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Comment autonomiser la société civile et conserver l'autonomie du politique ?

par Arezki Derguini

Comment dynamiser la société civile, développer une économie de marché, la richesse privée, sans soumettre la société aux riches, à une oligarchie de l'argent qui considérerait son intérêt comme celui de la société ? Tel semble être aujourd'hui notre problème politique.

La distribution de la rente n'étant plus en mesure d'entretenir les rapports sociaux, de nourrir la mobilité sociale, la société va être contrainte de distinguer entre ceux qui peuvent compter sur eux-mêmes, acheter et vendre, et ceux qui ne le pourront pas. Les premiers pourront faire société, s'assurer mutuellement, les autres resteront tributaires de l'assistance sociale et publique. Mais si une croissance vigoureuse ne voit pas le jour, si la société ne transforme pas ses dispositions vis-à-vis de la production et de la consommation, l'État ne pourra pas entretenir ses fonctionnaires nourris à la rente et la société ne pourra pas assister ses démunis. Ainsi, la désétatisation ne s'accompagnant pas d'une croissance importante de la production, les revenus de la société marchande ne pourront pas se substituer aux revenus de la rente pour financer la redistribution. La désétatisation prendra alors la pente d'une désintégration sociale.

Tout se passe comme si, la politique de refondation de la solidarité ne pouvant trouver ses partisans, ses clients dirait le professeur Benachenhou, il faut, à la société dirigeante, s'attacher à produire une telle force. Elle tablerait alors sur la poursuite du processus actuel de distribution de la rente pour achever la création d'une classe de propriétaires en mesure de patronner avec elle le processus de transformation social et économique. Se posent alors les questions de savoir quelle classe de propriétaires envisagera-t-elle de favoriser, pour entretenir quels rapports avec la société ? On peut pressentir dès à présent que la conception de la propriété que nous aurons choisi d'adopter sera décisive.

Le fondement rentier de la société politique et militaire

L'universalisation de l'État-nation, une relative déstructuration et indifférenciation de la société, résultat de son cantonnement par la société coloniale, et une division internationale du travail asymétrique sont à la base du gouvernement autoritaire de la société. Dans notre société, cette universalisation est portée par deux mouvements : d'une part, l'État-nation a été importé par une armée de libération qui a voulu se construire et construire la société sur son modèle. D'autre part, il est imposé par l'organisation du monde en « Société des Nations » qui en a fait le mode d'intégration internationale des sociétés. Le mode d'organisation intra-européen a été étendu au monde entier. La guerre de libération d'un côté, la Société des Nations de l'autre, ont donné à l'armée de libération la légitimité pour construire le nouvel État national. Une telle étatisation, sous l'effet combiné des forces internes et externes, établit alors une asymétrie de pouvoir entre une société politique et militaire qui hérite de la richesse coloniale d'un côté et une société déstructurée et maintenue dans une relative indifférenciation par la politique coloniale de l'autre. L'absence d'une société marchande conséquente aux droits clairement établis permet à la société politique et militaire de trouver son fondement économique hors de la société. La puissance publique tirera ses ressources de l'extraction de ressources naturelles hors propriété « privée ». L'État algérien ayant hérité des ressources naturelles privées et publiques de la société marchande et publique coloniale, l'étatisation établira l'existence d'un Etat riche de la spoliation coloniale et d'une société pauvre héritière de la société indigène cantonnée. Armée du principe directeur de la supériorité de la propriété publique sur la propriété privée, elle ne redistribuera pas les ressources que la colonisation avait concentrées entre les mains des colons, elle engagera la société dans une gestion publique non marchande de ses ressources naturelles et consacrera comme dotation initiale des individus et des collectifs indigènes celle établie par la domination coloniale qu'elle écrêtera ; elle envisage d'en redistribuer le produit après leur valorisation publique. Elle ne laissera pas de place à la société marchande et ne projettera pas son développement pour donner à la redistribution un fondement social et marchand.

L'étatisation peut donc être définie comme une organisation militaire de la société, puisqu'elle n'envisage pas la différenciation de la société en sociétés civile et militaire, de l'élite politico-militaire en élites civiles du savoir et de l'argent et élites proprement militaires, pour conserver l'unité de la société et de sa direction. On pourrait décrire une telle organisation comme concentrique et composée de trois cercles : un noyau, une société militaire proprement dite et une société civile à l'administration militaire civilisée. On ne sort pas fondamentalement de l'administration militaire établie sur la population indigène par l'organisation coloniale des communes mixtes.

Sur la base d'une telle caractérisation, on peut opposer les exemples sud-coréen et algérien de développement au début des années soixante. Tous deux se caractérisent alors par un gouvernement autoritaire (la société militaire commande à la société) avec cependant un positionnement international différent. Ils se distinguent ensuite sur deux points : la différenciation sociale et les ressources. Ces traits déterminent largement leur projet de développement respectif. Les deux sociétés ne développent pas les mêmes dispositions sociales en matière de rapport à l'État, à l'autorité et à la hiérarchie. Le gouvernement algérien dispose de ressources naturelles dont ne dispose pas celui sud-coréen. Le gouvernement sud-coréen se positionne dans le camp occidental, bénéficie de ses marchés et projette de créer pour son intégration internationale une société marchande développée ; le gouvernement algérien se positionne dans le camp socialiste, s'engage dans une étatisation complète de l'activité et se centre sur son marché intérieur. Le premier s'allie à de grandes familles pour fabriquer une élite économique, conduire le développement d'une société marchande, exporter et s'intégrer à l'économie capitaliste mondiale. Il adopte l'organisation industrielle de grands conglomérats (les chaebols) par laquelle il intègre l'ensemble de la société dans la compétition économique internationale. Celui algérien adopte une organisation industrielle sectorielle et publique sur la base d'une distribution égalitaire de la rente et une stratégie d'import-substitution. Il importe de se rendre compte d'une part, du poids des contraintes dans les choix effectués par les deux pays, deuxièmement de l'importance de savoir ce qui peut être choisi étant donné ces contraintes. Ce ne sont pas les contraintes qu'on ne choisit pas qui font le succès ou l'échec, c'est la liberté qui est conquise ou perdue après leur identification ou leur ignorance.

Le défaut de légitimité de l'agriculture et de l'industrie indigènes

À l'indépendance nous étions en face de trois choix stratégiques qui n'avaient certes pas le même relief. Le premier, rétablir les collectivités dans les droits dont elles avaient été spoliées par le colonialisme. L'état déstructuré de la société ne militait pas en faveur d'un tel choix ni l'esprit du temps. Que restait-il des autorités collectives précoloniales ? C'est dans cette case que l'on peut ranger, le seul exemple de réussite africaine. L'étatisation au Bostwana n'a pas remis en cause les autorités locales traditionnelles, mais les a incluses [1]. Qui eut cru à l'époque que le Botswana que l'on hésite encore à citer en exemple aurait le destin qu'il a connu depuis ? L'autogestion comme réaction à la menace d'une appropriation privée des terres et entreprises coloniales est suffisamment parlante : ce ne sont pas chez les paysans et les industriels, forts d'une légitimité d'exercice, que ce sont manifestées les velléités de récupération des terres et des entreprises coloniales, ce sont les ouvriers qui n'ont pas voulu être expropriés de « leurs » outils de production et qui ont comme représenté le choix social. Sans légitimité d'exercice, les nouvelles figures du fellah et de l'industriel privé ne pouvaient exprimer l'intérêt général. Sans capacités réelles les ouvriers agricoles ne pourront pas conquérir une telle légitimité.

Mais au creux du défaut de ce premier choix gisait un autre choix : corriger le défaut de pouvoir et de légitimité d'une agriculture et d'une industrie indigène maltraitées par le colonialisme. Favoriser l'émergence de nouvelles figures entrepreneuriales. Et cela en établissant le cadre institutionnel qui aurait permis l'émergence d'une paysannerie et d'une industrie dynamique grâce à des conditions de marché adéquates rendant possible une bonne concurrence et une bonne coopération entre les producteurs et les consommateurs. En d'autres termes l'étatisation aurait pu consister en l'établissement des conditions de réussite d'une production marchande qui soit en mesure à plus ou moins longue échéance de relever le défi de la compétition extérieure. Il aurait fallu pour ce faire, un autre rapport de confiance avec la société. Bizarre comme un certain socialisme ne s'est pas embarrassé d'un certain mépris vis-à-vis de la population. Cela convenait parfaitement à certains « socialistes ». Il aurait aussi fallu un autre positionnement international de l'Algérie, une meilleure doctrine du non-alignement pour pouvoir distraire l'Algérie à la domination du modèle et du camp soviétiques et de l'opposition radicale au modèle capitaliste. Cela indisposait les vrais socialistes.

Car bien entendu, c'est à la compétition extérieure qu'il faut être en mesure de faire face en dernière instance, notre balance extérieure en fait foi. Mais c'est aussi à la compétition extérieure qu'il revient d'ordonner la compétition interne, de lui donner une cohérence et une stratégie. Et la réussite sa légitimité. Refuser de s'y engager fermement s'est craindre de ne pouvoir se donner de solides hiérarchies, c'est se résoudre à être dirigé par de molles hiérarchies. La société militaire a gardé la société dans un état d'indifférenciation jusqu'à ce qu'elle n'ait plus de ressources pour l'entretenir. Elle a attendu que la nécessité fasse loi, elle n'a donc pas préparé la société à faire librement ses choix. Voudrait-elle la mettre devant quelques faits établis ? Devant une classe de propriétaires qui s'est faufilée dans les interstices du système qui est maintenant découverte ? Quelle sera alors la réaction de la société puis de la société militaire ? On fera avec les hiérarchies que nous aurons. Quoi ? C'est la question.

Compétitions externe et interne, politique et économique.

Il faut se rendre compte qu'une économie distributive de la rente a pour principal défaut de séparer la compétition interne de la compétition externe. À l'État le soin de produire la rente, d'exporter et de protéger sa distribution ; à la société celui de se disputer sa répartition, le produit des exportations. La compétition sociale a alors tendance à disperser les forces.

Le second défaut consiste en la séparation de la compétition politique de celle économique. La première correspond à la lutte d'un camp international contre un autre, la seconde compétition est intérieure, comme entre une force patriote et une autre défaillante. Et pour éviter que la seconde ne contamine la première, on la tient à distance au moyen de la corruption, on l'entretient sur les marges de la légalité pour la disqualifier lorsqu'elle atteint un seuil critique. La corruption protège dans le même temps la légitimité que procure la distribution de la rente pétrolière d'une légitimité concurrente. En étêtant la société économique, elle la maintient à distance du pouvoir de décision. Mais un tel système de régulation externe de la société marchande ne peut se maintenir que si le rapport entre richesse privée et richesse publique ne s'inverse pas, présuppose un rapport de force toujours en faveur de la richesse publique. Même si un tel renversement résulte d'une « civilisation » d'une partie de la société militaire, les rapports de force internes ne peuvent rester en faveur de la même partie. C'est alors au tour de la société marchande d'entretenir et de corrompre le pouvoir politique. Mais il ne suffit pas que la richesse privée l'emporte sur la richesse publique pour que la société puisse être commandée par la richesse privée. S'ouvre alors une période de turbulences, car l'alliance entre les deux sociétés, associant leurs ressources, ne suffisant pas non plus pour commander à la société.

Il y a là deux différences majeures avec les économies qui ont enregistré des croissances dont la vigueur a permis de restructurer leur société, de lui donner des habitudes économiques vertueuses. Les compétitions internes et externes, économique et politique n'ont pas été séparées les unes des autres. La compétition externe y a ordonné et hiérarchisé la compétition interne. Elle n'a pas dispersé les forces, mais les a intégrés et les a dotés d'un leadership et d'une légitimité. Ensuite la compétition économique a été placée au cœur de la compétition politique (entre les camps mondiaux).

L'étatisation adopte dans les deux cas, une allure différente quant à la gestion des forces sociales. Dans le premier cas, elle se préoccupe de tenir à distance, de contenir les forces dans une égale dispersion relative pour éviter que la distribution de la rente ne déséquilibre les rapports de force. Dans le deuxième cas, elle ordonne la compétition de l'intérieur à celle de l'extérieur, elle distribue les rentes, les crédits et subventions, dans le but de maximiser la croissance et d'asseoir sa légitimité au travers du mouvement d'industrialisation. Pour faire l'unité de la société, il faut à l'étatisation du premier genre recourir à des ressources symboliques, politiques et culturelles, indépendamment de la compétition sociale et économique. Elle doit être soutenue par un nationalisme politique ou culturel. Alors que dans le second, les ressources culturelles sont mobilisées dans les compétitions économique et politique. Les trois hiérarchies se retrouvent dans le même combat.

Remettre la compétition sociale dans la compétition mondiale plutôt que de la tenir indéfiniment à distance, remettre la compétition économique et culturelle au cœur de la compétition politique, ces deux tâches ne sont pas évidentes pour ceux qui se sont efforcés de les séparer. Pourtant, telles sont les impératifs à mettre en œuvre pour bâtir une société compétitive qui resterait souveraine dans ses choix, parce que soumise à aucune hiérarchie en particulier, mais instruite par toutes. La difficulté est donc double. Il faudrait passer d'une société nourrie, assoiffée de consommation à une société fière de sa capacité d'innovation et d'adaptation. Et d'une société politico-militaire qui s'engagerait à encadrer le développement équilibré de hiérarchies sociales qui pourraient faire la preuve de leur légitimité plutôt que combattre leur formation.

Troisième choix : au lieu du choix précédent, il était plus facile de considérer l'étatisation comme une fin en soi, la société civile n'étant qu'un genre de société paramilitaire qui n'en aurait pas la dignité. J'ai parlé plus haut de troisième cercle. Dans un tel projet de société concentrique, la société civile serait engagée dans le combat de la société militaire sans en avoir le sentiment. Plutôt donc que d'étatiser pour créer les conditions d'un fonctionnement correct des principes d'intégration marchand et non marchand, on a choisi de confondre durablement distribution (des moyens de production), production et redistribution du produit dans un seul mouvement sous la tutelle d'une administration unique centralisée. On a fait abstraction des individus et de leurs interactions ordinaires. En conséquence, la production est passée à la trappe et l'appropriation de la rente est restée le souci de tous. On a produit un bon indice de développement humain, que nous aurons du mal à préserver, pour fabriquer de nouveaux riches dont on ne connait pas vraiment la contribution, ni s'ils le resteront longtemps.

Lorsqu'avec la chute du mur de Berlin, on s'est résolu à admettre que l'étatisation ne pouvait pas constituer une fin en elle-même, on a continué à penser qu'on ne pouvait pas faire confiance à la société, que la différenciation sociale ne pouvait être qu'un facteur de désordre et de faiblesse. À chacun sa défiance, la théorie de la bonne gouvernance préférant ne pas faire confiance à l'État. La désétatisation s'est mise à naviguer à vue, continuant de corrompre la compétition sociale et de n'autoriser que la formation de clientèles temporaires. Car il ne suffit pas de former des clientèles, il faut aussi pouvoir s'en défaire pour ne pas être envahi. C'est en ce sens que la corruption est un système de gouvernement de la société concentrique, elle maintient la société marchande à distance du centre de pouvoir.

Parce que la société dominante n'a pas permis à la société de produire le système institutionnel en mesure d'équilibrer les processus de marchandisation (donnant-donnant) et de redistribution dé marchandisation (donné pour tous), de coordonner les choix collectifs et individuels, de sorte à permettre à la réciprocité sociale de fonctionner comme principe de base de l'interaction sociale, la société risque de passer du tout État au tout-marché et donc par des processus d'adaptation violents. Une « vérité des prix », un alignement des prix nationaux sur les prix internationaux imposés ne peut être que violent tant l'écart est grand. Au lieu de monter des entreprises viables dont les particuliers auraient hérité s'il les avait mis en vente, ce qui aurait permis à l'État de récupérer ses fonds (mais le souhaitait-il vraiment ? là est le crime commis à l'égard des générations futures), il va perdre des fonds et proposer à la vente des canards boiteux que l'on va acheter pour les dépecer et non industrialiser. On fabrique ensuite un bouc émissaire, l'entreprise chercheuse de rente et un secteur privé parasite. Le secteur privé algérien est le résultat d'une étatisation infantilisante, il n'est pas le seul coupable, loin de là. Il ne lui a pas été permis d'obtenir une légitimité économique par définition autonome de celle du pouvoir politico-militaire. Je ne dirai pas indépendante, car comme soutenu auparavant, la compétition économique est aujourd'hui le fer-de-lance de la compétition politique. De manière générale les monopoles informels privés qui ont succédé aux monopoles formels publics n'ont pas été pensés pour produire des entreprises compétitives pour les protéger, les soutenir au départ de la compétition internationale. Quelques monopoles ont pu échapper à la philosophie générale quoiqu'ils restent fragiles étant donné leur solitude.

La société dominante a refusé de se renforcer en intégrant et en produisant de nouveaux éléments pour être en mesure de civiliser son administration et d'assumer un leadership économique et conquérir une nouvelle légitimité. Elle a considéré que ses membres devaient choisir entre le pouvoir et les affaires, et qu'à choisir les affaires on renonçait au pouvoir. Pratiquement cela a mis les hommes d'affaires dans une position de clients ou de subalternes plutôt que dans celle de nouveaux hommes de pouvoir. Elle a refusé de se différencier et de considérer les choix auxquels une telle différenciation la confrontait. Quels rapports entre l'argent, le savoir et la contrainte physique ? Pourtant, avec le temps, la privatisation de la rente ayant transformé le rapport entre richesse privée et richesse publique, il faut bien admettre une certaine différenciation. Une telle démarche apparemment inconséquente peut avoir pour conséquence une inversion du rapport de pouvoir au sein de la société dominante : les « hommes d'affaires » pourraient l'emporter sur les « hommes de pouvoir ». Il reste cependant qu'une telle inversion ne peut pas s'opérer véritablement, aucune des deux parties ne pouvant compter sur elle-même. Nous sommes en présence d'un certain type d'hommes d'affaires qui a été élevé dans le clientélisme, qui est incapable d'assumer les exigences de sa fonction dans la conjoncture actuelle. Sa légitimité n'a pas de fondement social et économique. Il a fait des affaires avec le pouvoir, pas avec le monde et la société. Il ne peut pas voler de ses propres ailes, il n'est pas préparé pour se jeter dans la compétition internationale, disputer une production au monde, la substituer à une importation ou à une exportation de matières premières et produire un profit. Aussi cette cohabitation peut-elle durer plus qu'elle ne devrait, étant donné les ressources pour l'entretenir.

Tout laisse croire que la société des hommes d'affaires représentée aujourd'hui par certaines organisations patronales a encore son centre de gravité dans la proximité et la subordination aux hommes de pouvoir, que la société concentrique est encore prégnante. Et que ces derniers n'ont pas encore trouvé les nouveaux « clients » qu'il faudrait pour construire un rapport plus contributif des hommes d'affaires, pour donner un autre leadership à la dynamique économique et créer une société polycentrique. La difficulté c'est que ces nouveaux clients ne devront pas ressembler aux anciens. Il s'agit de choisir des maîtres, de faux amis ou des partenaires. Si les hommes de pouvoir n'ont pas conscience ou ne veulent pas encadrer l'inversion du rapport de subordination ou la réduction de l'asymétrie entre « hommes de pouvoir » et « hommes d'affaires », ils devront peut-être accepter un rapport qu'ils n'ont pas désiré : une subordination à l'étranger plutôt qu'à des hommes d'affaires nationaux, ou pire, à des hommes d'affaires nationaux choisis par l'étranger. Ce contre quoi la société concentrique voulait se prémunir. Et pour empêcher que ne s'inverse l'asymétrie de pouvoir des anciens hommes de pouvoir face aux « nouveaux », pour éviter le scénario d'une société rebelle à l'organisation industrielle et économique de grands patrons trop faibles pour être autonomes, les premiers ont besoin de l'émergence d'une troisième espèce d'hommes de pouvoir. Ceux dont l'autorité n'est ni physique ni matérielle. À condition qu'une telle société soit en mesure de vendre à la société une représentation d'elle-même dans laquelle elle se reconnaîtrait, des capacités d'innovation et d'adaptation par lesquelles elle se valoriserait. Autrement dit, à condition qu'elle puisse construire un intérêt collectif, qui puisse relativiser celui de la société militaire et de la société industrielle quant à la formation de l'intérêt général, qu'elle soit en mesure d'avoir son propre centre de gravité. Nous y sommes : nous avons besoin d'une différenciation de la société où seraient équilibrés les rapports entre les trois hiérarchies sociales qui « arment » toute société complexe : la hiérarchie militaire, la hiérarchie de l'argent et la hiérarchie du savoir. Pour cela, il faut d'abord un processus d'étatisation qui autorise la différenciation des milieux sociaux et l'émergence de véritables hiérarchies (parce qu'issues d'une compétition dont les règles et les résultats seraient acceptés par tous) qui pourraient commander à la société.

Pour que la société marchande puisse s'autonomiser de la dépense publique, il faut qu'il soit permis à cette société de pouvoir développer des stratégies dans ce but. Des stratégies d'exportation qui lui donnent accès à un revenu indépendant de la dépense publique. Une certaine liberté qui lui permette de débattre avec la société du modèle d'organisation industrielle qui puisse la mobiliser pour faire face aux aléas internes et externes qui pourraient enrayer sa croissance. Cela afin de pouvoir accroître le pouvoir d'achat social et rendre possible un alignement des prix nationaux et internationaux pour simplifier les stratégies d'importation et d'exportation. Car sans ces stratégies d'exportation qui accompagnerait l'ouverture du marché national, augmenterait le pouvoir d'achat social, l'alignement des prix intérieurs sur les prix extérieurs ne pourra conduire qu'à une dégradation du pouvoir d'achat social. Imaginez que vous ayez à payer votre viande de mouton ou votre huile d'olive au prix du marché mondial et que vous soyez incapables d'en accroître suffisamment la production pour en réduire le prix ? Le pouvoir d'achat national en paierait la différence. Pour l'économiste le challenge algérien consiste à déterminer la politique qui va permettre d'augmenter le pouvoir d'achat social pour aligner les prix intérieurs aux prix extérieurs pour permettre aux producteurs algériens d'être compétitifs et leur éviter les chocs extérieurs. Car ce ne sont pas les mécanismes de marché par eux-mêmes qui assurent la croissance, mais par leur moyen les capacités d'innovation et d'adaptation.

Institutions formelles et informelles

Démocratie, économie de marché et croissance vigoureuse

Les sociétés qui ont connu une croissance vigoureuse ne sont pas celles qui ont pensé qu'il fallait d'abord se donner des institutions empruntées à des sociétés parvenues à des rapports de forces stables. Décréter la démocratie et l'économie de marché, donner au pays des institutions modernes calquées sur celles de puissances établies oublient les rapports de forces qui les sous-tendent et ne donnent pas lieu à une croissance vigoureuse force de ne pouvoir compter sur ces forces. On peut même aller jusqu'à dire que c'est là mettre la charrue avant les bœufs. Les institutions ne précèdent pas le développement, elles y émergent et se stabilisent quand la transition d'une économie précapitaliste à une économie capitaliste est achevée. Importer des institutions, qui ne sont pas produites, qui ne s'inscrivent pas dans le cours d'une croissance vigoureuse, c'est accroître les coûts du développement, c'est soustraire des ressources à la croissance. Le droit n'est pas une simple valeur, c'est aussi un coût, une armée de fonctionnaires, de policiers, de juges et d'avocats qu'il faudrait entretenir. Entre démocratie, économie de marché et croissance, le tiercé gagnant n'a pas été celui-là, il a pu être inverse. Comment un pays aux ressources cent fois, vingt fois, moins grandes qu'un autre pays peut-il emprunter ses institutions au pays riche et espérer faire comme lui ? Un gage de succès à priori ? Nous ne constatons aucun exemple de réussite où démocratie et économie de marché étaient les conditions de la croissance [2]. Nous constatons par contre que démocratie et économie de marché ont pu émerger dans des sociétés qui ont pu mobiliser des ressources pour obtenir une forte croissance économique. C'est la croissance qui a financé l'état de droit. C'est ce que nous enseignent certaines économies asiatiques, mais que ne préconise pas la théorie de la gouvernance, parce qu'on ne fait pas confiance à l'Etat en théorie et pratiquement à la « société sous-développée ». À la différence de la théorie des accords politiques (Mushaq H. Khan), la théorie de la bonne gouvernance ne prend pas en compte les forces réelles en présence, leur transformation et la dynamique leurs rapports, de plus elle confond institutions occidentales et institutions démocratiques.

Institution, constitution et défense de la propriété,

En ce qui concerne l'économie de marché et les droits de propriété, il n'est pas évident que le droit puisse et doive précéder le fait. À moins que la société n'en ait une conception claire comme la théorie de la bonne gouvernance. Cela est complètement différent s'il s'agit d'expérimenter pour y parvenir. En effet la promotion et la défense de la propriété privée ne peut être défendue que lorsque constituée elle a ses représentants et qu'elle a besoin du droit, d'une justice indépendante, et non plus simplement de la puissance publique pour être défendue. La constitution d'une propriété réelle, d'une classe de propriétaires, cela précède la défense et l'institution juridique de la propriété. C'est la défense d'un droit de propriété par une classe de propriétaires, puis sa reconnaissance sociale qui permet d'instituer le droit de propriété et son respect. Une justice indépendante peut alors assurer la défense de ce droit de propriété.

Dans la situation où la propriété est en voie de constitution, n'est pas stabilisée, l'État tend moins à défendre une institution du droit de propriété, une définition importée, qu'à mettre en place une propriété réelle et une classe de propriétaires pour réaliser ses objectifs de croissance. Les questions pertinentes deviennent alors : quelle structure de propriété, quelle classe de propriétaires et quels rapports de classes est-on en train de mettre en place et quelle conception de la propriété il s'ensuit ?

C'est ici qu'il faut prendre en considération les convictions du groupe dirigeant (ou l'absence de convictions) et les dispositions sociales en matière de propriété pour rendre compte de la dynamique sociale. Dans le cadre d'une constitution de la propriété privée, si le groupe dirigeant s'illustre par une réussite économique, il pourra faire reconnaître la propriété et la classe de propriétaires qu'il a contribué à faire émerger, par contre s'il en est incapable, on parlera de corruption et de biens mal acquis. Dans un cas la propriété privée aura pu être consacrée, parce qu'investie d'une fonction sociale, dans un autre elle aura été considérée comme un vol, une spoliation du bien commun.

Retenons que dans tous les cas, la propriété privée qui n'existe pas au départ a besoin de reconnaissance sociale pour être instituée. Elle est alors investie d'une fonction sociale et la classe des propriétaires d'une légitimité d'exercice. En soustrayant sa propriété de la propriété commune, en excluant les autres de sa propriété, le droit naturel (Locke) n'autorise pas une différenciation de classes entre propriétaires et non-propriétaires. Retenons que la propriété privée d'un point de vue social n'est pas une fin en soi à la différence du point de vue privé qui peut en faire un but ultime. Si la propriété privée exclut d'autres copropriétaires de la propriété, la propriété privée ne sera reconnue que si elle sert une fonction sociale. Autrement dit si son rendement n'est pas strictement privé, mais aussi social, si ses effets externes positifs sont supérieurs à ceux négatifs. La différenciation sociale entre propriétaires et non-propriétaires peut alors s'effectuer et des cadres institutionnels et juridiques peuvent être établis pour protéger d'un côté les propriétaires d'un abus de pouvoir des pouvoirs politiques, les inciter à un usage positif, et protéger la société d'autre part d'un usage asocial de la propriété. Il nous faut donc distinguer deux situations, selon que nous sommes en présence d'un processus de constitution de la propriété stabilisé ou en cours de stabilisation. On peut limiter juridiquement un droit d'usage si le droit de propriété est établi, il faut d'autres moyens dans le cas contraire. Par contre la loi peut être utilisée par le politique pour réprimer et encourager un usage d'une propriété non établie juridiquement. Au cours de la constitution de la propriété privée, c'est donc à une gestion politique de la propriété à laquelle nous aurons à faire. Elle pourra ensuite s'imposer si elle acquiert une légitimité.

Entre institutions formelles et institutions informelles, habitudes, visées sociales et accords politiques, selon Mushtaq H. Khan l'auteur du concept de "political settlement", dans une situation de transition, la palme ne revient pas aux institutions formelles. Dans une phase de mutation sociale et politique, les institutions informelles prennent le pas sur celles formelles. Et on a mal compris la prédominance des premières sur les dernières dans les pays en voie de développement. Il faut rappeler que la dynamique de transformation sociale ne peut être qu'une dynamique de transformation des rapports de pouvoir. Ensuite on a trop souvent tendance à isoler les rapports de forces internes des rapports externes. Si la société militaire peut isoler la société du monde extérieur, elle-même ne peut pas s'isoler. Si elle veut isoler la société, c'est parce qu'elle croit ainsi renforcer sa position dans les rapports de force externes. On ne peut pas saisir le droit en dehors des rapports de force. Comme il devient évident, le droit n'apparaît que lorsqu'une classe de propriétaires s'est constituée, qu'elle peut défendre son rapport à une propriété vis-à-vis du pouvoir politique qui l'a aidé à la constituer et qu'elle croit avoir gagné une certaine légitimité aux yeux de l'opinion publique qui lui permet en retour de demander sa protection et celle d'une justice indépendante. Si les institutions que l'on se donne ne portent pas la transformation sociale, ne prennent pas en charge les procédures de règlement du conflit social, la transformation des rapports des forces s'effectuera en dehors d'elles et se donnera des institutions informelles pour mettre en œuvre des procédures de règlement des conflits. Sera ainsi consacrée la dualité des institutions formelles et informelles. Et lorsqu'une telle transformation est autoritaire, autrement dit que l'Etat bénéficie d'une certaine légitimité et d'une asymétrie de pouvoir par rapport à la société, on ne s'étonnera pas que la transformation des rapports de pouvoir puisse se faire en dehors des institutions démocratiques formelles, si l'autorité politique le souhaite. Et c'est alors seulement qu'il convient de parler d'autoritarisme. Une autorité n'a pas besoin d'être « autoritaire » pour se faire obéir. La démocratie n'est pas non plus une pure mise à plat de la société. En fait, le dualisme des institutions a pour origine le discrédit jeté sur les institutions locales et l'identification des institutions démocratiques avec les institutions des pays développés.

J'ajouterai que selon que l'on se représente la richesse comme un bien privé, le droit de propriété comme un droit illimité et absolu, le droit devient un obstacle, un coût trop élevé pour une dynamique de transformation sociale et économique rapide [3]. Les institutions dites informelles (dont la confiance), les accords politiques comptent avant que ne puissent compter les institutions formelles que l'on doit regarder comme les institutions d'une société aux rapports de forces stabilisés. Ainsi le modèle de référence de la démocratie politique suppose un équilibre des rapports de force entre le pouvoir économique des propriétaires et le pouvoir politique des non-propriétaires dans la société industrielle précisément. Or trop souvent l'adoption des institutions formelles se fait par-dessus les institutions informelles où se réalisent les accords politiques parce que l'on a oublié que de telles institutions formelles ont une genèse, ne sont pas séparables de l'histoire d'une dynamique des rapports de forces, internes et externes. Les institutions de référence de la démocratie et de l'économie de marché sont le résultat de l'histoire des nations occidentales, elles ne peuvent pas être le point de départ de sociétés que l'on considérerait, elles, sans histoire. Sauf à prendre ces institutions à titre expérimental et non comme principes d'organisation. On verrait alors s'il subsisterait un dualisme des institutions formelles et informelles. Un tel dualisme est le signe manifeste d'une inadéquation des institutions aux processus réels lorsqu'il n'est pas celui d'une stratégie volontaire [4].

Il reste que les institutions informelles peuvent relever d'un processus de formalisation. Des déstructurations ayant privé une société de ses institutions locales, on ne pourra mettre en place des institutions démocratiques qu'à travers un processus d'expérimentation. Dès lors qu'elles seront en mesure d'encadrer le processus de transformation social et politique, on pourra dire qu'elles sont légitimes et qu'elles pourront se stabiliser en même temps que les rapports de force qu'elles cherchent à réguler.

Elles peuvent au contraire subsister dans un état informel et en décalage à des institutions adoptées formellement, mais peu représentatives dans le cadre d'une stratégie volontaire. Elles pourront devoir leur existence à la tâche d'entretenir une distance entre institutions formelles et informelles pour préserver l'autonomie du pouvoir politique et la perpétuation d'un statu quo des rapports de forces. Le dualisme des institutions trouverait ainsi sa raison.

Institutions, habitudes, accords politiques et consensus social

La rapidité et la qualité de la mutation sociale dépendent de celles de la différenciation des champs sociaux, de l'émergence d'autorités [5], de l'accumulation des capitaux dans ces champs et finalement de leur capacité à établir des accords politiques et à faire respecter un consensus social. Une dynamique de transformation rapide implique une synchronisation des institutions, des normes et des habitudes sociales qui peut dépasser, dans un processus de tâtonnement et d'expérimentation, les capacités de traitement des institutions formelles, quand ses normes et habitudes ne souhaitent pas leur échapper. Aussi le droit doit-il avoir la bonne distance avec les habitudes sociales et le consensus politique, mais aussi sa formalisation et dépolitisation doivent-elles tenir compte autant de la compétition interne que de la compétition externe. Rappelons que la transformation des rapports de force internes est aussi une transformation des rapports de forces externes.

Légitimité historique et légitimité d'exercice

La socialisation étatique des moyens de production pouvait être instrumentalisée pour que l'asymétrie de pouvoir entre État et société serve à élever le pouvoir de celle-ci. La différenciation que creuse l'asymétrie précédant dans un second temps une nouvelle indifférenciation à un niveau supérieur, le terme du premier état d'indifférenciation de l'écart rattrapant le terme du nouvel état d'indifférenciation de l'écart, puis à un nouveau creusement, un niveau supérieur se distinguant d'un niveau inférieur, puis un nouveau nivellement, etc. Au contraire elle a été utilisée pour constituer la colonne vertébrale d'un système économique et politique. La puissance a été confondue avec le dispositif. La socialisation étatique n'a fait que développer un groupe dirigeant jaloux de son pouvoir et de ses monopoles, et une société qui, dessaisi des moyens de production, finissait par n'avoir plus de prise sur le groupe dirigeant. Elle n'a pas fourni le cadre institutionnel qui aurait permis de développer les ressources de la société grâce à une certaine organisation de la différenciation sociale. La société dominante n'a pas projeté la différenciation de la société en corps particuliers, en élites spécifiques assumant les fonctions de reproduction de la société qui ont accompagné la genèse de l'État-nation : société de production de protection physique, société de production de sécurité matérielle, société de production de savoir et d'autonomie intellectuelle. Elle a emprunté les institutions stabilisées sans disposer de la division fondamentale du travail sous-jacente. Elle ne songeait pas à rendre possible la différenciation des hiérarchies sociales, pour engager leur compétition et leur coopération dans une compétition extérieure. Elle s'attachait à maintenir leur indifférenciation relative en même temps que la domination de la hiérarchie politico-militaire. Cet attachement procède à la fois d'une adhésion idéologique à une certaine indifférenciation que porte le socialisme, mais aussi à un refus pratique de penser la légitimité du pouvoir en termes de légitimité d'exercice. Les élites ne pouvaient donc pas se différencier, se disputer les suffrages de la population et être jugées sur leurs capacités à engager et à faire triompher la société dans la compétition internationale.

La légitimité historique n'est en fait qu'une légitimité d'exercice particulière : celle de la légitimité d'un exercice passé relativement saillant, attaché à une sorte d'évènement fondateur. La société dominante postcoloniale a triomphé d'une compétition externe et interne déterminante. C'est toujours la compétition externe qui légitime les élites d'une compétition interne, on pourrait dire cela de tout patriotisme.

Le capital politique d'une telle légitimité d'exercice passé est désormais mis à l'épreuve par la nécessaire légitimité d'exercice du pouvoir actuelle. La légitimité d'exercice se rapportant aux conséquences de l'exercice du pouvoir. Se confronte alors la valeur d'une expérience passée à celle d'une expérience présente, celle présente finissant par apprécier ou déprécier celle passée. Le capital politique accumulé au cours de l'histoire peut être dissipé comme peuvent être dissipées les ressources naturelles d'un pays. Les jeunes générations ne pourront pas être sauvées par la révolte contre leurs aînés, mais par le capital qu'elles auront réussi à récupérer des anciennes générations, à accumuler de leur propre expérience. Si les choses suivent leur cours actuel, il y a donc fort à craindre que le travail de dissipation du capital ne se poursuive avec les nouvelles générations, le travail de transmission et de valorisation restant à faire.

On peut donc dire que la légitimité est toujours historique et d'exercice. Elle est l'expression d'un capital confiance (d'une autorité) acquis au cours du temps ; elle traduit la valeur d'une expérience passée pour une expérience présente. Elle a été accumulée et elle est investie. Elle se cristallise chez ses porteurs par des convictions qui de pertinentes peuvent cesser de l'être. Elle est ensuite toujours particulière. Elle se distingue selon des champs particuliers qui les différencient. Les qualificatifs scientifique, religieux, politique et économique rattacheront alors la légitimité à un champ. On parlera d'autorité légitime ou d'autorité véritable lorsqu'elle pourra dégager un champ, y faire admettre des règles de succès. Le champ pourra de ce fait prendre son autonomie et s'ouvrir à la compétition de nouvelles autorités. Elle est alors reconnue par ce champ, y sera effective et y fera preuve de productivité. Lorsque le champ est institué, c'est la compétition dont les règles sont partagées et les résultats non contestés qui font que les autorités produites forment une hiérarchie sociale légitime.

On peut définir le contenu de l'autorité par un savoir-faire. Chaque champ disposant de son savoir-faire. L'autorité n'est donc pas éloignée de la notion de capital : elle s'accumule, s'apprécie et se déprécie. Elle est proche aussi de la notion de charisme, sauf que celui-ci à la différence de la notion de capital ne s'apparente pas au seul savoir-faire, elle transcende alors comme ses conditions d'existence. Max Weber fait référence à la sainteté. On peut alors distinguer une autorité instituante d'un champ, d'une autre instituée par un champ. On peut retrouver un mélange de charisme et de savoir-faire dans divers métiers. L'autorité d'un enseignant à quelque chose à voir avec cette autorité comme charisme et savoir-faire, celle aussi d'un moudjahid au cours de la guerre de libération.

Opposer la légitimité historique à la légitimité d'exercice n'a donc pas de sens. La légitimité d'exercice a toujours une histoire, celle historique a toujours procédé d'une pratique, d'un exercice. Celles qui s'opposent parce que distinctes, sont celles particulières parce que de champs différents. Les champs de la guerre, de la science, de l'économie par exemple. L'opposition se transforme en antagonisme lorsqu'elles prétendent à l'hégémonie. On pourra objecter que tous les champs sont des champs de guerre si l'on prolonge la compétition par la guerre. Toutes les élites peuvent être dites alors guerrières, si l'on se souvient que la compétition externe surdétermine la compétition interne et si l'on pense que pour défendre la paix il faut prévoir la guerre, ou que pour faire la paix il faut gagner la guerre. Penser au protectionnisme, au colonialisme et aux guerres commerciales. L'élite de la compétition économique peut et doit partager quelque chose avec l'élite militaire, le management, la politique de l'innovation en disent quelque chose. C'est pourquoi un individu peut passer de l'une à l'autre si avec ses anciennes compétences il peut acquérir les nouvelles. On peut parler, dans le jargon des économistes, de taux de convertibilité d'une profession à une autre. La conversion de l'homme d'affaires en homme de guerre nous est racontée par beaucoup de films de fiction. Bref, commander aux hommes dans tous les champs a quelque chose de comparable, mais on ne passe pas aisément d'un champ à un autre.

Opposer les deux légitimités signifie plutôt survaloriser une légitimité particulière par rapport à une autre. Il y a là un vilain défaut humain que de vouloir survaloriser sa propre légitimité. Une telle survalorisation étant plus aisée chez certains que chez d'autres. Et à l'indépendance du pays, une légitimité a été survalorisée à un moment où elle ne devait pas l'être. Elle a voulu occuper tout le champ social et Boumediene a voulu le soumettre à une unique hiérarchie. L'échec était programmé. Et certains charismes ont fait défaut pour instituer de nouveaux champs de compétition sociale et faire accepter aux détenteurs d'une légitimité particulière dominante de faire de la place à de nouvelles légitimités.

Une telle survalorisation a conduit au développement d'une stratégie défensive du pouvoir d'achat national qui a conféré aux détenteurs légitimes du pouvoir une certaine légitimité d'exercice. Rappelons que la légitimité historique n'a pas de valeur autre que symbolique lorsqu'elle est prise indépendamment d'une légitimité d'exercice. Stratégie défensive qui s'est caractérisée comme nous l'avons vu précédemment par la séparation de la compétition interne de celle externe, de la compétition politique de celle économique. Si une telle survalorisation n'avait pas été désirée, si d'autres légitimités avaient pu émerger, une stratégie plus offensive d'accroissement du pouvoir d'achat national moins basée sur les ressources naturelles aurait pu se développer.

Légitimité de l'État développementiste

On l'a dit, la politique de développement ne s'est pas fixé l'objectif d'inverser l'asymétrie durable de pouvoir entre Etat et société. Au contraire des institutions internationales qui ont milité en théorie pour le développement d'un secteur privé : l'État-nation importé n'avait pas pour réelle mission de créer une société civile en mesure de s'autonomiser, c'est-à-dire de remettre en cause la division internationale du travail qui confine le pays dans l'industrie extractive. En théorie il s'agissait d'adopter les institutions des pays avancés que l'on tenait pour un gage de réussite. En pratique il s'agissait d'adopter une démarche « top down » d'adaptation des institutions locales aux institutions mondiales plutôt que d'un processus « bottom up » de formalisation des institutions d'une dynamique de transformation sociale qui puisse aboutir à l'émergence d'une société civile dynamique.

Ce qui donc n'a pas été pensé ou mal, c'est que l'inversion du rapport de force entre la société militaire et la société civile supposait la remise en cause du rapport d'asymétrie extérieure qu'imposait la division internationale du travail. Ni la société militaire qui se protégeait de l'asymétrie extérieure en reproduisant l'asymétrie intérieure entre elle et la société, ni l'environnement international qui n'avait besoin que d'une société militaire pour l'activité d'extraction, n'ont fait de la place pour le développement d'une société civile. Ils n'ont pas accepté une différenciation sociale qui fasse de la liberté économique la condition d'une étatisation légitime, parce que juste et efficace au plan interne et externe. Les hommes d'affaires issus de la société militaire étaient exclus de la politique au lieu d'en être parties prenantes. La société militaire perdit l'un des moyens de construire l'unité nécessaire des élites sociales pour remettre en cause la division internationale du travail qui condamnait le pays à la dépendance économique et culturelle. Et par effet d'entraînement, elle perdit l'occasion de créer en son sein une école de formation des autres élites sociales. Car de quelle école pouvait-on songer faire émerger l'élite nationale ? Elle ne pourra en confier le soin qu'à une école et pour former l'administration publique. De Boumediene aux porte-paroles de Bouteflika en passant par le général Nezzar, faire des affaires pour un ancien membre de la société politico-militaire signifiait renoncer à faire de la politique.

L'ordo libéralisme allemand et la doctrine sud-coréenne donnent des exemples tout à fait contraires. La société marchande, comme la société militaire et les sociétés savantes étaient parties prenantes de la stratégie industrielle.

L'ordo libéralisme allemand a su faire avec les conditions de la défaite militaire pour redonner un esprit de corps à la société : la réussite économique devait signifier l'adhésion à un État allemand privé de souveraineté historique et juridique[6]. Elle devait signifier l'existence allemande même privée d'un tel État. De même les chaebols coréens ont transportés leur esprit de corps dans des entreprises parties à la conquête des marchés extérieurs.

Ce que beaucoup d'auteurs rechignent à prendre en compte c'est l'obstacle épistémologique que constitue le socialisme pour l'avènement d'une société civile dans les sociétés en cours de transition vers une économie de marché. La socialisation étatique des moyens de production ne pouvant plus constituer l'alternative au capitalisme, le socialisme doit partir à la recherche d'une nouvelle alternative. La majorité n'a pas encore répondu à la question de savoir si le libéralisme en fait partie ou non et de quelle manière. Le social libéralisme de Tony Blair n'a pas constitué une bonne réponse, mais l'ordo libéralisme allemand ou économie sociale de marché en constitue une, ainsi que les modèles scandinaves.

Ce qu'il s'agit de penser donc aujourd'hui c'est de trouver la doctrine qui va permettre de produire une société civile dynamique dotée d'un esprit de corps en mesure d'insérer la société dans une division internationale plus équilibrée du travail.

L'exemple de l'ordo libéralisme nous montre comment la liberté économique est à la base de l'étatisation et de sa légitimité[7]. Il représente un cadre institutionnel qui rend possible une telle liberté économique, qui fasse de la réussite économique le signe de la supériorité allemande, la base du nationalisme allemand. La liberté économique n'étant pas séparée de la liberté d'association, la légitimité de l'Etat devient celle de pouvoir assurer aux producteurs allemands les conditions d'une vraie compétition avec le monde extérieur et d'en triompher et pas simplement de défense de la liberté économique en général, comme pouvaient le penser alors les puissances victorieuses.

L'exemple coréen renvoie à une autre modalité de soumission de la compétition interne à la compétition externe. L'État coréen a engagé la société dans un mouvement de transformation sociale plus profond. Nous n'avons pas à faire au même état de différenciation sociale. Il s'est servi d'une politique ferme de développement des conglomérats qui soumit la société à une organisation industrielle intégrale pour l'engager dans la compétition extérieure. Il a aussi tenu sa légitimité de la réalisation des conditions d'une vraie compétition des chaebols avec le monde extérieur et de leur réussite.

Selon Mushtaq H. Khan, auteur du concept de "political settlement", « l'État ne peut se contenter d'être une institution qui offre des biens publics. Il doit être une institution qui gère un modèle de transformation sociale. Et dans cette fonction, le contrôle de l'efficacité des rentes offertes aux entrepreneurs émergents est la variable clé de la réussite ou de l'échec du décollage économique. Ce rôle actif dans la redistribution efficace des ressources offre, par ailleurs, au gouvernement le socle de sa légitimation par les performances et facilite alors les alliances politiques et donc la faisabilité des réformes. La médiation entre un objectif normatif (par exemple, la démocratie sociale de marché) et la stratégie crédible proposée pour l'atteindre est justement une des fonctions d'un gouvernement, qui avance par tâtonnement, expérimentation et évaluation. Elle est pragmatique et non doctrinale, et c'est là que la théorie de la bonne gouvernance apparaît comme doctrinale et peu expérimentale. Giovalucchi et Olivier de Sardan (2009) montrent que les cadres logiques de l'aide au développement, nouvel outil de la bonne gouvernance, sont fortement planificateurs, rigides et peu liés aux nouvelles conceptions du management public (par ex. la thèse du garbage can, c'est-à-dire de la poubelle), cherchant la réactivité, l'invention organisationnelle et proposant des approches processuelles pragmatiques. Ces nouvelles théories expliquent comment opérer un tri intelligent parmi le fatras des diverses solutions disponibles et entremêlées, et comment piloter une réforme qui nécessite un processus itératif permettant de changer à tout moment le projet, dès lors que les premiers résultats ne sont pas conformes aux attentes. Cette capacité d'évoluer serait le facteur décisif de la réussite »[8].

Conclusion

Une autonomie de la société civile suppose donc une différenciation de la société qui donnerait au champ économique et culturel leur fonction sociale, leur centre de gravité et leurs hiérarchies. Une économie de marché sans hiérarchie économique ne peut avoir de cohérence, elle ne peut avoir de hiérarchie légitime sans son propre centre de gravité. Cela suppose donc le passage d'une société concentrique de la société à une organisation polycentrique de la société qu'ordonnerait la compétition internationale. Dans la phase de transition d'une société précapitaliste à une économie sociale de marché, la hiérarchie (politico-militaire) qui se met en place avec l'État-nation doit se préoccuper de ce que son hégémonie serve la conduite de la différenciation sociale et l'érection des autres hiérarchies (de l'argent et du savoir) pour donner à la nouvelle société son armature. Un tel processus peut conduire à l'hégémonie d'une nouvelle hiérarchie qui, si elle ne s'emploie elle aussi à développer l'autonomie des autres sociétés, finira par bloquer le processus de différenciation qui est au cœur de la dynamique sociale. L'autonomie de la société (la qualité de la démocratie), la dynamique sociale dépendront donc de l'autonomie des différentes sociétés, de leur compétition et collaboration, autrement dit de leurs accords politiques et du consensus social qu'elles réussiront à établir, pour donner sa place à la société nationale dans la Société des Nations. Lorsque les hiérarchies sont légitimes, elles peuvent produire du consensus, s'engager avec leur société pour se transformer. Car la dynamique de transformation ne suppose pas des agents extérieurs au processus de transformation. On peut donc dire qu'une structuration performante de la société, la fabrication d'élites légitimes, l'élaboration des accords politiques entre ces élites et la transformation des habitudes sociales ne peuvent être obtenues durablement sans l'engagement résolu de la société dans la compétition internationale.

En guise de résumé, il s'agit donc de passer d'une société de type concentrique à une autre de type polycentrique où la compétition internationale surdéterminerait la compétition interne des différents centres. Le camp de l'Algérie devrait pouvoir lui consentir un certain rôle. La lutte entre les deux camps en Afrique, que l'on imagine séparant l'Algérie et le Maroc et qui constitue le vrai clivage recoupant celui ancien de droite et de gauche, devrait être subsumée par une lutte pour le leadership. Ce n'est pas au Maghreb que se réalisera l'unité des deux pays, c'est dans une compétition au service d'une Afrique autonome. Et ce ne sont pas les armes et la diplomatie qui décideront de l'avenir du Sahara occidental. C'est le choix des populations, aujourd'hui et demain.

Notes

[1] Le seul exemple de réussite africain, avec ses institutions inclusives, que reprend Acemoglu et Robinson dans leur livre La faillite des nations, au chapitre 14. Briser le moule pp. 495-525. A l'opposé de l'exemple de la ville scindée en deux (Nogales au nord et Santa Cruz au sud) par les Etats US (Arizona) et mexicain (travaillé au Chapitre 1. Si proches et si différents) dont les institutions sont comparées sur le modèle de la partie développée, ici la comparaison des institutions africaines à celle du Botswana met la réussite du côté des institutions locales du Botswana plus inclusives politiquement et économiquement que du côté de celles des puissances développées préconisées par la théorie de la gouvernance et adoptées par les sociétés africaines. Ce ne sont pas les labels qui font les institutions démocratiques mais leur rapport à la société et leur fonctionnement.

[2] Sur ce point nous renvoyons au concept de political settlement de Mushtaq H. Khan. On peut citer « L'échec de l'État dans les pays en développement et les stratégies de réforme institutionnelle », Revue d'économie du développement 2003/2 (Vol. 11), p. 5-48.

[3] On est tenté de soutenir que la théorie de la bonne gouvernance adapte les institutions locales au droit international et aux entreprises multinationales. Ce qui ne serait somme toute qu'un cas particulier du rapport que veulent établir les entreprises globales avec les institutions des Etats nationaux.

[4] J'ai commis un texte, il y a bien longtemps maintenant, que j'ai intitulé Nidham Wilayat al Mekhfi.

[5] La théorie de la domination de Max Weber nous suggère que ce sont les autorités qui fondent les champs sociaux. Se pose alors la question de savoir pourquoi la pensée occidentale a fait le sort qui est le sien à sa théorie du charisme ? Les raisons évoquées ne suffisent pas à mon sens pour la mettre à l'écart et ce particulièrement pour les sociétés dont les structures, les autres formes de domination, n'ont pas été encore stabilisées.

[6] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France? juin 1979. La réflexion sur l'ordo libéralisme s'inspire ici de ce cours. https://www.youtube.com/watch?v=zdGO4gOnu5Y

[7] Michel Foucault Ibid.

[8] J. Cartier Bresson, Les mécanismes de construction de l'agenda de la gouvernance. Mondes en développement. Vol. 38 2010/4 n° 152, p. 118. https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2010-4-page-111.htm