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Le temps des meuniers?

par Paris : Akram Belkaïd

Il fut un temps où malgré les pénuries, l'autorisa tion de sortie obligatoire pour pouvoir quitter le pays, le manque d'eau et la crainte de la Sécurité militaire (pour celles et ceux qui « activaient »), les Algériennes et les Algériens pouvaient brandir quelques rares motifs de fierté. Puérils, diront certains revenus de tout. Certes, mais il n'empêche? En présence de « frères » arabes, nous pouvions moquer le culte de la personnalité qui sévissait chez eux. Les énormes monuments et statues en l'honneur de Saddam Hussein, les portraits aux couleurs criardes de Hosni Moubarak ou d'Assad, père et fils, les chansons à la gloire de Kadhafi, les bains de mer de Habib Bourguiba retransmis à la télévision, la bibine à tous les carrefours de Zine el Abidine Ben Ali (de sa femme aussi avec en prime les panneaux rappelant la date bénie du 7 novembre) ou encore les mains tendues à ses sujets par le roi du Maroc sans même parler des monarques du Golfe et leurs foules de courtisans (à ce sujet, concernant l'Arabie saoudite on ne notera jamais assez la contradiction totale entre l'exigence iconoclaste du wahhabisme et l'omniprésence des portraits de leurs altesses quasi-célestes). Un florilège !

Chez nous, pas, ou peu, d'iconographie dévote. Je me souviens d'un kiosquier du centre-ville d'Alger qui décida un jour d'afficher la photo de Chadli Bendjedid, alors président. Les moqueries (« ouèche, tu cherches un logement ? »), les remarques ironiques (« et la photo de Boumediene, elle est où, hein ? ») et même les regards entendus le firent la retirer très vite. Je me souviens aussi de cet ami, embarqué par des policiers en civil à Chréa pour avoir crié « vive le président ! » alors que le dit président se promenait à proximité dans la neige. Explication très sérieuse des condés : « quelqu'un qui crie ça, ne peut que se moquer? ».

Aujourd'hui, les choses ont changé. Nous avons des représentants du peuple et des officiels qui chantent en permanence les louages du président Abdelaziz Bouteflika. Pourtant, la réalité est connue de tous. Tout le monde sait, eux les premiers, mais ils continuent d'afficher une flagornerie qui donne à penser qu'une partie de la société algérienne s'est peut être définitivement orientalisée, perdant peu à peu son substrat indocile et regimbant. Voici donc venu le temps des meuniers... Meunier tu dors? Que penser d'autre quand on observe les images tournant en boucle de ce cadeau sous forme de « remise » d'un cheval? à la photographie du président. Déjà, la campagne électorale pour le quatrième mandat avait été irréelle, un premier ministre s'exprimant dans des meetings, le portrait présidentiel à ses côtés?

Qu'est-ce qui peut bien passer par la tête d'un responsable qui clame haut et fort son attente enthousiaste, sa supplication même, pour un cinquième mandat ? Y croit-il vraiment ? L'a-t-on obligé ? Dans certains cas, on peut se dire que c'est possible. Que le pain est en jeu, qu'il s'agit de faire ce qui est exigé. Mais dans d'autres, on sent le débridage de l'asservissement, l'enthousiasme de la lèche, l'irrésistible dynamique de la reptation. Des Algériens ? Ça ? Des gens à qui, il y presque vingt ans, il fut dit de lever la tête ? Assimilant l'Algérie à une machinerie complexe, un ingénieur expert en asservissement dirait que le système manifeste des signes d'incohérence. Un peu comme lorsque de petites malfonctions ou des signaux intempestifs avertissent d'une grande panne à venir. Ici, c'est un boulon qui saute, là, c'est un écrou qui se desserre et disparaît. Mais la machine folle continue (encore) sa route.

On chante beaucoup en ce moment dans les stades d'Algérie. Des chants que la décence interdit ici de citer dans le détail. Disons que nombre de dirigeants, leur honneur et leur virile chasteté, en prennent pour leur grade et cela pour avoir, entre autres, n? le pays. On pourra dire que ce n'est pas nouveau. Que cela fait longtemps que nos stades sont le déversoir de toutes les colères et frustrations. Que cela ne saurait inquiéter les mis en cause qui ont pour la jeunesse un mépris absolu. Peut-être, mais il est intéressant de noter qu'une partie de cette même jeunesse fustige avec rage l'usage politique qui n'a cessé d'être fait de la 3achira, autrement dit la « décennie noire ». Si l'on doit faire des comparaisons, pour celles et ceux qui ont vécu cette époque, on peut dire que l'époque actuelle ressemble beaucoup à celle du milieu des années 1980. Un entre-deux, un calme factice avec des craquements entendus un peu partout, à commencer par les stades. Bien sûr, c'était un autre temps, un autre monde. Mais il y a tout de même une similitude endogène qui compte. Dans les deux cas, une jeunesse ayant connu une période de relative abondance (et de paix civile) commence à réaliser ce qui l'entoure et à s'impatienter.

Un gamin né en 1999 est aujourd'hui en âge de voter. La décennie noire, on lui en a beaucoup parlé mais la chose est lointaine pour lui. Vingt ans... C'est ce qui séparait les émeutes d'Octobre 1988 de la fin des années 1960. Les paroles sirupeuses des meuniers ne peuvent couvrir en permanence les chants de rage et de colère.