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Chaos italien, faillite européenne

par Abdelhak Benelhadj

« Gouverner ce pays n'est pas difficile, c'est inutile ». Benito Mussolini.

Les élections législatives italiennes viennent d'avoir lieu ce dimanche. Elles sont suivies avec une extrême attention par le monde économique, financier et politique européen et mondial. Le problème vient de ce que ce n'est pas seulement de l'Italie dont il est question. Car ce pays est un révélateur de presque tous les problèmes que connaissent les autres pays européens. Elles révèlent en effet les difficultés d'un des piliers historiques et économiques de l'Union Européenne.

Il n'y a pas « un malade de l'Europe ». Chacun à sa manière, à des degré divers, ils le sont tous, parce c'est l'Europe qui est malade de ne pas avoir su comment se gouverner et surtout comment traiter les problèmes sociaux, économiques, financiers, commerciaux et géopolitiques qui se posent à elle au moins depuis la fin d'une « Guerre Froide » de plus en plus « Chaude », voire brûlante.

Les résultats de la consultation italienne sont une bouteille à encre et ouvrent sur une incertitude quant à savoir comment et par quelle force politique l'Italie va être dirigée. Ces législatives, du fait même de la nature parlementaire du régime italien, ainsi qu'il en est dans presque tous les pays européens, sont des élections à la mode IVème République en France1.

Un jeu à la limite de la démocratie qui semble dire aux citoyens : « Votez au premier tour, on s'occupera du reste au second et au troisième ». C'est sans doute en partie pour cela que les électeurs européens désertent les isoloirs et partent à la pêche les dimanches d'élection. La consultation a fait deux vainqueurs et deux cocus. Avec des taux de participation en chute libre, comme c'est le cas dans la plupart des pays où règne une démocratie représentative qui représente de moins en moins...

Les deux vainqueurs s'excluent mutuellement et n'envisagent aucune hypothèse de gouvernance commune du pays. Il s'agit du premier parti d'Italie M5S (le Mouvement 5 étoiles) qui a obtenu 32.2% des voix et d'un agrégat dominé par des partis d'extrême droite. Les deux perdants sont Forza Italia de Silvio Berlusconi et Mateo Renzi qui se présente sous le label attrape-nigauds et passe-partout de « Parti démocrate ». 2

- Le « Mouvement 5 étoiles » créé par Beppe Grillo peut se prévaloir de ne jamais avoir participé au pouvoir, remplacé par un visage plus jeune Luigi di Maio. M5S gère des grandes villes : Rome, Turin et Parme.

Le Parlement italien

* Berlusconi le « Cavaliere » a 81 ans et beaucoup d'illusions. Il a cru pouvoir continuer à gouverner derrière un homme de paille, Antonio Tajani Actuel président du Parlement européen.3 Forza Italia se retrouve en minorité à la remorque d'une coalition sous le contrôle de la Ligue (félicitée par Marine Le Pen). La coalition a obtenu un total de 37,3%, avec trois principaux partis : une droite conservatrice Forza Italia (13,9%) et deux partis d'extrême droite, la Ligue (17,8%) et le parti des Frères d'Italie (4.4%) et du petit Noi Con l'Italia (UDC).

L'ancienne « Ligue du nord » est dirigée par Matteo Salvini, un quadragénaire qui a habilement transformé les vieux discours régionalistes lombards en discours europhobes et xénophobes. La ruse semble avoir marché : ce parti régionaliste qui avait le plus parfait mépris pour les régions populeuses et pauvres du sud, a transformé son discours en diatribe anti-immigration et anti-européenne : une recette qui a bien du succès ces dernières années dans l'Union. Il a en tout cas multiplié son dernier score par quatre.

Cela donne une fracture géopolitique avec deux

Italie : Une Ligue xénophobe au nord et un Mouvement 5 étoiles populaire au sud. Un Risorgimento toujours à venir au moins depuis Victor Emmanuel II.

* Le parti Démocrate (fondé en 2007) de l'autre Matteo (Renzi) est probablement celui qui a le plus perdu en cette compétition. Son score a été divisé par deux. Avec 18.7% dans un regroupement incertain de 23%, il confirme en Italie la fin d'un cycle observé un peu partout en Europe où les partis « socialistes », « socio démocrates » « Troisième voie », « socialisme à visage humain »... peu importe l'emballage, sont en voie de disparition, pour avoir longuement et largement abusé de la crédulité et de la bonne foi de leur électorat.

C'est le cas du PSOE en Espagne, du Travaillisme en Grande Bretagne, du SPD en Allemagne, du PASOK en Grèce... et naturellement du Parti d'Epinay en France dont les observateurs les moins rigoureux attendent la publication de l'acte officiel de décès.4

M. Renzi vient de prendre acte de sa défaite et a annoncé sa démission qui deviendra effective à la nomination de son successeur. En attendant, il joue le rôle dont se sont chargés B. Hamon et le parti socialiste en France en 2017 : tout faire pour empêcher l'arrivée d'un Mélenchon au second tour, ici du M5S de Luigi di Maio que rejoindraient les élus du parti Démocrate et le parti Libres et Egaux (3.4%) résolus à la défaite de M. Renzi. Ce faisant, il participe à l'achèvement de son parti en favorisant son éclatement au bénéfice objectif de la Ligue de Matteo Salvini. Le problème est qu'il n'existe pas en Italie un E. Macron capable de fédérer autour de lui un large mouvement centriste que n'a pas su initier S. Berlusconi.

L'Italie se retrouve avec un confetti de partis à première vue incapables de constituer une majorité pour piloter un pays en crise économique et sociale qui aurait grandement besoin d'un minimum de stabilité politique.

Faillite sociale.

Sous la crise politique, couve la crise économique et sociale. Creusement des inégalités, hausse du chômage, extension de la pauvreté, dans une Italie en voie de vieillissement et de dépeuplement. Avec l'exode des « cerveaux » elle perd en moyenne 300 000 personnes par an. Le mythe d'une Europe septentrionale fortunée, à taux de fécondité très faible opposée à une Europe méridionale plus pauvre et populeuse, a vécu.

C'est au sud, avec la Grèce, l'Espagne, le Portugal et l'Italie que les taux de fécondité sont les plus faibles. Selon Eurostat, l'Italie a le taux de natalité le plus faible de l'Union européenne et un taux de fécondité de 1,34 enfant, très loin du taux nécessaire au renouvellement des générations. Ce qui explique que ce pays a l'une des populations les plus âgées au monde, derrière le Japon et l'Allemagne.

Au problème démographique, s'ajoute les difficultés de l'emploi. Une population jeune et nombreuse est un avantage quand la dynamique économique l'accompagne. Mais devient un handicape et même une source grave de désordre potentiel, lorsque les emplois font défaut.

Le taux de chômage en Italie est supérieur à 11%. À titre de comparaison, celui de la zone euro établit à 8,7%. Celui des jeunes de 25-34 ans dépasse 17%. Sans doute supérieur dans un monde où la communication est un pouvoir et où le taux de chômage est un enjeu politique. Fin février, 22.000 candidats ont passé le concours pour 365 postes ouverts au sein de l'administration des retraites. En janvier, ils étaient 5.000 pour un poste d'infirmière à Parme.

Une difficulté qui s'aggrave par un taux de diplômés parmi les plus bas d'Europe: en Italie, seuls 18% des étudiants quittent l'université avec une licence en poche, contre une moyenne de 37% dans l'OCDE.

Les Italiens (surtout les plus jeunes et les plus qualifiés) quittent l'Italie. Selon les derniers chiffres de la fondation Migrantes, en 2016 plus de 50.000 Italiens âgés de 18 à 34 ans sont partis chercher un meilleur avenir à l'étranger.

Selon le niveau d'étude, un diplômé italien coûte de 90.000 à 230.000 euros, selon M. Ivano Dionigi, président d'Almalaurea, une association qui aide les diplômés à trouver du travail: « C'est un suicide pour une nation d'investir autant dans la formation de ces talents et de les laisser partir vers d'autres pays ». Bien des pays du Tiers-monde en diraient autant. D'autant que selon un rapport de son organisation, la moitié des jeunes qui s'en vont et n'ont aucune envie de revenir. « Si les jeunes n'ont pas la confiance ou l'espoir, le pays risque de s'effondrer », prévient-il. « Notre marché du travail se caractérise par une offre de travail restreinte, une asymétrie entre les diplômes des étudiants et les besoins du marché ainsi que l'attitude des entreprises vis-à-vis des nouveaux employés », explique I. Dionigi dont l'action se heurte aussi à la culture du « piston », encore très forte en Italie, où 85% des entreprises sont familiales selon une étude de l'OSCE. (AFP le V. 02/03/2018)

Inégalités séculaires.

Un ascenseur social en panne.

Une étude réalisée en Toscane par la Banque d'Italie a même démontré que sur les cinq familles florentines ayant les plus hauts revenus en 2014, quatre faisaient déjà partie des 3% les plus riches en 1427! Une aisance « dynastique » qui fait que les descendants du tiers le plus riche des Florentins il y a six siècles ont statistiquement des chances d'être encore plus riches aujourd'hui.

« Comme il y a une concentration du patrimoine et que ce patrimoine se transmet de façon héréditaire, il est logique que celui qui possède ait tendance à posséder toujours plus », explique l'économiste Pier Giorgio Ardeni. (Idem)

Des riches de plus en plus riches, des pauvres de plus en plus pauvres. Le lot ordinaire de l'économie mondiale depuis des décennies. Partout où se déploient les joies de la « liberté » et de « l'égoïsme créatif ».

Quelques chiffres pédagogiques : 82% des richesses créées en 2017 sur la planète n'ont profité qu'à 1% seulement de la population mondiale. 42 personnes détiennent autant de richesses que la moitié de l'humanité (soit 3.7 Mds d'habitants). Elles étaient 61 en 2016. On devrait dire « ils » car il s'agit de 9 hommes sur 10.

Le choc de Maastricht et la mise en place de l'euro.

Le bilan économique de l'Italie se résume à quelques chiffres inquiétants.

La tradition d'une politique d'endettement qui finançait ainsi la paix sociale pour éviter l'arrivée au pouvoir des « extrémistes » de gauche ou de droite. La Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste alternaient systématiquement et à chaque échéance depuis 1995 pour pratiquer à des nuances près la même politique toujours rejetée par les électeurs.

A l'exception de l'Allemagne, dont la chancelière est renouvelée à chaque consultation (avec V. Poutine en Russie), c'est le lot de la plupart des gouvernements en Europe.

La dette publique oscille entre 130 et 140% du PIB, la plus élevée de la zone euro après celle de la Grèce (autour de 170%). L'état du système bancaire italien est alarmant, constitué de petites banques régionales, locales, des banques zombies qui financent des entreprises en faillites, sous la menace d'un collapsus systémique.

Ces conditions sont préoccupantes même si la dette est surtout intérieure, contrairement aux autres pays « surendettés » de la région, c'est-à-dire au-delà des critères de convergence (60% au plus). Au reste, l'endettement français public et privé est supérieur à celui de l'Italie de l'ordre de 291%.

Cette politique d'endettement (qui va exploser à la fin des années 1990) va faire travailler la planche à billets qui à son tour alimente un différentiel d'inflation impliquant une dévaluation de la lire dans le cadre du SME depuis 19795. Depuis l'adoption de l'euro, l'Italie (comme la France, l'Espagne, le Portugal, la Grèce...) ne plus peuvent user de dévaluations compétitives, précisément à l'égard du mark et du franc suisse.

La régulation et l'ajustement allaient donc être obtenus autrement : à la fois par le chômage et par la déflation qui s'alimentent l'un l'autre en un cycle dépressif dont on mesure le résultat dans les urnes. On voit alors à quoi tiennent les excédents commerciaux. L'économie italienne est en récession. Son taux de croissance est inférieur à la moyenne européenne. Et son PIB en 2017 inférieur de 6% à celui de 2008. Le PIB/hab. est inférieur en 2017 à la moyenne européenne. L'investissement en panne depuis longtemps et la productivité de l'industrie est très faible. Ce qui explique d'ailleurs la désindustrialisation de l'économie que les chômeurs ont beaucoup décriée. Le déficit budgétaire est supérieur aux 3% prescrit par les traités de l'Eurozone, de Maastricht à Lisbonne..

La compétitivité-prix traditionnelle de l'économie italienne reposait en partie sur un large secteur informel. Cette économie souterraine ampute les statistiques du pays et minore sa performance réelle. De plus, c'est une réponse aux crises et au retrait de la puissance publique. C'est pourquoi la présence de milliers de travailleurs étrangers ne lui posait pas jusque là de problèmes particuliers.

Malheureusement, la mondialisation et l'apparition des pays émergeants, vont faire perdre à l'Italie, après l'impossibilité de dévaluer sa monnaie, le deuxième comparatif qu'elle avait : la performance que lui conférait son secteur informel. Cela ne pouvait plus durer.

C'est toute l'Europe de Maastricht ouverte, libérale, déréglementée, désétatisée qui est devenue italienne. Désormais, l'espace marchand s'est ouvert à toute l'Union. La compétition, la concurrence, s'est étendue au social et au fiscal Les pays émergeants à l'extérieur, avec une réduction considérable des coûts logistiques, et les ex-pays de l'Est à l'intérieur ont enlevé à Rome les avantages comparatifs dont elle disposait. Un peu comme l'économie et l'industrie françaises, elle va se trouver entre le marteau de la compétitivité-qualité de l'Europe germanique et l'enclume des coûts très faibles des « Nouveaux pays Industriels ».

Perspectives pour l'Italie et pour l'Europe

Ces élections soulèvent des questions qui dépassent le cadre italien. Un peu partout en Europe les paysages politiques sont en décomposition.

Trois contestations : Euroscepticisme, xénophobie, dénonciation des élites (avec une traditionnelle critique de « Rome la voleuse »).

Raz de marrée « populiste » en Europe. Y compris dans les pays prospères comme l'Allemagne et l'Autriche, et aussi dans les ex-PECO (Pays d'Europe Centrale et Orientale).

Des villages, villes et départements votent Front National en France, alors même qu'ils ne comptent pas ou très peu d'étrangers.

« L'Italie ne peut pas accueillir tous les migrants (...). Nous devons décider si notre ethnie, si notre race blanche, si notre société doivent continuer à exister » déclare Attilio Fontana, candidat de la coalition droite/extrême droite à la présidence de la Lombardie (nord). Détournement de la colère légitime des Italiens vers une immigration massive et incontrôlée. Xénophobie, racisme, islamophobie... Les Italiens, comme les Grecs, accusent leurs partenaires de se décharger du problème sans leur venir en aide « et en même temps » de tirer parti du désarroi populaire pour cyniquement diriger leur colère vers les réfugiés.

On est en train de faire de la question migratoire l'alpha et l'omega de la médication de la situation du pays et de sa population. La réaction de E. Macron aux résultats des élections italiennes crédite cette interprétation qui va dans le sens de la politique que mène son ministre de l'intérieur.

Or, ces flux migratoires sont la conséquence de la politique américaine en Afrique, au Proche Orient et au Sahel. Politique soutenue par les Européens.

Par exemple, la destruction de la Libye de Kadhafi, par les Etats-Unis, avec l'aide de la France sarkozienne et la Grande Bretagne, a enfanté d'un « monstre » qui a déstabilisé tous ses voisins dont l'Italie et la Grèce.

La question économique et financière est évacuée. Alors que les problèmes italiens sont d'une autre dimension, d'un autre format que ceux de la Grèce qui a failli provoquer une grave crise financière en 2015. Le Brexit, les disputes régionalistes en Espagne, en Grande Bretagne, en Belgique, en Europe Centrale... les différences de rythme de développement entre partenaires naguère partis pour engendrer une utopie exemplaire, offre de l'Union Européenne l'image d'un ensemble géopolitique fragilisé, menacé par une décomposition que l'Italie illustre de manière caricaturale.

Nots :

1- La Constitution de la Vème République limite, mais n'interdit pas les «combinazione» et autres manoeuvres florentines. On se souvient du déroulement rocambolesque des dernières présidentielles françaises, de la manière avec laquelle, chacun son tour A. Juppé et F. Fillon ont été évincés et comment un jeune opportuniste pour qui tout a été préparé a fini à l'Elysée. Le jeu dans les coulisses des N. Sarkozy ou des J.-P. Raffarin a été décisif et dépassé de loin un P. Buisson dont la réputation a été sciemment surfaite.

2- Créé en 2007 et a adhéré en 2014 au «Parti socialiste européen ».

3- Elu contre le Français Alain Lamassoure en 2017, alors qu'il n'était pourtant pas le candidat préféré du tout-puissant président du groupe PPE, l'Allemand Manfred Weber. Ce Romain de 64 ans est un proche du magnat des médias depuis l'entrée en politique de son mentor en 1994. Ancien journaliste de la Rai puis du quotidien Il Giornale (groupe Berlusconi), A. Tajani milite dans sa jeunesse aux côtés des monarchistes italiens.

Mais sa rencontre avec Berlusconi est déterminante et il participe à la création de Forza Italia, parti créé de toutes pièces par le milliardaire avant les élections de 1994, qu'il remporte. Devenu chef du gouvernement, M. Berlusconi fait de Tajani son porte-parole, jusqu'à la chute de son premier gouvernement en 1995. (AFP, le V. 02/03/2018)

4- Après avoir soldé son siège à Paris rue de Solferino en décembre dernier, le PS serait sur le point de céder l'immeuble qui abritait le siège local du PS depuis 36 ans à l'ordre des avocats de Marseille, dans le 6e arrondissement de la ville. Une transaction estimée à 2,4 millions d'euros.

5- Suite à la rupture des Accords de Bretton Woods 1969-1973 (Accords de la Jamaïque).