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La grève dans le service public ou la quête éperdue d'un équilibre improbable (1ère partie)

par Boudina Rachid*

« Pour croire avec certitude, il faut commencer par douter » proverbe polonais

C'est par excès de langage qu'il est fait mention dans le titre de la présente contribution de la notion de service public. Ce concept n'est pas vraiment de mise ici du fait qu'il transcende largement les personnes publiques classiques de type organique que sont l'Etat, la Wilaya et la commune.

C'est que cette représentation, malaisément saisissable, désigne communément aussi bien l'activité destinée à satisfaire un besoin d'intérêt général que l'organisme administratif chargé, soit directement, soit indirectement par un service placé sous son contrôle, de la gestion de cette activité. Aussi, ne poursuivons pas plus loin cette définition sinon ça sera plus compliqué s'il nous faut encore préciser que l'activité de service public peut tout aussi bien être exercée par le biais d'un service concédé, ou d'une délégation de service public susceptible même d'être octroyée à des organismes de droit privé. En conséquence et plus modestement ma réflexion portera sur la grève dans l'administration publique déclinée dans ses représentants du premier degré tel que rappelé ci-dessus.

Mon propos s'étale à discourir de la pratique de la grève dans l'administration publique à l'aune de la loi n°90-02 du 6 février 1990, modifiée et complétée, relative à la prévention et au règlement des conflits collectifs de travail et à l'exercice du droit de grève. C'est d'abord une profonde frustration que de relever que cette thématique n'intéresse pas ou si peu les universitaires qui disposent pourtant d'une matière première abondante qui devrait inspirer la cohorte des thésards qui s'échinent, bon mal an, à disséquer des sujets de l'ordre du mystique, délaissant ce faisant les préoccupations brûlantes qui rongent la société. Ce ne sont pas les rodomontades cycliques de quelques universitaires omnicompétents, contempteurs sous statut, qui font montre d'un oppositionisme instinctivement victimaire qui les pousse derechef à éreinter dans l'outrance tout ce qui émane de l'autorité publique, fut-il d'une ardente nécessité, qui peuvent suppléer à ce manque d'attractivité à l'endroit de cette monumentale problématique.

Pour n'évoquer que la dernière grève du CNAPESTE, ces gens là, si prompts à la détente, auraient pu, si seulement ils savaient, flétrir par exemple à bon droit l'initiative prise par le ministère de l'éducation nationale, mal conseillé c'est évident, d'avoir, fait une inexacte application des dispositions du décret exécutif 17-321 du 2 novembre 2017 relatif à l'abandon de poste dans la fonction publique et, donc du statut général lui-même en procédant à la révocation des grévistes (avant qu'il ne fasse marche arrière).

C'est pourtant de notoriété publique, notoriété qui va plus loin en tout cas que la coterie des spécialistes du droit administratif, que la possibilité de révoquer un gréviste, lorsque même la grève à laquelle il a participé est déclarée illégale par le juge, n'a pas été accréditée par l'article 184 du statut général de la fonction publique, ni même par le décret d'application, cité ci-dessus, qui s'est borné à qualifier l'abandon de poste comme étant l'absence spontanée prolongée et non justifiée, du fonctionnaire, qui en est l'aspect le plus commun, et par relation de cause à effet les autres situations convergentes à l'issue desquelles le fonctionnaire refuse de reprendre son service après certaines périodes autorisées (congés, disponibilité, mutation ou nomination). Pour bien se convaincre de cette affirmation il faudrait consulter l'article 33 bis de la loi n°90-02 du 6 février 1990, modifiée et complétée, relative à la prévention et au règlement des conflits collectifs de travail et à l'exercice du droit de grève, qui qualifie la participation à une grève non conforme à la loi de faute professionnelle. Il en est d'ailleurs explicitement témoigné par les termes mêmes de cet article qui énoncent que « l'employeur prend à l'encontre des travailleurs concernés, les mesures disciplinaires prévues dans le règlement intérieur et ce, conformément aux dispositions de la législation et de la règlementation en vigueur ». S'agissant dans le cas d'espèce de personnels enseignants, donc de fonctionnaires, il aurait été donc cohérent et logique de faire application de l'ordonnance n° 06-03 du 15 juillet 2006 portant statut général de la fonction publique (titre VII). Ceci prêtant par suite à reconnaître que les personnels grévistes sont en droit de bénéficier des garanties disciplinaires du statut général. La circonstance qu'il s'agit d'un fait sans précédent dans l'histoire de l'administration algérienne ne remet pas en cause la licéité du procédé. Il est vrai qu'à vue de nez, il y a comme à peine l'épaisseur d'un cheveu entre le concept de révocation et celui de licenciement, c'est ce qui fait précisément toute la spécificité et le raffinement du droit.

Ceci pour marquer que la différence est éminemment prononcée entre les deux locutions: la révocation, appelée précédemment radiation, entraîne le limogeage pur et simple lorsque l'abandon de poste est juridiquement constitué, quant au licenciement il s'attache à la faute professionnelle, ce qui emporte ipso facto la mise en oeuvre de tout le cérémonial propre à la procédure disciplinaire. Celle-ci pouvant, soit aboutir à une procédure expéditive lorsque la sanction encourue est d'une moindre gravité, soit à l'intégralité de la procédure disciplinaire, avec communication du dossier surtout, lorsque la sanction envisagée relève du quatrième degré institué par l'article 163 du statut général. Il s'ensuit de là que la sanction peut parfaitement différer d'un gréviste à l'autre quand bien même ils sont poursuivis à l'origine pour le même motif qui est d'avoir participé à une grève non autorisée. En vérité et au-delà de ce grief principal, ce sont leurs antécédents professionnels, leur manière de servir et leur comportement général qui vont commander la nature et la sévérité de la sanction qui leur sera appliquée.

Par contre, il est bon de savoir que ce sont les personnels exerçant les activités qui sont interdits de grève en vertu de l'article 43 de la loi 90-02 du 6 février 1990, précitée, qui sont quant à eux passibles de radiation, ou mieux de révocation, si on doit nous conformer à la terminologie qui fait foi dans le droit national de la fonction publique, en tant qu'ils seront considérés comme étant en abandon de poste. J'ai un peu de peine à le dire : oui je confesse qu'en le proclamant je me suis inspiré de l'article 6 de la loi française 47-2384 du 27 décembre 1947 portant réorganisation des compagnies républicaines de sécurité. Je n'en suis pas très fier et je fais amende honorable de m'être laissé aller à cette intolérable transgression. Quoi qu'il en soit, je reste toutefois dubitatif, voire modérément rassuré sur l'aptitude du juge administratif de chez nous à faire le distinguo entre les deux notions, eu égard au silence de la législation sur la question.

Tout ceci pour dire que le droit de grève est aussi peu consensuel et qu'il perpétue à entretenir une vive polémique entre juristes, praticiens du droit et la doctrine, au point qu'il ne saurait être contenu ou confiné dans une loi décisive ou définitive qui aurait l'outrecuidance d'englober d'un seul tenant les multiples aspects aussi déroutants les uns que les autres. Le simple rappel de ses traits les plus saillants et des plus sensibles comme la question du préavis, les interdictions et restrictions au droit grève, ou encore le service minimum et la réquisition, suffit déjà à montrer combien ces notions peuvent charrier de redoutables controverses. Ces mêmes spécialistes du droit admettront facilement qu'aussi parfaite que puisse être une loi, seule une jurisprudence vigilante et réactive peut censément aplanir la multitude des difficultés qui naissent de son application, si même ces solutions jurisprudentielle qu'ils auront à engendrer ne sont jamais irréversibles, pouvant facilement faire l'objet d'amples revirements qui amènent le juge à se dédire pour faire face à des situations complètement imprévues et imprévisibles.

Il est donc compréhensible et naturel que la loi n° 90-02 du 60 février 1990, susvisée, soit incomplète et lacunaire, si même elle s'est clairement inspirée d'exemples étrangers, et qui, sur ce registre n'est pas plus répréhensible qu'une flopée d'autres productions normatives qui seraient bonnes à être incriminées d'ignobles et indélicats pastiches. Il n'empêche que notre législateur est l'un des rares au monde à avoir légiféré sur le droit de grève, allant jusqu'à incorporer dans le même texte de loi la grève dans les institutions et administrations publiques, ce qui est pourtant très sévèrement règlementé et même très souvent rigoureusement prohibé dans nombre de pays bien installés dans la démocratie depuis des lustres.

Que la loi n'ait pas expressément mentionné l'interdiction de la grève illimitée, ou de la grève du zèle ou encore la grève perlée, ainsi que de la grève cyclique ou même d'autres formes de grèves qui concourent au même degré de nocivité à mettre en péril le fonctionnement du service public ou la paix sociale est acceptable en soi. En effet, il y a nécessairement un temps pour que la loi soit expérimentée et le cas échéant redressée pour faire face aux défis nouveaux qui viennent à prendre forme au fur et à mesure des litiges qui surviennent au quotidien.

Ce qui serait moins admissible, et qui serait donc blâmable, c'est que le législateur se complait à rester scotché à l'ordre présent, ne réagit pas, omet d'apporter les amendements à la loi qui lui sont nécessaires et ne se montre pas attentif pour anticiper les difficulté à venir. Ce n'est pas jeter la pierre au législateur que de rappeler que la loi ne saurait constituer un cadre intangible. S'il n'est pas contestable qu'elle a surtout vocation pour fixer les principes fondamentaux et les règles générales dans les domaines qui lui sont réservés par la constitution, elle se doit néanmoins de s'adapter en permanence à la mutation des circonstances de droit et de fait qui ont motivé originellement son adoption.

Après quoi et s'agissant d'un domaine aussi diffus et cafouilleux que le droit de grève qui incite à la querelle facile et à la surenchère enflammée, il faut forcément interpeller le juge administratif qui est seul qualifié pour dire le droit dans la situation où la loi demeure silencieuse, ou lorsque ses dispositions sont passablement incertaines ou dont la formulation reste manifestement déficiente.

Le juge peut et doit entreprendre de promouvoir une production jurisprudentielle qui dépasse la simple interprétation de la loi. Il doit oser édicter par lui même des décisions pouvant prendre valeur de normes jurisprudentielles. Aussi difficile que puisse paraître la besogne, il lui est quand même loisible de s'appuyer sur les principes généraux du droit ou ceux du droit administratif, sinon, il doit faire oeuvre d'esprit critique, même se remettant en cause ou doutant, en vue de se déterminer à partir du principe d'équité mentionné à l'article 1er du code civil. A décharge du juge administratif, ce qui est fort réprouvable, c'est de constater qu'une grande majorité de nos gestionnaires publics montrent une frilosité inexplicable et inexpliquée qui les empêche de solliciter le juge, sachant pourtant qu'il n'est pas en position de s'autosaisir dans les matières où l'initiative appartient au plaignant.

Bien évidemment, on pense ici au conseil d'Etat, qui lui, serait en mesure, en tout cas il en a la destinée et les moyens, d'entreprendre de démêler l'écheveau de cette foule d'interrogations suscitées par l'exercice du droit de grève, pour distinguer entre les grèves qui lui paraissent conformes au droit et à l'esprit du droit de celles qui contreviennent aux buts d'une grève licite tenue de concilier entre la défense des intérêts professionnels et la sauvegarde de l'intérêt général.

L'attente est grande à l'endroit de la haute juridiction afin qu'elle participe vigoureusement à consolider et à stabiliser l'exercice du droit de grève dans l'administration publique, quitte à ce qu'elle se sublime, on ne cessera jamais de le répéter, pour fixer par elle-même les règles qui lui semblent appropriées en vue d'encadrer crescendo les modalités et les limites du droit de grève.

Mais pour revenir un peu à la loi, il nous faut rappeler que tout ce qui est prévu dans la loi n'est pas automatiquement effectif du jour au lendemain : concernant loi 90-02 du 6 février 1990 susmentionnée on remarque ainsi que ses dispositions citées aux sections 1 et 2 du chapitre II du titre III de ladite loi relatives au service minimum et la réquisition demeurent à peine de simples notions usuellement galvaudées sans vrai contenu et dont les modalités d'application restent à inventer. C'est dire, que si même le législateur a voulu embrasser la totalité de la problématique du droit de grève, il reste encore redevable de plus d'efforts normatifs pour mieux calibrer l'usage et la pratique de la grève. Ne soyons pas naïfs toutefois pour croire que la responsabilité du parlement est sans partage. A suivre

*énarque