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Stephen Smith au «Le Quotidien d'Oran»: «Le colonialisme a échoué à coloniser l'afrique»

par Propos Recueillis Par Omar Merzoug

Né Américain en 1956, Stephen Smith a longtemps été correspondant de Radio France Internationale, puis responsable chargé de l'Afrique à «Libération» et dans «Le Monde». Il est actuellement professeur d'études africaines à l'université Duke dans l'Etat de Caroline du Nord. L'universitaire et journaliste a publié une quinzaine de livres sur l'Afrique dont, en 2004, «Comment la France a perdu l'Afrique» (en collaboration avec A.Glaser), et «Négrologie : pourquoi l'Afrique meurt» (2004) et «Voyage en postcolonie» (Grasset, 2010). Intrigué par le paradoxe sur lequel son dernier livre est bâti, Omar Merzoug lui a demandé de s'expliquer sur les propos qu'il y tient.

Le Quotidien d'Oran : Chaque livre ayant une histoire, j'aimerais savoir comment a germé l'idée de ce livre dans votre esprit et quel a été in fine votre dessein en rédigeant ces pages ?

Stephen Smith : L'idée est ancienne, elle est née de ma fréquentation régulière de l'Afrique où je me trouvais bloqué de longues heures dans des embouteillages que j'avais l'habitude de traverser en un rien de temps, où entouré de jeunes dans des bidonvilles où il n'y a quasiment pas de gens de mon âge. J'ai fini par me rendre compte qu'il y a une « géographie humaine » particulière à l'Afrique, notamment subsaharienne, une exception de jeunesse sur une planète globalement grisonnante. J'ai pris sept ans à faire le tour des pyramides d'âge. Puis j'ai écrit le livre en moins de trois mois. Tout était en place dans ma tête.

Q.O. : Vous l'avez intitulé « La ruée vers l'Europe ». Est-ce un clin d'œil à la « ruée vers l'or » ? Est-ce qu'on peut comparer ou sous-entendre que l'émigration vers l'Europe peut être assimilée à une ruée vers une prospérité réelle ou fantasmée ?

S.S. : La ruée vers l'or aurait pu être une référence. Mais, en l'occurrence, j'ai pensé à La ruée vers l'Afrique après la Conférence de Berlin de 1884/85, quand les Européens se sont mis d'accord sur les règles de leur compétition en Afrique, le dernier espace pas encore ouvert au libre-échange. Le clin d'œil historique, c'est que des colonnes armées sont alors parties au sud du Sahara mais les colons européens? en Amérique : 54 millions entre 1850 et la Première guerre mondiale dont 43 millions aux Etats-Unis. Les aïeux de ceux qui peinent aujourd'hui à comprendre la pression migratoire en Afrique sont partis en masse à la recherche d'un avenir meilleur? Ils ont eu leur oncle d'Amérique comme les Africains auront, d'ici deux générations, leur nièce ou neveu d'Europe.

Q.O. : L'ancien président algérien Houari Boumediene avait déclaré : « Un jour, des millions d'hommes quitteront l'hémisphère sud pour faire irruption dans l'hémisphère nord ». Plus récemmentAbdou Diouf, l'ex-président sénégalais avait déclaré, parlant des Européens : « Vous risquez d'être envahis d'une multitude d'Africains qui, poussés par la misère, déferleront par vagues sur les pays du Nord », est-ce cette prédiction est en passe de se réaliser ?

S.S. : Ces déclarations sont formulées comme des pétitions de puissance paradoxales, sur le mode : « aidez-nous sinon nous allons faire un malheur chez vous ». Or, en réalité, l'Afrique perd ses enfants, ceux qui commencent à s'en sortir et qui ont les moyens de partir. Ce sont les plus dynamiques, les plus entreprenants qui se mettent en route, pas les résignés à une vie de subsistance ou d'attente. C'est beaucoup moins une menace pour l'Europe qu'un désaveu de l'Afrique, un déni d'espoir à l'échelle d'une vie humaine : mieux vaut s'installer avec ses enfants chez l'ancien colon parce qu'il n'y a rien de bon à espérer en terre africaine. N'est-ce pas terrible de penser que de nombreux Africains se jettent aujourd'hui sur la route pour aller se soumettre de leur plein gré à la « mission civilisatrice »qui, hier, leur était imposée ? Les Européens devraient avoir moins peur. Quoique les migrants disent pour ne pas s'avouer vaincus, ils prennent des risques et se pressent pour aller à « l'école européenne ».

Q.O. : Comment expliquez-vous la pression migratoire qui s'exerce sur les frontières de l'Europe ?

S.S. : Depuis 1930, qui est la période de la grande bascule, la population africaine a été multipliée par huit, et elle va encore une fois doubler d'ici à 2050 quand il y aura 2,5 milliards de jeunes Africains ? 40% d'entre eux auront moins de 15 ans ! - en face de 450 millions d'Européens vieillissants. Dans ces conditions, un début de prospérité en Afrique incitera au départ en masse puisque des millions de gens auront assez pour migrer mais pas assez pour bâtir un meilleur avenir sur place pour eux et leurs enfants. Qui plus est, il y a déjà des communautés africaines installées en Europe, qui vont les aider à y prendre pied. Ainsi, au cours des deux générations à venir, l'Europe va s'africaniser, c'est inscrit dans les faits. En Amérique, le seul Mexique ? avec 120 millions d'habitants face à 300 millions d'Américains ? a donné lieu à une migration entre 1975 et 2010 qui a changé la face des Etats-Unis. Aujourd'hui, 10% de la population américaine sont des Américains-Mexicains. En 2050, un pourcentage significatif sur le Vieux continent seront des Afro-Européens.

Q.O : Vous écrivez que « le colonialisme fut un échec en Afrique ». Pourquoi et quelles en sont les conséquences ?

S.S. : Je dresse ce constat dans le contexte de la géographie humaine de l'Afrique. Le colonialisme a échoué à coloniser l'Afrique au sens propre. Il n'y a pas laissé une trace humaine. A des très rares exceptions près, notamment en Afrique du Sud, la venue des Européens n'est plus qu'un souvenir. Les Européens ont dominé l'Afrique, un temps, mais ils colonisé le nouveau monde, l'Amérique et l'Australie. En Afrique, ils n'occupent plus que des chambres d'hôtel.

Q.O. : Votre livre est, me semble-t-il, bâti sur un paradoxe, un relatif bien-être, loin de stabiliser les candidats à l'exil, les y encourage, comment l'expliquez-vous ?

S.S. : Ne migre pas qui veut. Il faut un pactole pour se lancer sur la route, il faut aussi des réseaux de soutien, notamment au sein de la diaspora africaine. La vision misérabiliste du migrant, qui le dépeint comme un « désespéré » fuyant un « enfer », passe à côté de la réalité. L'Afrique n'est pas un enfer et la plupart des migrants viennent aujourd'hui de pays porteurs d'espoir comme le Sénégal, le Ghana, la Côte d'Ivoire ou le Nigéria. La réalité, c'est que les classes moyennes émergeantes en Afrique ne sont pas prêtes à se sacrifier pour la prospérité des futures générations. Qui va les blâmer ? Comme la prospérité est disponible à leurs portes, en Europe, elles partent vivre le rêve au lieu de rêver leur vie. Bien sûr, une fois qu'elles sont en Europe, elles s'aperçoivent du fait que la vie loin de chez soi n'est pas un rêve du matin au soir. Comme je l'ai souvent entendu en fin de conversation : « Certes, on gagne mieux notre vie ici. Mais vivons-nous vraiment mieux qu'au pays ? ». L'équation humaine est complexe.

Q.O. : Que l'Europe soit devenue finalement une sorte de terre à investir n'est-ce pas dû à des facteurs endogènes comme le vieillissement de la population européenne et leurs conséquences sur l'emploi et les retraites ?

S.S. : C'est le grand mythe de « l'échange standard démographique », de la complémentarité entre la « jeune Afrique » et le « Vieux continent ». Ce n'est qu'un mythe. On ne remplace pas, par exemple, l'absence d'enfants allemands par la venue de réfugiés syriens ou de migrants nigérians. De part et d'autre, le coût social d'intégration est élevé. On peut appeler de ses vœux l'immigration ? ou la refuser, comme le font les Japonais - mais il n'y a pas de « contrainte démographique ». Depuis le début du XIXe siècle, les Européens ont gagné plus de trente ans d'espérance de vie. Sans même parler de robotisation et d'intelligence artificielle, ou du fait qu'un quart de la jeunesse italienne et espagnole est actuellement au chômage, il suffirait à l'Europe de cesser de « privatiser » ces années supplémentaires sous forme de retraite ? des vacances ? pour se passer des « bras » ou de « cerveaux » africains. En revanche, il est moins aisé d'imaginer ce que l'Afrique pourrait faire pour tous ses primo-arrivants sur le marché du travail : ils sont 22 millions par an actuellement et, en face, en termes d'emplois rémunérés, il n'y a pas grand-chose.

Q.O. : Citant une étude des Nations Unies publiée en l'an 2000, vous notez que l'Union européenne devrait accueillir 50 millions d'immigrés à l'horizon 2050 à seule fin de « stabiliser le nombre de ses habitants » d'une part ces chiffres n'ont-ils pas pour effet d'entretenir la phobie des immigrés bien présente dans les votes de l'extrême droite et, d'autre part, l'Europe n'est-elle pas demandeuse d'immigrés tout en les stigmatisant ? Ces immigrés ne prennent-ils pas part à la prospérité de l'Europe ?

S.S. : Mais stabiliser le nombre d'habitants n'est pas un impératif vital ! Et pour un jeune travailleur africain, qui intègre la population active, vous avez sa famille nombreuse qui leste le ratio des dépendants par rapport aux actifs parce qu'il faut intégrer et former ses enfants. Enfin, on peut refuser l'immigration sans être raciste. Sinon, la question d'admission ne se poserait même pas et, pour prouver qu'elle n'est pas raciste, l'Europe devrait laisser entrer sur son sol qui en fait la demande. L'Algérie décide qui entre sur son territoire, l'Afrique du Sud et la Côte d'Ivoire également. Pourquoi l'Europe ne serait-elle pas souveraine chez elle ? Après, je suis d'accord pour estimer qu'une frontière n'est pas une barrière mais un espace de négociation entre voisins qui ne peuvent ignorer les problèmes en face. Mais, tant qu'il y aura des Etats, la première de leurs prérogatives sera le contrôle de leur territoire. Il ne peut pas y avoir chantage au malheur, encore moins quand les élites africaines montrent si peu de solidarité avec leurs concitoyens. Pourquoi l'Europe consentirait-elle au partage alors que les riches africains confisquent la richesse nationale ?

Q.O. : A la fin de votre livre, vous envisagez un certain nombre de scenarii pour l'avenir, pourriez-vous les résumer pour nos lecteurs ?

S.S. : Ça va de la « forteresse Europe », qui est à mon avis intenable face à l'ampleur du défi migratoire, à l'épiphanie d'une « EurAfrique heureuse », en passant par des dérives mafieuses où des trafiquants humains s'allieraient aux mouvements d'extrême-droite pour amplifier des rejets populistes, voire la chasse aux migrants. Pour l'instant, l'UE cherche à bâtir un rempart d'argent sur son flanc méridional. La Turquie a reçu 6 milliards d'euros pour bloquer 2,5 millions de réfugiés sur son sol, les seigneurs de la guerre libyens sont payés pour empêcher les migrants sub-sahariens d'atteindre les côtes italiennes. Dans le Sahel, une « rente migratoire » est promise aux gouvernants qui retiendraient leurs populations. Cette rente sera détournée par l'élite, comme l'aide au développement, et les masses partiront quand même. Pour autant, il n'y aura pas fatalement drame : comme le proclame le poème dans le socle de la Statue de la Liberté, l'Amérique s'est construite avec des « déshérités, des naufragés de la vie, le rebut de rivages surpeuplés ». Pourquoi pas la nouvelle Europe ?