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Différenciation sociale et éducation

par Arezki Derguini

Il faut tout un village pour élever un enfant, vérité d'hier et d'aujourd'hui. Il reste que tous les enfants ne pourront plus s'en attacher le service, la pauvreté ayant gagné leurs rangs. Nous continuons à défendre l'idée d'une éducation égale pour tous, mais ce n'est plus que pour endormir ceux qui veulent y croire encore. La préférence pour le béton l'a emporté sur celle de l'éducation pour nantir les uns et priver les autres.

Il faut tout un village ?

Il faut tout un village pour élever un enfant, dit un proverbe africain. Une image qui tourne encore dans la mémoire des plus âgés d'entre nous. C'était alors une société où il n'y avait pas de problème d'autorité, les plus âgés étaient respectés, sinon craints. L'éducation, outre l'intervention réduite du cheikh ou imam de la mosquée avec sa fallaqa, quand le village en avait un, était le fait de tous les adultes. Un enfant n'irait pas se plaindre à ses parents de la correction que lui aurait infligée un adulte : il ne pourrait jouer les uns contre l'autre, tout finissant par se savoir par tout le monde dans le village. Et s'il se croyait injustement traité, il en parlerait à un autre adulte que son père, peut-être le frère de son père ou son grand frère, qui aurait le temps de se rendre compte de ce qui tourmentait l'enfant. Bien que protégé des frictions des clans, il pouvait être pris incidemment dans leur engrenage. Dans le village, une société faiblement différenciée, l'éducation était donc l'affaire de tous les adultes, très peu du père et de la mère, du plus âgé sur le moins âgé, une sorte de formation sur le tas, autrement cohérente que celle d'aujourd'hui, l'expérience collective faisant loi. « Celui qui te dépasse d'une nuit, dit un proverbe que j'entendais souvent et n'entends plus beaucoup, te dépasse d'une ruse ». Il semble que les nouvelles ruses soient plus nombreuses que les anciennes.

Dans ce texte, je vais prendre le parti de soutenir que la famille nucléaire ne sera jamais seule responsable de l'éducation de ses enfants, quand il en sera autrement, le mal sera fait : on dira des enfants pauvres. Aussi pourra-t-on qualifier d'injuste la société qui abandonne l'éducation de ses enfants à ses seuls parents.

Avec le développement de la division du travail, l'éducation devient une affaire de spécialistes. Pour élever un enfant, il faut toujours un village, mais un « village » de spécialistes et d'auxiliaires, toute une coopération sociale. Si une telle extension est animée par un esprit marchand mercantile : travailler pour autrui pour mieux travailler pour soi, en tant qu'individu et non en tant que groupe, se mettra en place une fabrique de riches et de pauvres[1]. L'enjeu devenant : servir autrui pour être mieux servi. Il pourra alors se dessiner une hiérarchie où beaucoup auront peu de personnes à leur service (peu de travail direct et indirect pour leur entretien) pendant que d'autres en auront beaucoup ; beaucoup travailleront pour peu de personnes et peu d'argent, d'autres entreprendront pour beaucoup de personnes et beaucoup d'argent. Avec cette division du travail apparaîtra alors une différenciation sociale, de nouvelles interdépendances dont les ruptures de symétrie feront des riches et des pauvres avec des pouvoirs différents de commander au travail[2]. À certains enfants le service d'une armée de professionnels et d'auxiliaires, aux autres celui des seuls parents et de villages ou quartiers fantômes. Dans la société de classes, les plus riches ont d'abord commandé à une armée de serfs et de domestiques, avant que le marché du bourg ne remplace la « maison»[3] pour qu'ils puissent commander à une armée bien plus nombreuse de marchands et d'employés, professionnels et auxiliaires.

Les plus riches, ceux dont l'activité peut « entretenir » les autres activités dans leur majorité, auront les quartiers les mieux dotés en équipements et en personnel. Ils pourront surenchérir si nécessaire et se fabriquer des mondes à part. Les plus pauvres se retrouveront dans des cités dortoirs, avec des équipements publics débordés par le nombre et des parents qui n'ayant plus le concours de leurs égaux n'auront plus la main sur leurs enfants. C'est cette propension du « chacun pour soi » et la course à la « maison » la plus grande et aux « domestiques » les plus nombreux, qui fabriquent des « riches » et des pauvres. C'est lorsque la « formation sur le tas » s'appauvrit, que le travail n'est plus savoir et expérience, que le savoir-faire se scinde en savoir que s'approprient les riches et en faire qui se vide de son âme, c'est alors que nous entrons dans la société de classes. Bien avant le capitalisme, comme le théorise Adam Smith avec sa théorie de la valeur du travail commandé. Si la société avait veillé à accorder une éducation de qualité à chacun, à protéger et à améliorer le savoir-faire de chacun ; si la maxime villageoise des Mousquetaires d'Alexandre Dumas « un pour tous et tous pour un » avait été la règle, la division du travail aurait transformé le village de paysans en agglomération de villages de spécialistes où chacun aurait pu bénéficier du service de la plupart de ces « villages » et où les privilèges n'auraient pu être que temporaires, leur existence n'ayant pas d'autre raison que celle de « ruisseler » des premiers vers les autres, pour rester au service de tous.

Mais nous avons préféré nous défaire de nos villages et autres collectifs, ces unités de notre esprit égalitaire, ne pas les laisser s'adapter, transmettre leur esprit, pour nous laisser composer par les infrastructures coloniales en entités indicibles. Car que dire de nos villes, de nos réseaux ; de nos stocks et de nos flux ? Comment nous inscrivent-ils dans le monde ? Il faut admettre que jusqu'ici, et contrairement aux apparences, l'Etat en Afrique s'est retourné contre les Africains, il a tourné leur libération en servitude. De quoi sommes-nous en effet riches collectivement ? On a fait prendre aux hydrocarbures et autres matières premières toute la place pour qu'ils abandonnent ensuite le grand nombre à la merci de ceux qu'ils ont enrichis ?

Différenciation sociale et indifférenciation du système d'enseignement

Nous avons confondu une éducation de qualité pour tous et une égale éducation publique pour tous. Nous avons persévéré dans une indifférenciation du système d'enseignement pour l'empêcher de progresser[4] et laisser filer la différenciation sociale. Les pouvoirs ont longtemps voulu cacher cette réalité de la différenciation sociale qui condamnait les pauvres et sauvait les riches, parce qu'ils ne pouvaient plus contenir une demande sociale avec laquelle elles étaient mal parties. L'indépendance politique a créé un immense espoir et les pouvoirs n'ont pas appris à faire avec cette demande sociale. Nous avons échoué à la transformer en épargne et investissement ; nous l'avons formatée consommation et sous sa pression, nous l'avons laissée se fragmenter. Les récriminations continuelles contre les cours particuliers ne servent qu'à désarmer, endormir les pauvres : « ne vous inquiétez pas, on ne vous a pas oublié ». Le cours des choses est à une différenciation sociale inconsciente d'elle-même (riches de quoi ?) qui se traduit par une fragmentation sociale parce que nous n'avons pas pris soin des divisions du travail et différenciation sociales. Nous n'avons pas pris soin de ce qui nous était le plus cher, de ce que nous cultivons depuis longtemps[5]. Nous n'avons pas su construire les marchés de l'éducation, les offres et les demandes, qui pouvaient préserver notre esprit égalitaire.

La dictature, soumission de l'autorité politique à l'autorité militaire, substitution de l'autoritarisme à l'autorité, a permis aux pouvoirs de ne pas faire ce qu'ils disent, de nous servir pour mieux nous asservir. Avec notre consentement pour les disculper, nous avons échangé consommation contre indépendance.

L'étatisation de l'éducation a déchargé la société de l'effort et de l'épargne, de l'investissement et de l'implication citoyenne[6]. Elle a conduit à la séparation et au divorce de l'emploi et de la formation. Elle a fait des individus des employés, elle a livré la formation aux riches, sans tenir sa promesse : elle n'a pas accru la productivité sociale du travail. Ce divorce est une production historique. Je me suis rendu compte tardivement que ma mère analphabète parlait mieux que moi d'expérience. « Parler d'expérience », combien comprendront cette expression autrement que comme parler de mauvais tours ? Avec le passage du village à la ville, de la collectivité locale souveraine à la société inconsciente d'elle-même, les individus en mesure de s'occuper de l'éducation de leurs enfants, de se protéger de l'appauvrissement de la société, ne peuvent qu'essayer de (re)constituer ce village nécessaire à l'éducation de leurs enfants. La majorité par contre, ne pourra ni suivre ses enfants, comme peuvent le faire des enseignants de métier, ni acheter les services de ce village de spécialistes et d'auxiliaires comme peuvent le faire ces citadins aisés des villes bien dotées.

De crainte de laisser apparaître cette réalité de la différenciation sociale, on empêche le système d'enseignement national de se différencier et on préfère externaliser sa différenciation : ceux qui le peuvent envoient leurs enfants achever et valoriser leur formation à l'étranger. Aux autres qui veulent prendre soin de l'éducation de leurs enfants, qui ne peuvent pas s'expatrier ou n'y songent pas, on entretient leur espoir pour mieux venir à bout de leurs ambitions. Ainsi ces classes préparatoires et autres institutions d'excellence, véritables chambres à gaz. Car il faut entretenir la croyance dans le système coûte que coûte.

La majorité des enfants sera donc livrée à la rue, cette rue qui n'est plus un village, mais un regroupement d'étrangers les uns aux autres, aux autorités obscures, dont il faudra se méfier plutôt que se confier. Oui, l'enfant appartient à sa génération avant d'appartenir à ses parents. Dans le village, les générations se frottaient l'une à l'autre avec des autorités reconnues. Dans la nouvelle agglomération, on se frotte au sein d'une génération, entre générations, mais sans la protection d'une autorité arbitre et bienveillante. Chacun s'efforcera de construire ses villages, mais peu y parviendront. Aux uns des institutions performantes, aux autres des institutions défaillantes.

Société égalitaire et préférence pour l'éducation

Avec la division du travail, les coûts de l'éducation s'élèvent, puisqu'au travail intéressé, mais gratuit des adultes du village et de son cheikh peu coûteux se substitue celui d'un « village de spécialistes » qui vivent de leur emploi. Je soutiendrai la thèse suivante : selon que le pouvoir d'achat et la place de l'éducation dans les préférences des individus croitront plus vite que les coûts directs et indirects de l'éducation, nous aurons une société relativement égalitaire et prospère, et inversement.

La préférence pour l'éducation ne caractérisait pas le village peu différencié de nos ancêtres, l'expérience ne multipliait pas encore ses spécialistes. Dans l'Algérie postcoloniale, des préférences émergentes, c'est la préférence pour le béton qui va prendre le dessus sur celle de l'éducation. Subjuguée par la modernité, la majorité des femmes et des hommes n'aura pas d'autre souci que de quitter gourbis et villages pour partir à l'assaut des centres coloniaux et de leurs infrastructures afin de prendre leur part des réseaux de la modernité, s'installer dans ces demeures où tout vient, eau courante et électricité, à un individu jusqu'à un air de liberté qu'il respire, parfois jusqu'à l'enivrement, et qui lui fait oublier l'air contraint du village des anciens. Le pouvoir d'achat social distribué sans équivalent travail, comme tout ce que nous obtenons sans peine et nous agrandit, crée ce sentiment de puissance et de liberté. Nous commandons au travail étranger qui commande à nos ressources naturelles, mais pas à nos corps, à notre temps et à nos forces de travail. Le prix à payer pour notre confort est la dissipation de notre capital naturel, l'amputation du droit de générations futures qui ne peuvent se défendre. Un coût peu sensible, lointain, que la manne de Dieu peut encore éloigner de nous, que l'amoralité peut nous faire oublier. Or cette préférence pour le béton, qui permettra aux individus d'occuper l'espace social, de s'y distinguer et aux pouvoirs de décliner leurs réalisations, est précisément ce qui va amener les besoins sociaux, les coûts de l'éducation à croître plus vite que notre pouvoir sur le travail, au contraire de la préférence pour l'éducation qui l'aurait soutenu. Cette préférence jusque dans l'éducation va nous faire prendre le corps pour la substance et nous conduira a dissipé les ressources au lieu d'améliorer leur production.

La préférence pour l'éducation qui si elle avait pu être diffusée pour être également distribuée aurait permis de préserver une relative égalité de condition sociale. La richesse aurait alors été celle d'un savoir-faire et subsidiairement de quelque propriété immobilière. Plutôt que de nos anciennes agglomérations à partir desquelles nous aurions pu épargner et investir dans la formation et la construction, un peu comme nos émigrés qui rentraient avec un capital pour vivre avec leur famille et travailler dans leur pays, nous avons finalement préféré comme eux qui ont pris famille et bagages, abandonner le pays aux bétonneurs. Parce que nous n'avons pas construit nos préférences collectives et autres agrégations, nous sommes pris dans des marchés, asservis aux importations, que l'on accuse de défaillance plutôt que nous-mêmes.

L'horizon bureaucratique de la préférence minoritaire pour l'éducation

Lors de la colonisation, l'investissement dans l'éducation pour une minorité de la société indigène avait un lien particulier avec la bureaucratie. Son objectif, une place subordonnée dans l'administration coloniale ou marginale dans la société civile libérale. Le colonialisme a réservé l'éducation à une minorité d'indigènes pour mieux la subjuguer, la fixer dans les étages subalternes de son administration et tenir la population autochtone. J'ai déjà signalé que l'histoire fait privilégier chez certaines sociétés l'État au marché ou inversement. La société française ayant comme joué la monarchie contre la féodalité, la République jacobine contre la bourgeoisie, nous héritons du colonialisme français la domination de l'Etat sur le marché. D'où la généalogie de marchés que nous n'avons pas choisis : marché colonial, puis marché étatique et enfin monopoles privés de fait. À la fabrication de nouvelles autorités, nous avons préféré l'autoritarisme, choisi l'ordre contre le désordre pour simplifier la tâche. Le marché de l'éducation aura d'abord été étatique, il a formé des fonctionnaires de l'administration économique, sociale et culturelle. La société ne pourra pas investir dans les différents arts et métiers. Avec l'échec de l'industrialisation - qu'on ne peut pas dissocier des préférences héritées de la société pour la bureaucratie -, la minorité qui avait investi dans l'éducation n'aura pas d'autre choix que l'exil pour valoriser son investissement. Le marché de l'éducation essentiellement étatique s'étant essoufflé avec la saturation de la demande publique de travail. L'étatisation du marché de l'éducation (offre et demande publiques) n'a donc pas permis à une préférence pour l'éducation, parce que bureaucratique, de gagner la société. « À quoi cela sert-il d'étudier ?», demandent les étudiants que l'on voudrait astreindre à l'étude. « Pour concourir à l'emploi public qui se raréfie », répondent en contrepoint les initiés qui savent composer.

Différenciation sociale et crise de l'autorité

À ces deux facteurs - pouvoir d'un travail d'obtenir du travail d'autrui et préférence marquée pour l'éducation -, il faut signaler un facteur crucial non économique sous-jacent. Tous les adultes étaient en mesure de participer à l'éducation d'un enfant, parce que tous à ses yeux disposaient d'une certaine autorité, d'une certaine confiance. L'autorité est la clé de voûte des processus d'imitation qui sont à la base de l'éducation primaire. Nous avons besoin de faire confiance, de croire celui qui nous instruit, pour apprendre. Avant que nous puissions expérimenter par nous-mêmes, nous avons besoin de nous fier à l'expérience d'autrui, de nous l'incorporer. Il s'agit de se réapproprier l'expérience collective de la génération précédente et de prendre part à l'expérience de sa propre génération. Sans accès à la mémoire des générations précédentes on s'expose à une amnésie. Si ceux-là ont notre confiance, nous n'interrogerons pas chaque énoncé qu'ils émettront. Si nous ne leur faisons pas confiance, nous réinventerons la roue. L'autorité est précisément ce qui permet de commander sans user ni de persuasion ni de coercition [7]. Sans autorité, l'éducation n'est pas socialisation, mais fabrique de « sauvageons ».

Ainsi, autorité sans quoi il n'y a pas de transmission de savoir, puis préférence pour l'éducation sans quoi il n'y a pas culture de ce savoir et enfin investissement et fructification du savoir sans quoi la culture s'étiole : voilà l'enchaînement vertueux qui est au cœur d'une société égalitaire et prospère.

La fabrique de nos préférences

Revenons maintenant à la question des préférences et à la place de l'éducation dans ses préférences. Pour que les préférences évoluent, qu'émerge et se consolide celle de l'éducation, il faut que la société ayant investi dans une telle préférence puisse être confortée puis imitée, de sorte qu'une telle préférence devenue contagieuse s'étende au reste de la société. Il faut que la société constate qu'investir prioritairement dans l'éducation des enfants est plus sécurisant qu'investir prioritairement dans le béton. La préférence pour le béton fabrique des propriétaires, celle pour l'éducation des producteurs.

Si l'on se contente de se référer à des préférences individuelles incomparables[8], sans compter sur une politique qui accompagnerait la formation et l'effectivité d'un choix social, il faudra attendre qu'elles émergent d'une expérience collective tâtonnante, à laquelle on pourra accorder ou pas une certaine confiance. Par exemple que l'on puisse constater qu'un immeuble construit pour les enfants ne les trouve pas plus riches que des enfants instruits en mesure de choisir leur travail. Quoi qu'il en soit, les préférences bien que d'inspiration et d'expression individuelles, choisies ou subies, deviennent collectives par la force de l'imitation et de la concurrence. Les individus suivent le chemin qui réussit ? jusqu'à l'encombrement. Pour choisir réellement, discriminer donc, il faut expérimenter. Autrement les préférences sont empruntées ou contraintes. Si l'on s'interdit donc de se référer à une expérimentation collective, si on prend les préférences comme des données individuelles en considérant que leur agrégation sociale n'est ni possible ni souhaitable, ou que cela nous importe peu, on abandonne en vérité la fabrique de nos préférences à des instances auxquelles nous obéissons, en connaissance de cause ou pas. À la différence des sociétés anglo-saxonnes, à la suite de la société française, nous n'accordons pas au marché la confiance que lui accorde la science économique standard. Pour avoir une autre expérience du marché, il nous faut d'abord reconnaître celle dont nous héritons.

Ainsi l'économie standard qui a émergé au sein de la société de classes ne pouvait confier la fabrication des préférences qu'à la société qui épargne et investit et non à toute la société dont la majorité consomme, mais n'épargne pas, et que l'économie politique a longtemps livré au salaire de subsistance (Ricardo, Malthus) avant que la consommation, depuis Keynes particulièrement, ne devienne un moteur de la croissance. Les producteurs fabriquent aux consommateurs leurs préférences collectives sur lesquelles ces derniers n'ont pas de pouvoir du fait de leur « défaillance » en matière d'épargne et d'investissement. N'est-ce pas ce que signifie cette vieille loi de Say, selon laquelle l'offre crée la demande ? Et à laquelle vient en renfort Keynes en préconisant une « politique de (soutien à) la demande » ? N'est-ce pas perpétuer les statuts de consommateurs et de producteurs de la société de classes plutôt que de revoir les capacités collectives d'engagement, d'épargne et d'investissement ?

Je soutiendrai régulièrement que la démocratie a été amputée de la démocratie économique par la division de classes de la société en propriétaires et non-propriétaires, en producteurs innovateurs et consommateurs mimétiques. La démocratie politique a tempéré la dictature économique des propriétaires dans les anciennes puissances industrielles, leurs conquêtes extérieures permettant aux propriétaires de soudoyer leurs armées de travailleurs. Elle ne pourra pas le faire dans la plupart des pays émergents, la classe des propriétaires étant incapables de former des armées de travailleurs et de les soudoyer. Elle ne peut plus le faire dans les anciennes puissances industrielles. Le plus bel exemple que nous offre l'histoire de l'impasse où se trouve aujourd'hui la démocratie politique est celui de l'Afrique du Sud, où celle-ci a hérité de l'apartheid une propriété de race et de classe blanche. La fin de l'hégémonie blanche n'a pas accouché d'un nouveau leadership, le divorce entre démocratie et démocratie politique est consacré par cette propriété de classe et de race. Ailleurs la propriété est d'une classe, la décision d'investissement son attribut. Aussi la crise actuelle de la démocratie aujourd'hui interpelle le monde entier sur la signification d'une démocratie politique qui ne serait pas une démocratie économique ? De plus, j'essaierai de défendre qu'au-delà du socialisme et de son radicalisme en matière de propriété privée et de marché, il faille sortir des oppositions binaires entre propriété privée et propriété publique, État et marché pour équilibrer normes sociales, réglementation et marché.

Ceci étant, si l'on suppose au contraire que les préférences individuelles se fabriquent en même temps que les préférences collectives, qu'elles se différencient et se modifient toutes deux avec le temps et l'expérience, on peut avoir des normes sociales, des politiques économiques et des incitations marchandes pour faire prévaloir des comportements libres et responsables et construire des institutions inclusives et performantes. On peut ainsi redonner à la démocratie sa valeur, à la société son pouvoir sur l'économie.

Dans notre cas l'éducation comme affaire étatique a conduit la société à abandonner cette charge à l'État, à l'exception de la société qui ne pouvait se satisfaire d'une telle éducation. En faisant de l'éducation une affaire étatique, on a coupé la société des champs d'application de l'éducation et la formation. L'état des métiers et de la formation professionnelle témoignent de ce divorce social entre formation et emploi, travail et éducation. Le rapport social entre investissement éducatif et production a été rompu. Et le marché étatique a ajusté une offre publique et une demande publique de formation et a écrasé les autres marchés avec ses monopoles et une guerre des prix. La préférence pour le béton ne tombe pas du ciel, la compétition sociale lui a fait place. « Tout le monde veut être un promoteur immobilier », me disait un forestier ami.

Pour qu'une préférence pour l'éducation puisse l'emporter sur celle du béton, qui situe tout de suite la réussite de manière ostentatoire dans l'espace social, il faudrait un marché de l'éducation autrement construit, avec une « coopétition » permettant l'émergence d'autorités réelles, une grande implication citoyenne rendue possible par un système de valeurs, de prix et d'incitations cohérent et avenant[9]. L'éducation apparaîtrait alors comme le passage obligé vers une division du travail plus large et plus profonde où la « coopétition » sociale pourrait s'exprimer et chaque enfant bénéficier des services d'un « village » de spécialistes et d'auxiliaires.

Notes :

[1] Adam Smith concédait qu'une telle recherche de pouvoir personnel finissait par accroître la puissance collective à travers le développement de l'industrie nationale. Dans le cadre de la globalisation et de l'automatisation continue de l'activité, une telle relation semble être rompue, les riches s'enrichissent et les pauvres s'appauvrissent. Nous avons une autre représentation avec Max Weber et son éthique du capitalisme.

[2] Pour Adam Smith, la richesse a toujours été d'hommes. Il ne comprenait pas seulement que certains riches puissent continuer à préférer s'entourer de domestiques plutôt que de professionnels.

[3] C'est en effet de la « maison » du seigneur et de « ses hommes » (Georges Duby) que vont sortir les marchands et artisans pour servir plusieurs maîtres (le seigneur, le marché et le roi) et peupler les bourgs.

[4] C'est la thèse que j'ai soutenue dans un article du CREAD : vers quelle cohérence et quelle différenciation du système de l'enseignement supérieur ? Les cahiers du CREAD, Volume 22, Numéro 77/2006, Pages 53-78. https://www.asjp.cerist.dz/en/article/9537

[5] Notre richesse ordinaire, notre esprit d'indépendance, a fini par nous paraître naturelle. Ce n'est qu'une fois perdue que nous nous rendons compte de la richesse sur laquelle nous étions endormis.

[6] L'étatisation de la protection sociale a déchargé la société de la solidarité sociale. La société chinoise n'a pas dispensé les individus de ces deux efforts d'épargne sociale. Le travailleur épargne pour l'éducation de ses enfants et sa retraite. Il est autrement citoyen que le travailleur chargé d'une consommation dirigée.

[7] Annah Arendt, in La Crise de la culture. Qu'est-ce que l'autorité : « Puisque l'autorité requiert toujours l'obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l'autorité exclut l'usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué. L'autorité, d'autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Là où on a recours à des arguments, l'autorité est laissée de côté. »

[8] Pour les économistes qui connaissent le statut des préférences en microéconomie (individuelles et incomparables) et ont à l'esprit la théorie du choix social, le théorème d'impossibilité d'Arrow, je renvoie à l'approche d'Amartya Sen et à son article « La possibilité du choix collectif ».

[9] Les sociétés protestantes qui n'ont pas fait dans l'investissement des hiérarchies étatiques ont mieux établi cette connexion entre les deux marchés de l'emploi et de la formation. Ce n'est pas un hasard si la réforme de l'enseignement supérieur (LMD) est d'inspiration anglo-saxonne.