le blocus qu'ils ont décidé contre certains pays comme le Venezuela, Cuba, la Syrie, la Russie... et surtout l'Iran.

L'Inde a repoussé ces menaces et continue ses échanges avec l'Iran et le Venezuela malgré les admonestations que font peser sur ses entreprises les sanctions américaines contre ces deux pays, a déclaré ce lundi 28 mai la ministre des Affaires étrangères Sushma Swaraj.

Interrogée pendant une conférence de presse sur ce sujet, Mme Swaraj a répondu que la politique extérieure de l'Inde n'était pas conduite « sous la pression d'autres pays ». « Nous croyons dans les sanctions de l'ONU mais pas dans les sanctions spécifiques d'un pays », a-t-elle ajouté, peu avant une rencontre à New Delhi avec son homologue iranien Mohammad Javad Zarif.

La position de l'Inde est claire : elle ne renoncera pas aux liens avec l'Iran et le Venezuela qui sont ses principaux fournisseurs de pétrole.[1]

Certes, le sous-continent indien est d'un format peu commode. Plus d'un milliard d'habitants...

Et il y a ceux qui se couchent

Observez comment les Européens, c'est encore plus pitoyable pour la France, dont la posture gaullienne n'est plus qu'un souvenir, s'ingénient à se maintenir « souverainement » sous le dictat américain. Au lieu d'adopter une ligne de conduite plus conforme au droit, à la préservation de leurs intérêts et au respect élémentaire de soi.

Certes, selon les principes cardinaux de la diplomatie européenne, tels qu'ils sont mis en valeur par leurs experts, ceux qui défilent régulièrement sur les plateaux de télévision, le respect de soi -pas plus que celle des Traités- n'a aucune valeur « pragmatique ».[2]

La France et neuf de ses partenaires européens (Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Danemark, Espagne...) lanceront en juin l'IEI (Initiative Européenne d'Intervention), qui se veut une approche novatrice de la Défense européenne, jusqu'ici étique, hors des dispositifs existants de l'UE et indépendamment de la force de frappe américaine.

Il fallait à tout prix rassurer Washington qui ne veut pas entendre parler d'une « défense européenne » hors du contrôle de l'OTAN, c'est-à-dire proprement continentale, pour défendre les intérêts de l'Europe. Aussi singulières, obsolètes et factices soient ses valeurs, l'Amérique n'a que mépris pour les larbins qui refusent de se battre et lui cèdent si facilement.

« L'IEI est une initiative pragmatique, totalement axée sur les opérations, pas les capacités », assurant qu'elle serait « pleinement complémentaire » de la Coopération structurée permanente (CSP) et pourrait même « se traduire en projets » intra-CSP. « Je sais que l'IEI a suscité, comment dire, de la perplexité ici et là. Je n'ai qu'une seule réponse : N'ayez pas peur », reprenant curieusement le mot de Jean-Paul II adressé aux pays de l'Est avant 1990.

Florence Parly assure que la future « Initiative Européenne d'Intervention » ne représenterait en rien une menace pour l'Otan. L'IEI serait « un moyen pour les Européens de prendre davantage leur part du fardeau », dit-elle, en qualifiant de « faux débat » le fait d'« opposer l'UE à l'Otan ». « A terme, [l'IEI] débouchera sur une culture stratégique commune sur la manière d'anticiper et de réagir à une crise. De ce point de vue, elle profitera aussi à l'Union européenne et à l'Otan », a plaidé Florence Parly.

La ministre française de la défense intervenait en ces termes déférents devant le Conseil européen des relations internationales (ECFR) à Paris. Elle s'exprimait en anglais (en faisant fi l'art. 2, §1 de la Constitution de la Vème République [3]) d'abord parce que la défense de la langue de Molière n'est plus une priorité que pour les républiques bananières qui croient encore à la francophonie, ensuite parce que s'adressant à lui elle est tenue de parler la langue de l'Empire. Un peu comme tous les E.T. qui débarquant sur Terre aboient en américain avec l'accent des Confédérés.[4]

L'Europe de Bruxelles n'a jamais menacé l'Amérique. C'est Même Washington qui l'a créée en 1945. Par un général yankee et une armée de supplétifs, du genre Jean Monnet, à son service. Les Etats-Unis ne redoutent qu'une Europe, l'Europe européenne. Celle qui ose prendre sa destinée en main et dirait à son envahissant et pesant « allié » : OTAN en emporte le vent, la subordination militaire, diplomatique, économique, monétaire, financière... c'est fini !

«Résistance !»

Une Europe indépendante telle qu'elle se manifeste, aussi difficile soit son combat, en Grèce (avec Syriza), en Espagne (avec Podemos), en Italie (avec M5S), au Royaume uni (avec le travaillisme de J. Corbyn)... et même aux Etats-Unis (avec B. Sanders et son « Our Revolution »)... mais aussi sous des formes préoccupantes, en Autriche, en Hongrie, en République Tchèque...

Comment nous, Algériens qui avions si chèrement payé le prix de notre libération et du droit de nous mettre debout, puissions consentir à une subordination au second degrés : être des supplétifs de supplétifs ?

Quoi que nous ayons fait de notre indépendance, quoi que les dirigeants que nous nous sommes plus ou moins donnés aient fait de la confiance que l'histoire leur a accordée... Nous savions que les brasiers non entretenus accouchent toujours de cendres dispersées aux quatre vents.

Comment nous Africains puissions traiter avec des puissances qui trahissent leur parole, renient leur signature, déchirent les traités, violent les lois et le droit qu'ils nous sommes de respecter au risque d'encourir leur courroux et le feu de leurs armadas ?[5]

Comment faire confiance à ces pays dont on aurait pu attendre un secours pour aider à notre développement et qui entretiennent chez nous des conflits, qui provoquent guerres, destructions, pauvreté, exodes... avec un ordre économique mondial cannibalisé par une oligarchie financière insatiable. L'Afghanistan, l'Irak, la Syrie, le Yémen... témoignent de la « sollicitude » de ces nations avancées.

Jamais l'Irak de Saddam Hussein n'avait été aussi sinistré, démembré, jamais les Talibans, ni d'ailleurs le régime de Babrak Karmal - chassé par eux en 1986, équipés qu'ils étaient alors par Washington et les pétromonarchies (inspirés par la fine fleure de l'intelligence philosophique française)- n'ont attenté autant à la sécurité des Afghans, jamais Kadhafi n'a été aussi oppressif dans une Libye aujourd'hui disloquée, avec les terribles conséquences sur les pays voisins, tout le Sahel... y compris sur les pays du sud d'une Europe débordée... par ses inconséquences.[6]

Le droit est instrumentalisé en ces circonstances où des intérêts transnationaux privés gouvernent les nations qui se targuent de démocratie et qui abusent d'abord leurs propres citoyens et, sous divers prétextes, les manipulent pour recueillir leur consentement à d'abominables et interminables campagnes militaires.

Nous nous souvenons, peut-être plus que ses compatriotes à qui elle était adressée pour les préserver (en vain), de la mise en garde du Général D. Eisenhower :

« ...le prestige des USA ne dépendent pas simplement de notre progrès matériel inégalé, de notre richesse et de notre force militaire, mais aussi de la façon dont nous employons notre puissance dans l'intérêt de la paix dans le monde et de l'amélioration de la condition humaine. « (...) nos buts premiers ont été de préserver la paix, de stimuler les progrès de la réalisation humaine et de faire grandir la liberté, la dignité et l'intégrité parmi les peuples et les nations. Tout manquement dû à l'arrogance, au manque de compréhension ou de promptitude au sacrifice nous infligerait d'ailleurs un grave préjudice moral, ici comme à l'étranger.

« (...) Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu'elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d'une désastreuse ascension d'un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l'énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble. Dwight D. Eisenhower. Discours d'adieu au peuple américain, 17 janvier 1961[7]

Le non-alignement des lombrics

Face au diktat américain, il y a ceux qui se cabrent, il y a ceux qui se courbent et il y a ceux qui font comme si de rien n'était, comme s'ils n'étaient pas concernés, comme s'il leur était possible de passer entre les gouttes et de se réfugier dans une bienveillante neutralité, en espérant passer inaperçus.

Début mai, le Maroc a honteusement cédé aux pressions des pétromonarchies (elles-mêmes sous influence israélo-américaine) qui comblent ses déficits et soutiennent ses causes indéfendables car contre le droit et le bon sens.

Mais que vaut la position de ceux qui rusent et louvoient en priant...[8]

W. Churchill dont le cynisme a frôlé la cruauté et le crime contre l'humanité, franchissant les limites concédées à la légitime défense de son pays, a prononcé des paroles définitives à l'endroit des pleutres qui n'auront ni paix ni honneur.

Notes :

[1] Les échanges commerciaux irano-indiens se sont élevés à 12,9 Mds$ pour l'année budgétaire 2016-17

[2] Même à « Koh Lanta » (jeu télévisé d'origine américaine proposé par TF1), on apprend aux compétiteurs à élever la trahison, la violation de la parole donnée, des pactes d'honneur (« attitude infantile, régressive, désuète en vigueur chez les imbéciles ») à la hauteur de « stratégie ». Les Français ont retenu la leçon de la bataille perdue face au Anglais à Azincourt le 25 octobre 1415. Ils ont appris à leurs dépens ce que « gentleman » et « fair play » veulent dire.

[3] Dont le titre premier s'intitule : « De la souveraineté ».

[4] La ministre française de la défense a renouvelé son pacte de soumission à Washington pour rassurer son puissant et ombrageux « allié ». Le message de ce ministre qui parle aux Africains en maître, peut se résumer plus ainsi, si l'on prenait la peine de se passer de la langue de bois :

« Nous confirmons la domination américaine sur nos nations et exprimons avec déférence notre subordination. Que notre protecteur n'ait nulle crainte. Les efforts de défense dont nous voulons nous doter ne constituent pas une alternative à l'OTAN, instrument par lequel l'Amérique s'assure de notre soumission. Au contraire, ces efforts complètent le dispositif américain et répond à la demande de Washington de hausse de nos dépenses militaires qui se manifesteront, bien naturellement, par un accroissement des commandes adressées par les Européens aux industries militaires américaines. Nous avons bien compris que de modestes chutes de tables reviendront à nos industriels qui jamais n'auront la capacité ni la volonté de rivaliser avec leurs homologues américains, verrouillés qu'ils sont par de solides garanties technologiques et juridiques. Nous feront en sorte que jamais la puissance militaire atlantique ne soit de quelque manière menacée en Europe, fidèle alliée de Washington ».

[5] Lire : Abdelhak Benelhadj : « La violation du droit au nom du droit ». Le Quotidien d'Oran, J. 19 avril 2018.

Abdelhak Benelhadj : « D. Trump déchire le Trait « 5+1 ». Le Quotidien d'Oran, J. 17 mai 2018.

[6] Lire : Abdelhak Benelhadj : « La photo de la Honte » Le Quotidien d'Oran, J. 22 septembre 2016.

[7] Prononcé à la veille de l'arrivée de J.-F. Kennedy à la Maison Blanche. Pour lire ce discours in extenso : http://reseaux.blog.lemonde.fr/2013/10/26/mises-en-garde-eisenhower-1961/

[8] Lire : « Construire l'ennemi » de Umberto Eco, Grasset, 2011, pp.11-42.