Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

08 mai 1945 : mémoire ou menu ?

par El Yazid Dib

Avec le temps, tout un chacun est en légitime interrogation de se dire de quelle bonne manière didactique devrions-nous commémorer cette date ? Faudrait-il en rire ou en pleurer ? Faudrait-il se suffire à l'emprisonner dans une salle, autour d'un buffet, discourir et s'évaporer ?

C'est au recueillement que l'on se sent destinés, à la méditation que l'on doit être poussé. L'appétit, le protocole et autres envies ne sont qu'automatiquement subsidiaires. L'on ne finira jamais de parler à chaque anniversaire de ce 08 mai. Le peu d'historiens d'ici et beaucoup de l'autre rive n'ont finiront pas eux aussi de disserter chacun selon son angle sur ces « évènements de Sétif » L'on ne s'arrêtera jamais de ruminer les répercussions de l'injustice au même moment où l'on persiste à vous récuser le droit à la réparation. L'on ne pourra se contenter de dire que l'acte d'écrire l'histoire est un acte qui se finit. L'histoire ne cesse de se faire. Elle ne se termine pas d'un seul trait de crayon ou se meurt au bout d'une pléiade de livres.

Dans la conscience historique de toute une population ce 08 mai était une rencontre douloureuse avec l'histoire des hommes. Un éclat rédempteur dans le sursaut final du mouvement libérateur du pays. Il était cette caravane de Sétifiennes et de Sétifiens et d'autres Algériens qui sont sortis un jour de paix et n'avaient reçu que des balles. Le massacre et la tuerie. C'était une longue marche, une grande caravane de martyrs. « Saal Bouzid est tombé, la caravane continuait sa marche, Benboulaid est tombé, elle continuait sa progression, Zabana, Lotfi,Hassiba et des milliers après sont tombés et la caravane perpétuait sans cesser tout aussi sa marche » avait tenu à affirmer un certain Wali qui a fait passionnément sienne cette date légendaire. Le 8 Mai est plus qu'un lot de sacrifices, ce fut un engagement déterminant d'un peuple qui n'aspirait qu'à un air de liberté et de dignité. Il était déjà le premier novembre qui allait en finalité consacrer la victoire de la longue marche.

La mémoire est encore vive pour garder à jamais ces événements qui caractérisent Sétif et bien d'autres régions. La fondation dédiée à cette sauvegarde de mémoire devra davantage avoir comme acte fondateur et dynamique pour faire et encore subsister cette volonté d'aller de l'avant dans le renforcement du souvenir, en dehors des commémorations uniquement festives. Elle a à maintes reprises dit-on tenté d'intenter un procès pour crime contre l'humanité contre l'occupant français. A quel stade d'évolution se trouve cette démarche ? Quelles sont les éventuelles entraves ou chances à son aboutissement ? L'on ne saura rien.

A Sétif l'épi connait sa floraison au mois de mai. Ailleurs aussi. La différence c'est que dans cette contrée où l'on compte plus de 832 chahids intra-muros, le Mai ne se compte plus comme une mensualité d'une éphéméride. Qu'il soit de calendrier grégorien ou hégirien. Ce n'est plus une chronologie, ni un repère temporel. C'est une éternité. Un arrêt mobile. Terrible et atroce, mais rédempteur. L'histoire est ici comme une hirondelle. Aux premiers bourgeons, le souvenir se lève altier pour venir pointer ses affres dans chaque cavité citoyenne. Il se réveille, en désobéissance à l'oubli et vient chaque année encore tarauder l'amnésie. Il le fait comme le fera un papillon raflant dans la stricte douceur le nectar vivifiant. Le printemps est le signe de la beauté et du merveilleux. Mais, Mai à Sétif est autre chose. Le mai d'une année qui passe sera un autre mai pour une année qui se consomme. Le 08 Mai est aussi une évocation, une science et une autre première conscience. Itérative et recommençant le décompte du 8 jusqu'à l'infini. La narration de l'évolution historique des nations a été de tout temps empreinte de hauts faits et de mémorables moments. L'histoire de l'Algérie combattante demeure dans toute sa grandeur, un enseignement de bravoure et un accord dans les énergies patriotiques variées.

Le sang avait certes coulé, des cadavres en ce jour là couvraient le sol et les pleurs des femmes, des enfants rescapés ne semblent plus se faire entendre tellement l'oubli, ce redoutable ennemi de la mémoire les entretient encore. Des lieux à Kherrata, Sétif, Guelma et ailleurs sont devenus amorphes et sans bruit ; frisant même le néant ou le rien, sauf chez ceux qui, descendants par hérédité gardent de vagues images orales. Ce jour avait connu de tragiques exactions, des tueries en masse, des viols systématiques, des dévastations de douars, des bombardements, des pilonnages.

En ce printemps noir de 1945, ce ne sont pas le fruit de l'imaginaire populaire mais des faits réels, extrêmement pénibles, vécus par les Algériens sous domination française. S'en souvenir c'est maintenir l'interaction et la complémentarité entre les générations. D'où le grand rôle de la fondation et des pouvoirs publics. L'Algérie indépendante dispose suffisamment de preuves, de témoignages et de constats pour pouvoir établir expressément que des actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances et des atteintes graves à l'intégrité physique de toute une population de surcroit sans défense ont été commis.

« ?ces douloureux événements qui sont loin d'avoir livré tous leurs secrets » semblent faire resurgir outre la question de la reconnaissance par la France de ces odieux crimes mais suggèrent celle de la reconnaissance du statut de martyrs par leur propre pays. Ces victimes « sans sépulture » sont toujours sont statut juridique. La nation leur doit ce droit légitime ne serait-ce qu'au plan de la symbolique et de l'honorification. Une justice historique reste à rendre à ces milliers de martyrs.

On aurait aimé que cette journée soit un arrêt de bilan pour entre autre autres créditer davantage la lutte, sans merci, contre l'oubli, l'indifférence et l'analphabétisme historique , les pratiques obscurantistes et les déviations chrono-historiques En plus de ces fléaux, d'autres maux plus complexes viennent imprudents et parfois grossiers, tels que la menace de l'union, le chantage à la démocratie et l'altération des mœurs, agrandir la blessure du corps national. Mai 45 deviendra ainsi une relance, nonobstant son annualité apte hisser, par rétrospective le sentiment à la hauteur du sentiment national. Persévérer à faire de cette journée une simple séance de regroupement, quelques propos réchauffés en plus d'un panel d'invités dans des cloisons à n'y accéder que par invitation ira sans doute vers un déracinement mémoriel et ne cessera pas de provoquer une amnésie à même de banaliser l'histoire.

Je ne pense pas qu'un tel évènement, de cette taille, de cette dimension temporelle puisse être un simple menu gastronomique, une gerbe à déposer et quelques paumes qui par défaut d'applaudir, la séance ne s'y prêtant pas se juxtaposent pour lancer des prières.

J'en suis sûr que tout n'a pas été totalement dit. Il reste des zones d'ombre, des situations non encore élucidées, des tombes, voire des fosses communes non encore identifiées et surtout des cadavres sans linceuls, sans stèles, sans reconnaissance. La fondation est dans l'obligation de se rafraichir un peu d'un discours peu révolutionnaire en termes d'audace dans la rechercher, la collecte et l'écriture de cette glorieuse épopée. Elle ne peut le faire que si elle s'ouvre à la science et aux techniques de l'historicité et ne plus se cantonner dans un paternalisme béant et trop exclusif. Le 08 mai 1945, en tant que phase décisoire dans le processus du mouvement de la libération nationale n'est l'exclusivité d'aucune personne, ni d'aucune région. Comme le FLN, l'Emir Abdelkader, le 1 novembre 1954, les 6, les 22 etc?elle est un patrimoine commun que se partage toute la collectivité nationale.

Le 08 mai et sa célébration ne doivent pas persister à longueur d'anniversaire d'être un menu fondamental où le menu principal n'est que gastronomique. Heureusement, quelques démembrements de l'Etat ? Wali ou maire, quelques bonnes volontés, quelques citoyens fervents demeurent fidèles au rendez-vous.