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Une démocratie de propriétaires

par Arezki Derguini

La démocratie n'a jamais été qu'une démocratie de propriétaires, de la démocratie villageoise à la démocratie bourgeoise en passant par la démocratie athénienne. Démocratie de propriétaires de terres, d'esclaves et de différentes formes de capital. Elle n'est qu'une démocratie censitaire que le suffrage universel n'a pas entamée, mais seulement aménagée [1].

L'autoglorification de la démocratie occidentale ne doit pas cacher le fait que la démocratie représentative est une instance de consultation concédée à la classe des non-propriétaires[2]. La meilleure preuve tient dans le fait que la classe des propriétaires ne peut pas être contrainte par une politique publique. Elle a toujours le choix entre adhérer, rejeter ou laisser s'épuiser une telle politique : sa mobilité le lui permet. Dans la doxa, il n'est question que d'attirer le capital. Avec la globalisation, le capital financier surplombe les frontières nationales, se donne des paradis fiscaux et est défendu par les institutions internationales et les grandes puissances qui militent pour un climat des affaires et une jurisprudence qui lui convienne. Quant aux petits pays, ils se disputent pour l'accueillir à coups de compétitions fiscales et salariales.

La démocratie représentative, grâce à ses institutions inclusives, permet à la société des propriétaires d'intégrer celle des non-propriétaires et de mettre le bras armé de la société au service de son entreprise de conquête du monde. Dans les sociétés de classes, les institutions démocratiques sont des machines à fabriquer du consensus. Lorsque la domination du monde permet à de telles sociétés d'entretenir une armée de non-propriétaires, de les élever au-dessus de leurs semblables du reste du monde et de construire une hégémonie, elles peuvent se glorifier. Mais dès lors que leur domination du monde est ébranlée, elles se mettent à douter de leur libéralisme et de leur consensus : ceux-ci servent-ils vraiment leurs sociétés et par conséquent toute l'humanité ? L'unité de la société de classes se dégrade, un nouveau rapport de classes et un nouveau consensus doivent être reconstruits pour faire face à la dégradation de sa position mondiale. Elle doit pouvoir exporter, conquérir des marchés, se soumettre la demande des autres, car la société de classes tient sa pérennité de sa supériorité historique. C'est pour cela qu'il faut considérer les sociétés de classes dangereuses pour l'humanité [3]. Pour se prémunir des dérives de ces sociétés, des guerres qu'elles sèment et entretiennent, les sociétés émergentes doivent développer des contre-stratégies efficaces.

La démocratie villageoise et l'inégalité

La démocratie villageoise de propriété Melk, l'application de ses règles d'héritage, a été pervertie par le fonctionnement que lui ont imposé la propriété coloniale puis la propriété postcoloniale.

Dans son fonctionnement, la démocratie villageoise laissait le sort, au travers de la démographie, décider de l'évolution des rapports de force et de la répartition de ses ressources. La croissance démographique introduisait le développement inégal dans la société villageoise. L'inégalité que les règles de l'héritage avaient voulu proscrire ou contenir s'insinuait par la démographie. Toutes choses étant égales par ailleurs, cela faisait naître le dilemme de la force du nombre, du tout, et de la faiblesse de ses parties. Cantonnée par la propriété coloniale, ne pouvant s'élargir ou se diviser avec son croît démographique, ceux qui devenaient les plus forts en hommes devenaient les plus pauvres en terres. La force du groupe allait avec la faiblesse de l'individu et le cantonnement empêchant une dynamique du déversement, il en résultait des ruptures internes. Rappelons que la modestie des ressources montagnardes ne permettait pas une différenciation interne importante, que le village dont nous parlons relève d'un espace montagnard[4]. À l'époque précoloniale, sous l'effet du croît démographique, pour ne pas s'appauvrir il fallait s'approprier de nouvelles ressources, conquérir de nouvelles terres cultivables sur des parcours ou des forêts, ou migrer et coloniser de nouvelles terres. Nous étions alors dans un tout autre contexte de disponibilité des terres.

Avec la domination coloniale, des ressources privées firent leur apparition. Une nouvelle appropriation jusque-là inexistante devenait possible : la propriété privée de droit français. En même temps que la propriété collective se trouvait cantonnée par la puissance étatique, elle pouvait s'incorporer des terres à un titre privé. Certaines collectivités ont pu ainsi recouvrir leur patrimoine précolonial. D'autres ressources marchandes firent aussi leur apparition : salariat et activités commerciales. Ces nouvelles ressources accrurent le mécanisme du développement inégal et introduisirent la compétition individuelle, ce qui mit en branle le mouvement de dislocation des groupes villageois les plus fragiles. Certaines démocraties villageoises moins fragilisées surent par contre intégrer ces nouveaux facteurs de différenciation. Mais globalement les conjonctures coloniale et postcoloniale ne favoriseront pas le développement des démocraties villageoises, mais leur cantonnement ou leur dislocation. Avec l'indépendance politique, l'attraction exercée par les centres coloniaux, leurs terres et leurs infrastructures, déplaça nombre de populations qui relâchèrent leur emprise sur leurs terres collectives. Avant l'indépendance, alors que de rares populations avaient réussi à reconquérir leur propriété collective et à préserver le groupe social d'une complète dislocation, une part plus importante avait relâché son emprise et cédait au mouvement de dislocation pour partir à la conquête des lumières électriques, de l'eau courante et des infrastructures de santé et d'éducation qui n'étaient pas venues à elles. Elles avaient abandonné des infrastructures pour d'autres, les femmes n'ayant pas été les moins-disants.

Avec l'urbanisation massive, le développement des moyens mécaniques, l'apparition de fortunes privées d'un côté et la raréfaction des terres de l'autre, les populations se retournent vers leur propriété collective qu'elles ne savent cependant plus prendre. Elles comptent désormais sur une infrastructure dont elles ne disposent pas. Étant donnés 1. la mémoire défaillante de la propriété informelle et l'absence de coordination, conséquences de la dislocation du groupe, 2. l'inadaptation des nouveaux moyens de production aux anciennes infrastructures qui ne permettent pas d'accéder aux anciennes parcelles et de les exploiter, 3. l'inégale dotation en moyens de production chez les membres du groupe et ce qu'elle implique comme motivation de réappropriation, tout cela rend la réappropriation des terres par les nouvelles générations difficile et conflictuelle. Pour les plus riches qui disposent des ressources nécessaires à la nouvelle mise en valeur que permettent la motorisation et l'électrification, la réappropriation aspire à s'effectuer de manière privative, à rompre les anciennes infrastructures face à l'inertie des moins riches. La manière privée de se réapproprier les terres se heurtant aux anciennes infrastructures et au caractère informel de la propriété et à sa connaissance imparfaite est tentée par le recours aux coups de force.

Propriété melk et propriété privée

Pour pouvoir s'extraire de manière pacifique de la propriété collective, la propriété privée a besoin d'un nouveau système d'infrastructure et d'une nouvelle distribution des terres, car les anciennes voies d'accès ainsi que le parcellaire étaient adaptés à des outils plutôt qu'à des machines, des énergies humaines et animales plutôt que fossiles ou électriques.

Il faut donc de nouvelles voies d'accès, un nouveau parcellaire pour les nouveaux équipements. Sans faire abstraction de l'ancienne distribution des terres, les copropriétaires ne pourraient pas s'entendre sur les voies d'accès nécessaires à leurs parcelles : l'ancienne distribution n'avait pas prévu ni les nouvelles infrastructures ni les nouveaux équipements de l'exploitation. Parcelles et voies d'accès anciennes ne correspondent plus aux nouveaux moyens de production. L'oubli qui frappe la mémoire de la propriété informelle avec la disparition biologique des anciennes générations peut ainsi se révéler une bénédiction, si la malédiction n'est pas déjà dans le village.

Une propriété individuelle ne peut se suffire de l'ancien parcellaire melk. En l'absence d'une nouvelle infrastructure, d'une restructuration des parcelles, une prise en main outillée des terres n'est pas possible. Aussi face à une telle impasse, la tentation est grande des passages en force et des actions opportunistes. Dans le cas des villages abandonnés du fait d'avoir été des zones interdites au temps de la guerre de libération et qu'il faut repeupler, il faut revoir la distribution des terres de sorte que les voies d'accès obéissent à un plan d'urbanisation et d'équipement, distinguent les différentes zones de culture irriguée et de culture en sec. Chacun doit avoir un droit égal dans chaque zone, car tel était l'esprit de la distribution traditionnelle, telle est la condition de la concorde. En fait il faut rétablir un point de vue global, une certaine centralisation, remonter une assemblée du village qui puisse débattre, penser et faire appliquer des règles collectives. Les passages en force d'individus opportunistes et bien équipés ne peuvent qu'accroître les coûts de la nouvelle appropriation.

L'esprit arch, le lien et la redistribution

Dans le cas de la propriété arch, on n'héritait pas de la terre. Elle était redistribuée régulièrement avec le déplacement des terres cultivées et des terres de parcours. A chacun était attribué selon sa capacité de travail qui était alors faiblement différenciée. La distribution pouvait être dite égalitaire. Aujourd'hui avec le développement des fortunes privées, le groupe social ne peut pas désirer une distribution égalitaire, il défavoriserait la productivité et donc la croissance des ressources de la communauté. Cela serait faire preuve d'un égalitarisme misérabiliste. La terre à ceux qui la travaillent ne peut pas faire abstraction des capacités inégales d'exploitation. Après avoir confié la terre aux ouvriers agricoles qui ne pouvaient l'exploiter de leurs propres moyens, après que l'exploitation bureaucratique ait révélé ses limites, faut-il encore sauter par-dessus la propriété collective et la confier à des particuliers qui en ont les ressources ? Et alors dans quelles conditions ?

La solution retenue est celle de la concession étatique. Il faudra encore faire un pas en avant : ce n'est pas l'État qui doit concéder, mais la collectivité locale, afin qu'un intérêt particulier concret, marqué aujourd'hui par une inégale répartition du capital, puisse être pris dans un intérêt collectif concret.

Nous l'avons dit, la terre à ceux qui la travaillent ne peut faire abstraction des capacités inégales d'investissement. Un tel principe doit cependant préserver l'attachement de l'intérêt particulier à une communauté, plutôt que de le prendre à part. La société ne pouvant plus faire preuve d'égalité de conditions étant donné les nouvelles conditions de production à forte « composition organique de capital »[5] (K. Marx), les citoyens doivent accepter que l'esprit égalitaire ne se manifeste plus dans la dotation initiale, mais dans la dotation finale par le moyen d'une redistribution du revenu en mesure de financer l'existence de services publics disponibles pour tous. Non plus dans l'égalité de condition, mais dans la capacité et la liberté qu'a un individu de s'adonner à sa vocation, de choisir la vie qu'il veut mener. Les conditions de production étant à la hausse de la « composition organique du capital », tant qu'une telle tendance ne pourra être inversée pour qu'une dotation initiale plus égalitaire puisse voir le jour, la concentration du capital doit être un moyen et non une fin. La redistribution devient une manière de rendre la société différenciée à son indifférenciation d'origine, d'établir la responsabilité de la société quant à la capacité et la liberté de chacun de vivre la vie qu'il a choisie.

Cette intrication des intérêts personnels et collectifs est perceptible dans le rapport de l'histoire d'une collectivité. L'opinion dans les discussions de hammam et de café ne cesse pas d'en parler. Le discours public s'efforce de le contenir dans un rapport privé : alors que dans l'opinion le riche ne peut s'abstraire d'une histoire d'enrichissement, dans le discours public il s'abstrait d'une telle histoire locale pour s'enfoncer dans la généralité et l'anonymat afin de ne laisser voir que le résultat d'une réussite et non son processus[6]. Rétablir le lien du particulier au collectif, réinscrire l'histoire d'une réussite individuelle dans le cadre d'une histoire sociale, comparer les histoires de réussites est une façon de redonner à l'évaluation sociale, aux valeurs sociales la place naturelle qui leur revient dans la dynamique sociale.

Concessions et coûts d'agence

La concession étatique libère l'intérêt particulier de ses attaches sociales, elle favorise ainsi une différenciation sociale indifférente à l'égale condition d'origine. La relation propriété collective et exploitation privée est au contraire la façon première de réinscrire l'intérêt particulier dans un intérêt collectif, de permettre au travers du débat public leur claire articulation morale et économique.

L'émergence de l'individu est récente, son lien à la collectivité est distendu, mais non effacé, pourquoi le détruire au lieu de le valoriser ? Il faut se rendre compte que ce n'est qu'à partir de cette première articulation que l'intérêt particulier peut être imbriqué dans un intérêt collectif supérieur. Mal cadré, ignoré au départ, ce lien ne pourra pas être établi convenablement à une échelle supérieure ensuite. L'histoire de son rapport à la collectivité se perdrait en cours de route. Selon les termes de la théorie microéconomique de l'agence, où un « principal » recrute un « agent » pour lui confier une mission dans des conditions inégales d'information, la collectivité est mieux placée que l'État pour être le « principal », parce que la relation d'agence entre la collectivité et l'exploitant (l'agent réduit l'asymétrie d'information entre le principal et l'agent, donc les coûts d'agence, que la relation d'agence entre le fonctionnaire et l'exploitant suppose. Ce n'est donc pas à l'État que l'exploitant doit rendre compte d'abord, mais à la collectivité à laquelle l'exploitant doit rester attaché. Pour cela l'État devrait permettre à la collectivité de faire ce qu'il fait avec le capital étranger en matière de règles d'engagement pour conserver sa souveraineté. C'est aussi la condition de l'existence d'un sentiment communautaire, d'une solidarité du propriétaire et de l'exploitant, d'une redistribution équitable et du développement de la communauté.

L'exploitant face au fonctionnaire, ce sont des conditions d'information asymétriques, c'est un intérêt particulier face à des règles abstraites ou à d'autres intérêts particuliers, c'est un intérêt opportuniste dans un état d'information et de droit imparfaits. C'est un intérêt qui vise à accroître l'asymétrie d'information pour maximiser l'internalisation des gains et l'externalisation des coûts et accroître l'asymétrie de pouvoir. C'est un intérêt prédateur et pollueur. Il appartient à la société de savoir si elle veut préserver le lien du particulier au général, l'équilibrer, l'étoffer ou le rompre et dans quel but. La concession étatique de manière générale, plutôt que la concession par des intérêts précisément déterminés, c'est le terrain propice pour le développement d'un intérêt de classe, d'une classe de propriétaires que sont en voie de constituer des lobbies efficaces qui s'emploieront à déterminer la politique publique en faveur de leurs intérêts car face à une société démunie, non constituée en intérêts collectifs précisément déterminés en mesure de prendre part à la structuration d'ensemble des intérêts et de s'élever en contrepouvoirs pour se défendre si nécessaire. Constituer la collectivité en propriétaire, réintroduire la propriété collective dans la constitution de la propriété, c'est établir des intérêts collectifs en acteurs de leur structuration et en contrepouvoirs aux pouvoirs de nouveaux riches qui auraient tendance à s'émanciper de leur communauté et à imposer leur structuration.

L'esprit arch, la démocratie locale, le lien et le bien

Ce en quoi peut inspirer la propriété arch aux copropriétaires melk [informels villageois] aujourd'hui c'est que son principe de distribution centralisé et égalitaire de la terre est en mesure de résoudre les problèmes que posent le déploiement de nouvelles infrastructures villageoises et la restructuration de la propriété en général[7]. Il suffirait qu'elle s'attache non pas à une distribution égalitaire des moyens de production, mais à une redistribution équitable.

Le point de vue centralisé permet la révision des infrastructures au moindre coût. Il permet aussi de redistribuer, restructurer les terres compte tenu des règles d'héritage et des nouvelles conditions technologiques d'exploitation. Le principe égalitaire permet la correction du développement inégal que permettent les règles d'héritage et les capacités différentielles d'exploitation. Il permet aussi de prendre en compte la variation de la composition du groupe, les entrées et les sorties. Il n'exclut pas définitivement l'absentéiste, seulement le temps de son absence. Il accueille l'allié, le temps de sa présence. Il n'exclut pas la femme de la propriété, seulement de l'abusus, comme il exclut les hommes.

Il ne s'agit pas de propriété absolue, qu'un individu absentéiste ou non peut aliéner, ni d'un groupe qui peut exclure un de ses membres. Le lien a plus d'importance que le bien dans nos sociétés a-t-on répété souvent. Vous appartenez [à des groupes et] à la terre, plutôt que la terre ne vous appartient dit une sagesse africaine. Cette vérité qui me paraissait profonde, mais comme suspendue hier parce que sans conséquence, m'apparaît autrement aujourd'hui : la richesse des liens a toujours fait le bien, cette richesse des biens qui prend aujourd'hui une grande importance. Elle nous libère de nombreuses entraves et permet de nouveaux engagements.

Avec l'esprit arch qui vit au travers de la démocratie villageoise, nous éviterons trois problèmes : 1. celui de la lutte des clans qui est sous-tendu par l'instabilité que créait le développement inégal démographique hier, des fortunes aujourd'hui ; 2. celui de l'héritage qui implique les frères et exclut les sœurs en opposition à la loi formelle : le partage du lien précédant le partage du bien ; 3. les effets des nouvelles conditions de production à la forte « composition organique du capital » et qui justifient l'inégale dotation initiale en capital, étant corrigés par une certaine redistribution qui établit non pas une égale condition, mais une égale capacité et liberté de choisir la vie qui convient à chacun [Amartya Sen], qui permet à chacun de se consacrer à sa vocation [Max Weber]. Le collectif cesse d'être consanguin ou composé d'individus abstraits uniquement animés par leur strict intérêt personnel. Il devient responsable de la liberté de chacun [A. Sen, 2002] et chacun devient responsable de la liberté de tous.

Le maillon intermédiaire et l'alignement des intérêts

Ceux qui redoutent que la collectivité locale ne privilégie ses intérêts particuliers pour ignorer les intérêts de la collectivité nationale se méprennent. Ils laissent croire qu'un individu ou une collectivité pourraient se suffire. Or ce n'est pas l'autosuffisance, la fermeture sur soi qui conduit à la prospérité, mais la division du travail, la diversification des liens. Un agriculteur ne peut se contenter de produire pour sa propre consommation s'il veut bénéficier des services d'autres producteurs. Pour assurer son bien-être, la collectivité locale[8] doit s'impliquer et être partie prenante d'une division du travail aujourd'hui mondiale, pour ce faire elle ne peut sauter par-dessus le maillon national.

Par ses seules forces, elle ne pourrait s'élever à cette échelle et s'y insérer avantageusement. Pour s'insérer dans une division non primaire du travail, elle doit mobiliser d'autres ressources que les siennes pour espérer qu'une insertion mondiale lui permette de disposer d'une richesse supplémentaire de liens. La collectivité locale aura donc toujours besoin de la collectivité nationale pour se faire une place honorable dans le monde, car celle-ci n'allant pas sans celle que lui fera la collectivité nationale. C'est avec le maillon intermédiaire, la collectivité nationale, qu'il est possible de rendre compte, de l'articulation et de l'alignement de l'intérêt local et de l'intérêt mondial.

Il reste que la collectivité nationale, elle aussi, aura toujours besoin de la collectivité locale pour occuper une place honorable dans le monde. Car c'est à son niveau que s'enracinent les choix collectifs. C'est ce qui fait la différence entre les nations : les plus fortes parce qu'aux choix collectifs les plus fermes, imposent leurs choix aux plus faibles. Aussi c'est au niveau des collectivités que les réponses aux questions que produire, comment produire et répartir doivent convaincre et impliquer. La collectivité ne peut certainement pas y répondre seule étant elle-même prise dans une division du travail qui lui échappe et étant donné les ressources limitées dont elle dispose sur son environnement, son capital informationnel par exemple. Elle ne doit pas moins faire siennes des réponses et construire ainsi ses choix collectifs : que va-t-elle produire, que va-t-elle consommer et épargner, que va-t-elle investir et produire à nouveau. Pour ce faire elle aura besoin de la coopération d'autres collectivités pour raffermir ses liens, et de l'État à l'international pour que son insertion mondiale renforce ses liens.

De plus, qui mieux que les collectivités locales peut empêcher le capital financier de dissiper le capital naturel ? L'État soumis à l'épreuve des lobbies ? Quelle unité de compte peut comprendre l'activité de la multiplicité sociale pour composer l'intérêt collectif local puis celui national ? C'est avec le maillon intermédiaire, la collectivité locale, qu'il est possible de rendre compte, de l'articulation et de l'alignement de l'intérêt particulier et de l'intérêt national. Qui donc peut le mieux défendre l'intérêt des générations futures ? Le groupe attaché à un facteur de production immobile, à une terre, ou l'individu attaché à l'argent, un capital mobile délocalisable ? À mes yeux, c'est au travers du type de choix collectif qui est produit, que se fait la différence entre une gestion publique de la propriété et une gestion collective : le groupe se trouve en position de préserver et de valoriser la source de sa prospérité[9] dans un cas, de dissiper la propriété publique d'un capital non renouvelable pour la convertir en capital privé délocalisable dans un autre. Le groupe se trouve en situation de défendre sa liberté et celle de ses membres dans un cas et pas dans un autre.

Notes

[1] J'ai commis un texte sur la citoyenneté, où je soutenais que celle-ci pouvait se décliner de trois manières différentes : au travers de la propriété par laquelle on prend part à la décision d'investissement ; au travers de la consommation par laquelle on prend part à la décision d'épargne et de consommation et au travers de l'impôt par lequel on participe à la décision publique d'investissement. Voir sur le site de mon blog l'article « le militantisme, un acte citoyen ».

[2] Une telle concession peut-être cependant très différente d'une société à une autre, les rapports de classes au travers des différents leviers d'action des citoyens (propriété, demande et redistribution) pouvant être très différents.

[3] On rappellera à l'occasion les guerres mondiales dont leur compétition est la cause. Car, il ne faut pas l'oublier, c'est dans la guerre qu'elle justifie d'abord leur supériorité.

[4] Marc Côte distingue trois types d'espace montagnard. Je généralise à partir d'un type d'entre eux. Marc Côte rejette le déterminisme géographique et lui oppose le choix social qu'il n'explicite pas (il en rejette celui communément admis : le refoulement). À mon sens le choix social diffère dans la manière de s'approprier les ressources du milieu physique (propriété arch ou propriété Melk), sans sortir du cadre d'une indifférenciation sociale de classes que seuls les milieux physiques peuvent supporter. Ensuite les milieux physiques accueillent ce même choix de manière différente étant donné les ressources dont peuvent y disposer les populations (en particulier celles que détermine l'eau [excès ici, rareté là] et la pente qui distribue les terroirs). Voir Marc Côte, « Le fait montagnard. Petite mise au point ». L'arrière-plan de mon analyse est donc l'expérience d'un village de la façade maritime du Tell que l'armée coloniale a détruit et vidé de sa population en l'instituant zone interdite afin qu'il ne serve pas de ressource à la révolution. Il n'a pas été réoccupé à l'indépendance, ses descendants s'efforcent de le réinvestir à l'heure actuelle. Je me suis efforcé tout au long de ma réflexion autour de cette « ressource dormante » de chercher quel réveil pouvait lui offrir l'exemple d'autres villages.

[5] La composition organique du capital exprime le rapport du capital variable (non que donne Marx au travail comme facteur de production) et du capital constant dans le capital avancé par l'employeur, ce dernier prenant une place de plus en plus grande.

[6] Toute propriété (appropriation) à une histoire, pourquoi s'acharner à l'effacer ? Pour cultiver et exploiter l'amnésie.

[7] On retrouve ici la conclusion de Marc Côte dans l'article cité selon laquelle « L'État est un acteur important en territoire montagnard, les sociétés locales le sont tout autant. Une bonne gouvernance doit prendre en compte ces deux faits. » J'étends cette conclusion à la plaine. Car comme je l'ai relevé dans un article antérieur l'esprit melk n'est qu'une concrétion de l'esprit arch, incarné dans l'assemblée du village, établi en milieu arboricole et irrigué où l'appropriation individuelle est plus poussée.

[8] Il faut entendre collectivité dans le sens où des individus peuvent former un collectif et qu'une telle formation suppose un leadership.

[9] Du bien (capital naturel) et du lien social (capital social) à la source de la richesse de ses liens et de ses biens.