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«Ziara» politique, rokia et remèdes à la carte

par Saïd Mouas

Il n'y a pas très longtemps, un ancien wali d'une wilaya côtière de l'ouest du pays, admis à la retraite, conseillait à son secrétaire général, élevé au rang de wali, d'aller, avant toute chose, rendre visite au saint patron du coin, histoire d'obtenir sa bénédiction.

On ne sait pas si l'heureux promu a appliqué la consigne formulée, tenez vous bien, au cours de la cérémonie d'adieu devant une assistance mi étonnée mi amusée par une telle suggestion. Mais il était de notoriété que le " conseilleur " en question, lui, s'affichait assidument avec les chefs des confréries de sa circonscription. Rompu aux arcanes des Zaouias du Sud, notre vaillant et truculent commis de l'état trouva sur les terres de la M'léta une ambiance propice à ses lubies. Il quitta la province laissant derrière lui, outre un P/ Apw inconsolable, un passif à donner la migraine. Bref, faut t-il voir en ce penchant mystique une forme de ? mystification qui consiste à se prévaloir de vertus( ? ) maraboutiques pour mieux leurrer son monde ou simplement une sorte d'obligeance de nature politique sachant l'aura dont bénéficient auprès des décideurs les " Cheikhs de Zaouias ", considérés du reste comme les dépositaires de la tradition divine ? En ces temps d'incertitudes et de désillusions nombreux sont ceux ou celles qui s'éloignent du dogme pour se refugier dans des pratiques ésotériques perçues comme une alternative à leurs angoisses. Certes, les sectes, chez nous, n'ont pas pris l'ampleur que l'on connait ailleurs mais elles évoluent insidieusement sous d'autres formes. Du bouc de Relizane au lait miraculeux à la Roquia en passant par les herboristes, phytothérapeutes, guérisseurs auto proclamés, ''chouaffate'' et psychologues attitrés ; jamais la demande en soins palliatifs, avec tout ce que renferme ce vocable comme connotations péjoratives, n'a été aussi forte. Dans l'univers de l'incantation et du surnaturel, où se mêlent croyances religieuses et rites ancestraux, se croisent perpétuellement des destins effilochés par les coups du destin, en proie aux questionnements existentiels et prêts à s'accrocher à n'importe bouée de sauvetage à portée de main. Un corps miné par la maladie ou une position politique à sauvegarder, chacun s'emploie à défendre par tous les moyens sa santé et? son salut.

Elus et hauts fonctionnaires ne dédaignent pas alors à solliciter les services de gourous qu'ils soient en costume - cravate ou en turbans et burnous blancs quand Djamel Ould Abbès, lui, pour sa part, nous donne rendez vous à la fête de ses 100 ans en 2034. Sans la permission du bon Dieu. Mais peut être compte t-il éventuellement sur l'aide d'un taleb encarté pour lui préparer des élixirs de jouvence ? Reste cependant à savoir si le F.L.N. survivra à son grand moudjahid devant l'éternel. Qui vivra, verra.

Il est admis que la poussée de phénomènes mystiques et le recours aux pratiques occultes s'accentuent en période de crise. Nous le constatons dans nos villes et campagnes. Un détour du côté des adeptes de s'impose mais avant cela gardons nous de tout sarcasme, moquerie ou offense car c'est le respect de la douleur qui fonde notre humanité. Des femmes embrassant des étoffes, des pèlerins bravant les distances. L'espoir, cet ami de la souffrance, devient une quête éperdue lorsque la lumière disparait et que le chant ne résonne plus. Dans le froid ou la chaleur, des fervents de la foi, des cadres, des médecins, des étudiants, des intellectuels formés à la critique cartésienne s'en remettant aux pouvoirs mystiques du guérisseur ... Aucune catégorie sociale n'est épargnée par ce phénomène et son pendant, la "baraka". Un phénomène qui n'est pas propre à l'Algérie. Partout, dans le monde, il existe des lieux de culte et de pèlerinage. Durant la colonisation, une multitude de zaouias, particulièrement au niveau de la campagne, s'est occupée, parfois avec le soutien des Français, à encadrer l'activité religieuse et culturelle. Il n'y a pas aujourd'hui un village, une contrée ou un lieu-dit qui ne se rattache pas à un saint, patron éponyme d'une zaouïa installée à proximité. Marabout,'' wali salih'', guérisseur ou thaumaturge mort ou vivant, réel ou mythique, ils continuent d'entretenir une dévotion à la limite du culte.

Ce n'est là ni une affaire de religion, ni une pratique rétrograde, ni même païenne. C'est, pour l'œil attentif et indulgent de celui qui peut comprendre sans condamner, l'expression d'une détresse, d'un désarroi d'êtres agités par les incertitudes et la crainte et qui veulent s'accrocher à un bout de branche. Déjà, au 18ième siècle, certaines confréries formaient des adeptes militaires, les soldats de la foi. Si elle était suffisamment puissante, la zaouïa devenait une confrérie, comme par exemple la Tidjania (Sid-Ahmed Tidjani originaire de Aïn Mahdi dont la première zaouïa fut fondée en I789).

Le territoire du nord du pays est jalonné de sanctuaires et de marabouts reconnus par leur communauté immédiate: Sidi Abderrahmane, Sidi Maâmar, Sidi Brahim El-Ghobrini, Sidi ElDjillali, Sidi Maârouf; Sidi Amar Ech-Chérif, Sidi Ali Boutlélis...etc. Entre Cherchel et Ténés, le paysage offre une myriade de Goubbas dédiées aux saints de la région. Rien que dans la vallée de Chlef, aux Attafs, 40 walis seraient enterrés dans la montagne. Tous se caractérisent par une "hikma", une sorte de pouvoir légitimé par la seule réputation léguée par les ancêtres et assimilée par la pratique culturelle. Souvent perpétué par la descendance, ce pouvoir de guérir ou d'exorciser le démon est mêlé à une forme de mercantilisme qui ne rebute pas les adeptes du mysticisme, enclins dans leur quête du bonheur à exploiter tous les moyens, quitte à se faire flouer par des charlatans.

Il n'est pas rare, dans les localités reculées, de rencontrer des guérisseurs qui sont à la fois médecins, voyants, herboristes, exorcistes... Ils lisent dans la semoule, les cartes ou les pièces d'argent. Ils tiennent leur "art" de leurs aïeux qui le leur ont transmis de génération en génération. La "baraka tâaejdoud", comme le souligne ce jeune guérisseur du terroir pour qui le surnaturel, les symboles et les signes ("el-fel" ou présage) procèdent d'un langage secret appris au contact des dépositaires de la "hikma". C'est la mère qui vient pour "enlever" le mauvais œil qui frappe sa fille, belle et malchanceuse. C'est le commerçant dont les affaires déclinent. C'est encore le cadre d'une administration qui stagne malgré ses diplômes ou le ministre en poste et le député à la recherche d'une promotion... Tous espèrent vaincre le signe indien. Le recours au ''taleb'' ou à la "chouaffa" vise un peu à forcer le destin, tout en se remettant à la grâce divine, une façon de se donner bonne conscience vis-à-vis des préceptes de la religion. Le scénario de la visite au sanctuaire du saint homme est immuable: le problème une fois exposé, le cheikh acquiesce de la tête pour signifier qu'il a compris. La plaignante -ce sont généralement des femmes- livre son secret et chuchote à l'oreille les noms des proches pour permettre au taleb de rédiger son "h'djab" et d'indiquer la voie à suivre : "?trempe-le dans du lait et fais-le boire à jeûne...". La prescription et le breuvage changent selon la gravité du mal, mais l'efficacité du remède dépend toujours de la volonté divine et de la sincérité du malade, selon les paroles du ''taleb'' qui ne veut pas paraître en contradiction avec les principes de la foi islamique. Se référer constamment à la grâce de Dieu reste une manière pour le croyant d'affirmer sa fragilité par rapport à l'Omnipotence du Créateur. Un soutien moral, un geste de secours mais pas vraiment du "cherk". C'est du moins la perception qu'a l'exorciste de sa pratique.

Les serviteurs du «m'rabet» (le marabout) brandissent l'étendard à la hampe cuivrée symbolisant de la confrérie qui se déclare œuvrer pour le bien de la communauté. L'évolution des mœurs n'a pas empêché les adeptes du paranormal ou tout simplement les déçus du rationalisme de recourir aux services des "cheikhs", parfois en catimini sans l'accord des parents. Les rites du marabout dans beaucoup de contrées sont demeurés intacts et il n'y a qu'à assister aux jours d'offrande pour s'en convaincre. "El-waâda" dédiée à "Sidi" rassemble aussi bien les initiés que les curieux.

Le mausolée est investi la veille ou tôt le matin. A l'intérieur de la "goubba", le visiteur se plie au rituel: sept fois le tour de celle-ci avant de prononcer le vœu devant l'ouverture de la tombe recouverte de morceaux de tissus (le "r'da"). Les femmes allument alors un cierge qu'elles placent dans les niches noircies par des bougies consumantes disposées aux quatre coins du sanctuaire.

Dehors, la fête bat son plein. Les femmes, les habituées, préparent à manger. Certaines "waâdate" attirent des marchands de vêtements, confiseurs, cavaliers sur leurs chevaux harnachés, des bardes avec leur violon ou "guellal", des danseurs, des magiciens... Une ambiance de foire. Les youyous fusent, stridents à la sonorité incomparable. Le "khdim" et les serviteurs du marabout portent l'étendard. Commence alors le rituel du vœu sous "el-izar" (le voile). Le visiteur clame tout haut son chagrin. Les invocations sont reprises en chœur, suivies de louanges au Prophète Mohammed (QLSSL) jusqu'à l'épuisement. Après le "Dohr", tous les invités se retrouvent autour des "djfoun" de couscous garnis de viande. Certaines sectes maraboutiques célébrèrent des mariages de leurs membres après consentement des "chefs". De nombreux saints (Awliya Essalihine) ont des "goubas" un peu partout. Sans compter les "haouitas", c'est-à-dire les petits lieux entourés de quatre murs et ornés de tissus ou les "kattaras", ces sources qui coulent au compte-gouttes et dont l'eau est réputée miraculeuse. L'histoire des zaouïas et des marabouts a fait l'objet de nombreuses recherches, ouvrages et études universitaires. Sociologues, ethnologues et anthropologues se sont intéressés au phénomène qui a connu son apogée quand le colonialisme, face à la résistance algérienne, a décidé de mener sa grande entreprise d'aliénation culturelle en décidant, entre autres, d'encourager la construction de sanctuaires. Durant la lutte de libération, l'association des Oulémas du cheikh Abdelhamid Ben Badis a combattu les pratiques maraboutiques considérées comme hérétiques. La majorité des saints qui ont marqué la conscience populaire, ont existé parce que la tradition orale les a sauvés de l'oubli. Beaucoup d'entre eux se sont distingués de leur vivant par une large connaissance des textes religieux, ils arbitraient des litiges, soignaient des malades et faisaient montre d'une grande générosité. C'était des hommes utiles à la communauté et les gens ont entretenu leur souvenir.

Les "goubas" et les mausolées ont survécu aux vicissitudes du temps et aux destructions. On s'y rend pour obtenir la "baraka", se protéger du mauvais œil, bénir le nouveau-né, guérir la femme stérile, libérer le malade du démon ou de ses hallucinations etc. Des comportements ataviques qu'il est difficile de cerner mais qui ont toujours fait partie du psyché social. Dans mon bled ces espaces mystiques ont gardé leur pouvoir d'attraction face à la montée de nouvelles formes d'exorcisme. Le désenvoûtement et la prédiction ont de tout temps accompagné l'homme dans sa quête du bonheur. Maintenant plus que jamais.