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Italie : crise nationale, crise européenne

par Pierre Morville

Laurent Joffrin, le directeur de Libération, a publié sur sa news letter « La lettre politique», une tribune alarmée dans un contexte où l'Italie, troisième puissance européenne, est rentrée, faute de majorité claire, dans une crise politique qui semble de longue durée et qui menace le fonctionnement même de l'Union européenne :

« Désastre à l'italienne

Comme des lapins dans les phares, les dirigeants européens regardent, paralysés, se défaire peu à peu la construction patiemment bâtie par trois ou quatre générations. La crise italienne, désormais portée à un point d'incandescence maximal, débouchera sans doute sur de nouvelles élections à l'automne. Echéance cruciale. La défection de l'Italie sonnerait le glas du projet européen.

Personne ne conteste la rectitude du président Mattarella (NDLR, l'actuel président italien), qui a refusé de nommer au ministère de l'Economie un adversaire patenté de l'euro, soupçonné de préparer par la bande une sortie de la monnaie unique, sur fond d'aggravation des déficits et de conflit avec la Commission. Mais on peut se demander si cette décision, qui a bloqué la formation du gouvernement de coalition Ligue-Cinq étoiles ne va pas encore aggraver les choses.     

Les vainqueurs du scrutin ont beau jeu de dénoncer un déni de souveraineté, plus ou moins téléguidé par Bruxelles sous la pression des marchés financiers. Le cas italien donne à tous les ennemis de l'Union sur le continent un thème en or : Bruxelles et les marchés contre les peuples, les élites contre la démocratie. Mattarella a redoublé la provocation en proposant au poste de président du Conseil Carlo Cottarelli, un technocrate issu du FMI, connu pour ses penchants austéritaires. Si les élections ont lieu, on voit d'ici le boulevard qui s'ouvre aux populistes eurosceptiques : le scrutin se transformera en référendum pour ou contre l'Union, pour ou contre «la caste technocratique», pour ou contre «ces messieurs du spread», selon la formule de la Ligue. On sait qu'à ce jeu-là, l'Europe sort rarement gagnante.

L'Union paie dans cette affaire les erreurs calamiteuses qu'elle commet avec une régularité d'horloge. A force de jouer les mères fouettardes de l'orthodoxie budgétaire, elle a pris le rôle désastreux d'ennemie des classes populaires et moyennes, qui voient à chaque réforme favorisée par Bruxelles les protections dont elles bénéficiaient de réduire comme peau de chagrin. L'Allemagne et les pays du Nord, dont la compétitivité s'accommode très bien de la rigueur financière, s'abstiennent toujours de relancer leur propre consommation, ce qui aurait pour effet de soulager les économies de leurs partenaires.

L'Allemagne est assise sur un excédent commercial colossal, certes obtenu par l'excellence de son industrie, mais qui déséquilibre totalement les échanges intra-européens. Légitime sur le papier, cette domination commerciale disloque chaque jour davantage l'Union en raison de ses effets politiques délétères. A cela s'ajoute une impuissante criante dans le règlement de la crise migratoire, dont la charge pèse en priorité sur l'Italie. A force de ne pas faire de politique à l'échelle du continent, de prendre le mauvais rôle, ou pas de rôle du tout, l'Europe scie avec énergie la branche de plus en plus mince sur laquelle elle repose. Les populistes avancent des projets irresponsables, les antieuropéens travaillent avec fureur au démembrement de l'Union, commencé en Grande-Bretagne, mais qui menace désormais le continent. Ils doivent être dénoncés comme tels. Encore faut-il éviter de leur apporter sur un plateau les arguments qui alimentent leur propagande nationaliste. »

Le constat est lucide. Mais, cher Laurent Joffrin, pourquoi ne l'aviez-vous pas dit plus tôt ? Ce qui est un peu ironique, c'est que Laurent Joffrin et son quotidien Libération, ont très longuement, depuis des années, mis au ban, au regard de ses lecteurs et plus largement de l'opinion publique, les « eurosceptiques ». Et il continue à les dénoncer dans son article. A priori, si l'on sait lire, Laurent Joffrin est pourtant devenu lui-même eurosceptique.

Avant lui, les eurosceptiques, tout au moins ceux de gauche, ont remis en cause la conception actuelle de cette « Union européenne », ils en contestent depuis longtemps les instances qui dirigent ce rapprochement de 27 nations européennes (depuis le départ du Royaume-Uni, quittant l'an dernier l'Union européenne), mais surtout la logique économique, ultralibérale qui dicte ses orientations sur le plan économique et social. Et le brouhaha, voire le silence confus de l'Europe en matière de politique extérieure « commune ».

Une réforme éventuelle passe nécessairement par une relance du débat démocratique à travers l'ensemble des pays européens, quels qu'en soient les risques, et en espérant par le débat, une véritable unité des pays européens. Cela passe aussi par un meilleur contrôle des instances décisionnaires européennes qui se comportent depuis des années comme les actionnaires membres d'un conseil d'administration d'une sorte d'immense multinationale. L'intérêt des peuples y est traité de façon marginale. Et surtout, une réforme éventuelle passe aussi par l'affirmation de l'Europe face aux « grands blocs » : les Etats-Unis en premier plan, mais également la Chine, la Russie? De quoi nourrir éventuellement des alliances avec beaucoup d'autres pays.

En Italie, la crise continue, et pour longtemps?

Le projet avorté de gouvenement soutenu par les deux partis, la Ligue et le mouvement Cinq étoiles, et validé par le vote des Italiens, entendait proposer une remise en cause de l'austérité européenne et des règles de l'euro. « Il faut dire que l'Italie n'a connu aucune croissance économique depuis son entrée dans l'euro, qu'elle a été l'un des cobayes de l'Europe austéritaire avec le renversement dès 2010 du gouvernement Berlusconi sur ordre de Merkel, Sarkozy et de la Banque centrale européenne », note le Huffington post.

La perspective de nouvelles élections en Italie, peut-être dès la fin juillet, n'a pas pour autant rassuré l'Union européenne, car la crise italienne a ravivé le spectre de la crise de la dette dans la zone euro. La monnaie unique a ainsi chuté sous 1,16 dollar, à son plus bas niveau depuis juillet 2017.

En Italie même, comme le remarque le Corriere della Sera (cité par Courrier international), la liste des ministres potentiels n'est plus la principale préoccupation des Italiens car, quel qu'il soit, ce gouvernement n'aura pas la confiance du Parlement.

Et « sans un exécutif pleinement légitimé par le Parlement, l'Italie risque de retomber dans une crise similaire à celle qui l'avait amenée au bord de l'abîme en 2011 », écrit le quotidien. Dans ce contexte déjà difficile, le commissaire européen au Budget, l'Allemand Günther Oettinger, a mis de l'huile sur le feu en affirmant que, face aux difficultés financières rencontrées par l'Italie, les marchés financiers « allaient apprendre aux Italiens comment voter ». Ses propos ont provoqué « une tempête », selon le quotidien italien, suivie d'excuses de l'intéressé et de mises au point des principaux dirigeants de l'UE et de la Commission européenne.