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DES (MES-)USAGES DE LA RENTE : MALEDICTION OU BENEDICTION ?

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Economie de rente et culture rentière. Naqd, Revue d'études et de critique sociale, n°36, Alger, mars-avril (printemps?été) 2018, 700 DA, 262 pages (51 en arabe et 211 en français).



Il est évident que la présence de ressources provenant de réserves naturelles, minières ou autres (donc, en Algérie, ce sont surtout les hydrocarbures: gaz et pétrole brut), et leur dépendance par rapport aux marchés extérieurs finit par avoir un effet dévastateur sur les modes de production et d'échange des richesses... l'échange marchand généralisé devenant, pour l'essentiel, un échange sans équivalent travail. Il est évident alors qu'une économie de la rente va s'installer finissant par avoir un effet sur la culture dominante.

Il est tout aussi évident que l'absence de la valeur-travail dans toute société ne peut laisser place qu'à des dérives de toutes sortes: corruption, clientélisme, absence de liberté, violence sociale...

Mais il n'est pas du tout évident de «décrypter» ces mécanismes devenus, par la force des choses... ainsi que par des volontés perverses, de véritables systèmes, mis en place dans les Etats rentiers. Tâche difficile mais non insurmontable, confiée à des chercheurs éminents avec, pour objectif, chacun dans le domaine qui lui est propre, devant tenter d'éclairer les logiques créant et produisant à grande échelle les pratiques rentières «prédatrices et liberticides».

Smail Goumeziane va s'appliquer à définir la notion de rente et celle de rentier.

Youcef Benabdallah va tirer les conséquences économiques et politiques du système rentier.

Rachid Ouaïssa va mettre l'accent sur la formation des classes moyennes en Algérie et sur le rôle qu'elles jouent dans le système rentier.

Rachid Sidi Boumedine, pour sa part, analyse la rente dans l'urbanisme et l'immobilier... en Algérie. Hannes Warnecke-Berger se penche sur la violence politique, sociale ou encore symbolique formée par les processus de formation de rente et des rentiers.

Serguei Vladimirovitch Biryukov, quant à lui, va développer son analyse de la relation entre rente et cliéntélisme (dans la Russie du temps présent).

Les auteurs : Daho Djerbal (présentation)/Smail Goumeziane (ancien ministre dans le gouvernement de M. Hamrouche)/Hartmut Elsenhans/Youcef Benabdallah/Rachid Ouaïssa /Rachid Sidi Boumedine/Hannes Warnecke-Berger/Serguei Vladimirovich Birtukov.

Extraits: «L'économie-monde, la globalisation de la production et de la commercialisation des biens ont des conséquences telles, que dans les Etats rentiers, l'échange marchand généralisé devient pour l'essentiel un échange sans équivalent travail» (Daho Djerbal, p 5), «Depuis le début du XXe siècle, la rente connaît une brutale résurrection. Désormais, sous de multiples formes, elle s'impose comme le modèle planétaire du parasitisme économique et politique. Principalement dans les pays à régimes autoritaires» (Smail Goumeziane, p13), «En Algérie, il n'existe pas une classe sociale qui accumule son capital en produisant. L'embourgeoisement veut dire plutôt richesse: il se fait par l'accumulation des rentes, même transformées sous différentes formes» (Rachid Ouaïssa, p 129).

Avis : De la rente et des rentiers (Etats, individus, entreprises...) dénoncés à pleines pages ! Chez nous, chez eux, partout... métastase. Du travail, de la production... chez eux. Que de décryptages et de diagnostics ! Et les solutions ? Bien sûr, la culture de la rente est un «désastre», mais «Que faire ?».

Citations : «La rente pétrolière rend l'exercice du pouvoir facile et attractif. Elle garantit immunité et longévité. N'étant pas contraint par la rareté des ressources, l'Etat peut acheter la paix sociale, corrompre la classe politique et faire taire les récalcitrants en développant un appareil coercitif. L'Etat rentier est à la fois généreux, répressif et clientéliste» (Youcef Benabdallah, p 96), «Dans le système cliéntéliste et distributif, la panne de l'Etat est, de fait, une panne générale» (Youcef Benabdallah, p 116), «Les classes moyennes ne sont pas intrinsèquement démocratiques. L'histoire nous a appris que les classes moyennes peuvent bien servir de pilier pour les mouvements extrémistes et fascistes» (Rachid Ouaïssa, p 126), «L'économie rentière a fait du peuple algérien des sujets et des clients... La rente de l'économie minière a impulsé un processus d'ascension sociale, mais en donnant les moyens non pas de produire, mais de consommer» (Rachid Ouaïssa, p 133).



La crise du régime rentier. Essai sur une Algérie qui stagne. De Samir Bellal (préface de Smail Goumeziane). Editions Frantz Fanon, 900 dinars, 287 pages.



Le livre reprend, «avec quelques modifications et actualisations», l'essentiel d'une thèse de doctorat en économie, ayant pour titre «Essai sur la crise du régime rentier d'accumulation en Algérie - une apporoche en termes de régulation», soutenue en mars 2011 (université de Lyon 2/France).

Sa publication vient à point nommé, au moment où la situation économique de l'Algérie «connaît une détérioration manifeste» suite au contrechoc pétrolier de 2014; l'effondrement des cours du pétrole mettant, en fait, à nu, l'extrême fragilité de l'édifice économqiue construit ces dernières années.

Pourquoi ? L'auteur n'y va pas par quatre chemins: «le marasme apparaît comme la résultante d'une régulation économique ambiguë dont les contours prennent la forme d'une combinaison périlleuse associant, d'un côté, un libéralisme puéril, et, de l'autre, un étatisme stérile». Rien que ça !

Cinq chapitres:

1/ Un rappel des termes du débat autour de la problématique de l'accumulation du capital à partir d'une rente externe. La théorie dominante dite du «Dutch disease» ou «Syndrome hollandais» est évoquée... Notre maladie: la «pétrolarisation du budget de l'Etat» ou l'«intoxication pétrolière» !

2/ Un examen des effets pervers de l'usage politique de la rente externe (la rente pétrolière) sur la dynamique d'accumulation du capital en Algérie .

3/ La description des changements institutionnels qui se sont produits dans le sillage de la «libéralisation» entamée au lendemain de la crise de 1986.

4/ L'examen de l'impact des nouvelles configurations institutionnelles, instituant, de fait, un nouveau mode de régulation sur le régime rentier d'accumulation.

5/ Enfin, l'essai de formulation d'une problématique de changement institutionnel, compte tenu des spécificités du régime d'accumulation à l'œuvre dans le pays. Avec, comme caractéristiques, depuis les début des années 90: la résistance du régime rentier au changement de l'environnement externe/L'omniprésence du politique/L'absence de cohérence, synonyme d'absence de projet économique/Le poids des contraintes/La séquence et la vitesse des réformes engagées.

Note: Qu'est-ce que le «Dutch disease» (ou «Syndrome hollandais») ? Apparu (in «The Economist») au cours des années 70, faisant référence aux difficultés rencontrées par l'économie hollandaise suite à la mise en exploitation, dans les années 60, des réserves de gaz naturel du gisement de Slochteren... L'économie s'est alors trouvée confrontée à un étrange phénomène. La production industrielle n'a pas augmenté et l'investissement privé a chuté... On a vu le même phénomène en Australie où un développement du secteur minier s'était accompagné d'un déclin relatif de l'industrie manufacturière... Globalement, il désigne l'ensemble des effets néfastes créés dans une économie par l'expansion du secteur qui produit la ressource naturelle exportée (il peut s'agir de plusieurs produits de base... ou d'importants flux de capitaux). Les pays occidentaux touchés ont réussi à surmonter le mal... Pourquoi pas nous ? A condition de surmonter nos maux... politiques et instaurer une vie politique démocratiquement vraie.

L'auteur: Né en 1968. Diplômé de l'Institut national de la planification et de la statistique, INPS-Alger. Enseignant à l'université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou.

Extrait: «La libéralisation en Algérie semble avoir failli à sa vocation principale, du moins celle à laquelle la doctrine libérale fait souvent explicitement référence, à savoir l'extinction des rentes, toutes les rentes» (p 269).

Avis : Un titre... et un sous-titre... et une préface - qui en disent long et qui annoncent la couleur. Cependant, ce n?est pas un pamphlet. C'est une démarche argumentée recourant à de multiples références théoriques et empiriques. Il est vrai que l'«invraisemblable crise de tout un pays, l'Algérie, sa permanence et les difficultés à y remédier par les réformes» ont de quoi ouvrir toutes les pistes en vue d'un diagnostic et des solutions. Bref, comme le dit Lahouari Addi, c'est «un livre stimulant qui enrichit la réflexion académique sur l'expérience algérienne» (Le Soir d'Algérie, mercredi 2 mai 2018)... mais, peut-être, déprimant pour le grand public ? Certainement incompréhensible par... tous ceux qui «profitent» (ou qui ont profité ou qui comptent en profiter)... de la rente. Et, «on» est assez nombreux ! Presque tous. Des riches comme des démunis.

Citations: «Si la rente énergétique a «bloqué» le développement, c'est parce qu'elle n'a jamais été utilisée comme valeur d'échange s'insérant dans une logique marchande, mais comme valeur d'usage, c'est-à-dire comme richesse destinée à être détruite dans la consommation» (p 18), «Dans leur rôle de canalisation des comportements individuels et collectifs, les formes institutionnelles agissent selon trois principes d'action qu'il convient de distinguer dans toute analyse: la loi, soit un principe de contrainte ; le compromis, soit un principe de négociation ; la communauté d'un système de valeurs ou de représentation, soit un principe de routine» (p 22), «La rente pétrolière n'est ni une malédiction, encore moins une bénédiction. Tout dépend, encore une fois, de l'usage qui en est fait par la société» (p 272), «L'expérience de certains pays rentiers montre que le clientélisme, comme mode de régulation, est une tentation politique qui peut être combattue avec succès, pour peu que le pouvoir politique en saississe le caractère impératif» (p 272).

PS: 1/ Il vaut mieux tard que jamais ! diront certains. Dans une déclaration à «Ennahar TV», le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, a annoncé que l'Algérie n'accueillera plus les chanteurs étrangers. De ce fait, les établissements culturels et artistiques affiliés au ministère de la Culture ne pourront plus inviter des artistes arabes ou d'autres étrangers, à venir participer à des festivals.

Mihoubi a justifié cette décision par le coût exorbitant de ce type d'activités. Même celles financées par des privés ne seront plus autorisées. La raison ? Il y a la question du transfert des devises à l'étranger. A. Mihoubi a ajouté que des fonds «seront alloués pour aider les artistes locaux, critiquant les cachets des étrangers dans certaines manifestations. La décision du ministre vient après de nombreuses manifestations soulevées par les cachets payés à certains chanteurs arabes qui ont défrayé la chronique. Selon un journal, la chanteuse libanaise Elissa, invitée en Algérie pour le 2 juillet à l'occasion du cinquantenaire de l'indépendance, a exigé 100.000 dollars... et un chanteur algérien célèbre aurait exigé 7,5 millions de DA, soit 100.000 dollars, pour un concert dans une ville de l'intérieur du pays en 2011. Une décision courageuse et opportune ! Mais, voilà qui est plus facile à dire qu'à faire car bien des habitudes ont été prises et bien des réseaux se sont (très solidement) organisés ! De plus, va se poser un problème d'ordre politique: a-t-on le droit d'exclure du circuit culturel national les artistes algériens ou franco-algériens (et ils sont nombreux) désireux de s'exprimer sur le sol natal... A ce rythme, les joueurs de foot et autres jouant à l'étranger et sélectionnés en équipes nationales devront accepter d'être rémunérés (quand cela a lieu) en dinars... puis d'aller faire un tour au square Port Saïd.

2/ Paru récemment en France: Fatima Besnaci-Lancou, Prisons et camps d'internement en Algérie: les missions du Comité international de la Croix-Rouge dans la guerre d'indépendance, 1955-1962, préface de Aïssa Kadri, éd. du Croquant, 2018, 570 p.

Cet ouvrage aurait pu s'intituler «La guerre d'Algérie vue par le CICR». En près de 600 visites humanitaires, des délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) contrôlent, sur le territoire algérien, l'application du Droit de la guerre dans des prisons et des camps d'internement (ndlr: de concentration mais ne disant pas leur nom) où sont détenus des militants indépendantistes. Ces délégués distribuent également des secours matériels aux populations reléguées dans des camps de regroupement sur le sol algérien et à celles qui se sont réfugiées dans des camps au Maroc et en Tunisie. En 1958, les délégués se rendent auprès de soldats français détenus par le FLN et à partir de 1961, ils effectuent des missions aux bénéfices des activistes pro-Algérie française privés de liberté. Le CICR, garant des Conventions de Genève, a-t-il atteint ses objectifs d'humaniser cette guerre reconnue comme telle qu'en octobre 1999 ? Cet ouvrage répond à la question.

Extrait de la préface du professeur Aïssa Kadri: « ? Nul doute que l'on a là une recherche qui va compter dans l'historiographie de la guerre d'Algérie. L'ouvrage actualise la connaissance des dimensions de la répression (?). Appuyée sur des sources de première main, les archives quasi exhaustives du CICR sur la période, et de volumineuses et importantes données, documents, lettres et rapports «historiques» reproduits, l'auteure, dans sa volonté d'éclairer toutes les dimensions de la question, est allée encore plus loin que le travail de dépouillement, de décryptage, d'analyse et d'interprétation des cartons d'archives, en s'appuyant sur des autobiographies, des essais, des ouvrages, mais aussi des témoignages des principaux acteurs de la confrontation?»