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Tout remettre à plat

par Arezki Derguini

Tout remettre à plat, pour séparer les bonnes ressources des mauvaises et élever un nouvel édifice social et institutionnel en mesure de donner à la société les moyens de venir à bout de ses différends de la manière la moins coûteuse possible.

Mettre à plat raisonnablement l'ancien édifice qui se défait avant qu'il ne le fasse de lui-même pour que se séparent sans dommages les ressources récupérables des autres irrécupérables, que puisse se faire de la place à de nouvelles ressources afin que se dresse un nouvel édifice pour les accueillir et les fructifier. Donc un plan de mise à plat, d'inventaire et de réinvestissement des ressources.

L'ancien édifice a été construit sur la base de ressources non renouvelables, l'État et la société sur la capture de la rente des ressources naturelles, des marchés du commerce extérieur. Cela ne peut durer, cela se défait. Anticiper, précéder le mouvement pour l'accompagner afin qu'il ne détruise pas, mais libère et ouvre le champ à de bonnes ressources et qu'il s'achève dans l'émergence d'un nouvel ensemble où elles pourront s'investir, se conserver et se multiplier. L'appareil productif, les services publics, les systèmes de sécurités publique et sociale vont être soumis à de rudes secousses. Conserver leur cloisonnement c'est les garder dans leurs rigidités, c'est les empêcher de se défaire et de se recomposer de bonnes manières. C'est vouloir préserver une structure que l'on ne serait pas capable de remonter. Voilà pourquoi il importe d'établir un plan de mise à plat, de redéfinition des ressources et de réinvestissement.

Nous n'avons plus le choix, pour durer, il nous faut rebâtir nos cadres d'existence sur la base de ressources renouvelables. J'ai déjà soutenu que le capital est opposé au travail par la société de classes dont la compétition concentre le capital pour « désarmer » le travail et la concurrence. Le travail est alors confondu à l'emploi, est considéré comme énergie et automate ; le capital est alors réduit à l'argent, au capital financier. Lorsque ce dernier veut se soumettre toutes les autres formes de capital, tout transformer en profit et argent[1] en vampirisant les autres formes de capital/travail : naturel, social, humain, etc.. Ce qui oppose les hommes c'est la compétition rivale qui concentre le capital, autorise l'exploitation et la domination ; c'est la soumission des capitaux à cette compétition, au pouvoir d'acheter du capital financier. La compétition est dans la nature des hommes, les capitaux sont ses armes (P. Bourdieu), la rivalité son paroxysme (R. Girard). Ce sont l'organisation et les modalités de la compétition et de la coopération des ressources qui sont décisives. Contre qui et pour qui elles se dressent. Nos règles d'héritage sont érigées contre la concentration du capital, sommes-nous capables de les remettre en cause ? Qu'évoquer-nous pour ce faire ? Pouvons-nous accepter un État des riches ? La mise à plat, cela s'entend, ne peut donc projeter de construire une société de classes, de soumettre le travail vivant au travail mort, elle doit nous aider à définir la compétition et la coopération des capitaux telle qu'elles doivent servir une production efficace et une répartition équitable.

La crise dans la fonction publique ne fait que commencer. Le développement humain ne s'étant pas accompagné de la formation de capacités (A. Sen), la raréfaction des ressources va d'abord affecter les secteurs de la santé et de l'éducation. Si la réforme de la fonction publique sacrifie ces secteurs, c'est à une destruction du capital humain que l'on va assister. Et par conséquent à une poursuite dans la dissipation du capital naturel nécessaire à l'entretien du reste de la fonction publique.

Les mouvements sociaux corporatistes et leur répression ne vont qu'accroître la destruction des ressources sans distinction. La rivalité des secteurs de la fonction publique ne va pas servir les intérêts du pays, mais les privilégiés d'entre eux. Sans plans de séparation des anciennes ressources, distinguant les bonnes des mauvaises, rendant possible l'émergence de nouvelles, la contestation ne va rien arranger à l'affaire. S'il faut combattre des intérêts bornés, pour triompher d'eux nous avons besoin d'une perspective plus claire que l'horizon privé qu'ils proposent à la société et qui dresse une corporation contre une autre.

Il faut donc bien comprendre que la réussite de la réforme du système social et politique dépend largement d'une transformation des dispositions de la société. C'est à elles qu'il faut prêter attention, c'est d'elles qu'il faut prendre soin. Si la société ne sort pas de ses anciens cadres, pour s'inscrire dans de nouveaux, elle ne pourra qu'exploser avec l'ancien système. Un revenu universel à la différence de subventions ciblées [2], sa perspective, pourrait donner à la société la liberté de se réorganiser. On ne saurait mal apprécier un tel avantage.

Tout mettre à plat donc, c'est-à-dire s'asseoir à terre, former un cercle, comme dans les anciennes démocraties ou à la mosquée, pour délibérer et réinstaurer le tout, délier l'ancien qui ne tiendra plus et ébaucher le nouveau qu'il faudra ériger. Si l'administration de la société est devenue obsolète, c'est qu'elle lui est restée extérieure. Le politico-militaire ne s'est pas différencié. Il faudra encore du temps pour qu'il puisse y avoir symétrie entre le politique et le militaire. Une telle symétrie dans le passé a supposé le développement d'une société civile. L'État importé (B. Badie) n'en a pas fait son objectif. Il n'a pas compté sur les ressources d'une telle société. Pour qu'un tel développement advienne, il faut d'autres rapports entre la société militaire et la société civile. Chacune doit cesser de discréditer l'autre. Quelle autorité pourrait permettre à la société d'être égale à elle-même, équilibrée, face à une raréfaction des ressources et une croissance des besoins sociaux ? Les « riches » se sentent-ils capables de répondre aux besoins de la société ? Les hommes de savoir ont-ils des plans en tête pour épargner à la société ses peines ? L'ancienne société politico-militaire, issue de la lutte de libération, à vouloir tout donner, a-t-elle oublié le credo qu'elle doit faire partager ? On le voit bien, aucune autorité apparente prise séparément ne saurait être en mesure d'emporter la conviction de la société. On peut même se demander si la société le souhaite vraiment. En effet, nous ne croyons pas aux rois, nous nous méfions de ceux qui sortent du rang. Ce dont la société a besoin c'est que ces voix se mêlent et se conjuguent pour faire chorus. Les élites spécifiques n'ont pas à prétendre à la domination, mais à la coopération. Elles élèvent le niveau de l'ensemble et ne le dominent pas. La démocratie qui ne s'importe pas organise de tels rapports. S'il faut un chef d'orchestre, il s'élèvera du chœur des voix, il en émergera et y reviendra. Il ne le précèdera pas ni ne trônera.

Le mot d'ordre qui consistait à dire «l'armée dans les casernes», emprunté, a été contre-productif. Il ne correspond pas du tout à nos cadres d'existence, il n'a pas émergé de notre lutte de libération, il a rompu avec elle. Cette différenciation autoritaire a raté son objectif. Au départ, avec l'indépendance, l'armée a choisi de se séparer de la société. La contestation sociale ne pouvait que suivre la voie et demander : rentrez vraiment dans vos casernes ! Il aurait fallu au contraire, que les militaires restent dans la société comme des poissons dans l'eau, que ceux en retraite aient pu faire de la politique. Comment autrement partager un même credo ? Il nous faut donc reprendre la construction.

À partir de la revendication du mouvement des médecins résidents, il faudrait interpeller la société, lui demander si l'on ne devrait pas rétablir un service civil, comme une manière de rétablir l'unité des différents secteurs de la société, de remettre à plat les choses, mêler le civil et le militaire, le public et le privé, pour repenser leur distribution. Les médecins ont raison de s'élever contre la discrimination, leur prolétarisation. Mais les individus ont tort de ne croire rien devoir à la collectivité, aux générations futures dont on a dissipé les ressources ; ils ont tort de séparer les secteurs de la fonction publique et de les dresser les uns contre les autres. La société doit rétablir leur unité, valider des hiérarchies fonctionnelles et ne pas permettre à une de ses parties de se dissocier et d'imposer sa loi. Les hiérarchies ne pourraient s'enraciner ni entraîner.

L'émergence des élites civiles à partir du mouvement social ne peut être que localisée. Les territoires qui sont les dépôts du capital immatériel constituent les espaces potentiels de complétude de l'information. Ils sont les territoires de la démocratie économique. Ils enregistrent les actes et portent les mémoires. De plus l'ère de l'anonymat propre à l'ancienne société urbaine et industrielle s'achève, elle est délestée de ses habits d'apparat par les réseaux sociaux et les grandes compagnies. L'anonymat ne protège plus, il isole et soumet aux organisations transnationales. Les séparations du public et du privé, du civil et du militaire, du nomade et du sédentaire, ont besoin d'être revues. Leur cloisonnement ne sert plus la nation, car elle n'est plus l'instance globale souveraine. Les réseaux sociaux seront de bons outils, s'ils ne sont pas abandonnés aux grandes compagnies et aux organisations transnationales, si les territoires en font les instruments de leur coopération et non de la dépossession de leur savoir et de leur autonomie. C'est dans un tel milieu que les élites ont besoin de proliférer. La reddition des comptes en devra moins aux spécialistes, plus occupés à mieux accorder la société au monde, qui en sera mieux portante.

Il faut inventer de nouvelles tribus, osons le mot que la notion de décentralisation évacue comme réminiscence d'un passé que l'on voudrait oublier sans savoir pour quel avenir ou un avenir que d'autres ont dessiné pour nous. Osons redonner des sujets aux territoires. Sujets attachés aux ressources de leur territoire, à la mémoire profonde et non superficielle et empruntée, responsables de leurs équilibres et de leurs échanges. Et osons le mot de confédéral afin de rendre la gestion des équilibres aux corps sociaux réels et renoncer aux constructions sociales et étatiques basées sur la capture de la rente des marchés du commerce extérieur et l'atomisation des corps sociaux. Que l'état de confédération puisse évoluer, c'est ce qui fait sa valeur, à la faveur des associations et dissociations, en État confédéral ou fédéral, ou autre chose encore, car là n'est pas la question [3]. L'état social ne s'incarne pas tout entier dans un État formel, il a davantage besoin d'un état d'esprit et d'une perspective. Il a besoin d'une dynamique qui lui permette de construire des contrats qu'il respectera.

Car la lutte de libération nationale n'est pas achevée, elle s'est interrompue au milieu du gué, à un carrefour, ne sachant se poursuivre en libération sociale depuis l'échec socialiste et se trouvant menacée par une contre-révolution qui voudrait instaurer une imaginaire société de classes. Fanfaronnades. Pour qu'elle retrouve son souffle et sa voie, elle doit s'affranchir des anciennes ressources qui la plombent, elle a besoin de corps vivants pour renouveler son inscription dans des luttes de libération mondiale et africaine. Regardons où nous risquons de nous trouver : des appareils en défaut de ressources. Nos entrepreneurs en tous genres doivent engager la concertation d'abord entre eux, c'est-à-dire avec leurs confrères africains, puis avec le reste du monde. Il ne faut plus songer à construire des savoirs pour conquérir des marchés africains imitant en cela les anciennes puissances coloniales. Il faut produire des savoirs faire locaux avec d'autres africains qui prenne leur place dans l'industrie mondiale. Et des savoirs vivre et des savoirs être. Le monde va être livré aux grands ensembles. Si l'on doit parler de marché algérien se sera pour dire un marché dépendant. Refuser de se définir dans un ensemble plus grand, c'est accepter d'être soumis à un autre étranger, chinois ou européen, c'est vouloir laisser vivre une minorité des rentes du commerce extérieur et la majorité de leurs miettes. On ne peut autrement aujourd'hui établir de plan, de stratégie d'industrialisation. Emboîtement, intrication. Au sein de l'Afrique, l'Algérie restera ainsi fidèle à l'esprit de son combat pour la liberté.

La liberté individuelle ne semble vraiment pleine, n'être plus soumise aux pouvoirs collectifs, que dans les sociétés dominantes. La liberté individuelle a un ressort naturel dans chaque individu, mais elle ne peut s'exprimer sans les appuis que lui offre la puissance collective. Les sociétés qui dominent le monde semblent ne pas dresser de plafond à la liberté individuelle. Celles qui sont dominées en ont un qu'elles n'ont pas dressé. Remettre en cause une telle situation de domination demande une stratégie de longue durée, donc un effort collectif soutenu, plutôt que des libertés individuelles libres. La liberté, essentielle à la vie, ne peut donc se penser de la même façon ici et là. Elle ne pourra plus être portée par les sociétés salariales nationales, mais par ces nouveaux corps sociaux qui pourront faire contrepoids aux organisations de la globalisation et insuffler aux compétitions et coopérations individuelles et collectives une vie réelle, celle de la jeunesse du continent et de ses appartenances non celle du client rêvé par les institutions internationales et leurs créditeurs. Avec la globalisation, les États nationaux fabriqués à l'image des États européens qui ont façonné la Société des Nations, embrassent trop et mal étreignent, comme dit le proverbe. Ils n'ont pas été conçus pour administrer la compétition et la coopération au profit de la société. Demandons-nous qui peut le faire pour elle ? Les institutions actuelles fabriquent de l'illusion et de l'exclusion par l'échec. La jeunesse, la majorité de la société est exclue de la compétition mondiale. La liberté est pour elle, liberté de s'expatrier. Il est temps de se retourner vers soi-même. Asseyons-nous donc à même le sol, en cercle, tous égaux quelque puisse être notre mérite et délibérons de l'avenir qui pourrait nous suffire et plus tard nous contenter.

Notes

[1] Le mythe grec de Midas. Voir Wikipedia.

[2] Voir notre article « Subventions ciblées ou revenu universel » le QO du 18.03.22 et le rapport de Nabni sur la réforme des subventions http://www.nabni.org/rapports-et-publications/rapport-sur-la-reforme-des-subventions/.

[3] « la confédération suppose la mise en commun d'activités essentielles, qui sont propres à l'État, et un organe pour les mener conjointement. La confédération peut aller très loin. Elle peut même créer une diplomatie, une armée uniques. Elle peut avoir un Parlement. Elle peut avoir une charte qui ressemble étonnamment à celle d'un État fédéral. Mais la confédération reste toujours un phénomène contractuel. » In État fédéral ou État confédéral ? par Robert Redslob https://www.monde-diplomatique.fr/1959/12/REDSLOB/23336