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L'impasse du 4ème mandat et la rue de la Liberté

par Abed Charef

« Ce qui alimente la harga, c'est ce sentiment d'impasse, de mal vie, cette accumulation de frustrations liées aux multiples dysfonctionnements »

En se demandant, presque naïvement, pourquoi la Tunisie attire tant de « touristes » algériens,Ahmed Ouyahia s'est présenté comme le parfait révélateur d'une grande incompréhension algérienne. Que peut offrir la Tunisie que l'Algérie ne saurait offrir, a-t-il dit en conférence de presse, comme si le soleil, la mer et les dunes suffisaient à faire le bonheur d'un pays.

Dans sa question, il y avait une sorte de désarroi face à son incapacité à saisir ce qui vient d'en bas,résultat d'une terrible ignorance de ce qu'est la société algérienne. Il ne comprend pas les aspirations de cette société, il n'en sent pas les pulsions, ni les sentiments qui l'agitent, encore moins les frustrations qui couvent et la colère qui gronde.

Pour un homme vivant dans un monde clos, fait de réunions de bureaucrates, de conclaves de comploteurs, de centres de décisions opaques et de manœuvres savantes destinées à garder des parcelles de pouvoir ou à les élargir, cette attitude n'est pas étonnante. A force de naviguer dans ces eaux, on oublie qu'il y'a une autre Algérie, vivante, dynamique, en mouvement, refusant l'ordre établi et aspirant à autre chose, alors que M. Ouyahia a été formé et formaté précisément pour contrôler, mâter, réprimer ces aspirations. Sa formation et son itinéraire, peut-être aussi son ambition,l'ont isolé de cette société, ne l'ont pas préparé à accompagner ses aspirations et à aider la société à les réaliser.

Postulat erroné

En ce sens, M. Ouyahia est le modèle de ce haut responsable vivant en haut de la pyramide, dictant des ordres et accumulant les erreurs, sans avoir de comptes à rendre. Il aurait pu s'appeler Belaïd Abdessalam, ou Abdelaziz Bouteflika -dont il mime le comportement-, ou encore porter le nom de n'importe quel ministre du quatrième mandat. Pour faire le boulot, il suffit d'être autoritaire envers ceux qui sont plus bas, hautains envers ceux qui sont out, obséquieux vis-à-vis de ceux qui sont plus haut. Abdelaziz Bouteflika avait défini le modèle, en affirmant que le peuple algérien resterait dans « sa médiocrité » s'il ne faisait pas de lui un président.

Une telle vision épargne à celui qui la développe l'effort de comprendre la société. Il en reste, au mieux, à de clichés éculés, dégradants. « Affame ton chien, il te suit » : c'est une devise assumée par M. Ouyahia, qui en est encore à ce vieux contrat social: le pain contre la liberté ; les subventions contre l'allégeance ; la rente contre l'impunité.

Pouvoir des riches

C'est, dit-on, le contrat qui a été à la base du fonctionnement du pouvoir algérien depuis l'indépendance. Pourtant, rien n'est plus faux. Pendant longtemps, le pouvoir, même autoritaire, a tenté, avec plus ou moins de bonheur, de rester au plus près des aspirations du plus grand nombre. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La société algérienne a éclaté, avec l'émergence d'intérêts contradictoires, parfois inconciliables.

Le contrat initial, si contrat il y a eu, a volé en éclats. Et le pouvoir d'aujourd'hui, du fait de sa proximité avec les forces de l'argent, apparait comme le pouvoir des riches. Ahmed Ouyahia, longtemps considéré comme le représentant de cette bureaucratie d'Etat soucieuse de préserver un minimum de distance avec l'argent, a symboliquement basculé, avec son discours sur les privatisations et ses amitiés dans le monde des affaires.

De plus, il ne s'agit pas de n'importe quelles forces de l'argent. La chronique économique algérienne, faite de corruption, de pots-de-vin, de scandales et de procès à répétition, signifie clairement, aux yeux du commun des Algériens, que c'est l'argent sale qui a gagné, et qui aspire à s'emparer ce qui reste d'entreprises publiques et de biens de la collectivité. Le discours populiste ne suffit plus à couvrir ni à occulter cette réalité.

Impasse collective

Mais le pouvoir fait une autre erreur, autrement plus grave. Il est dans de vieux clichés, alors que le monde a radicalement changé. Il ne comprend pas que le pain seul ne fait pas le bonheur. Il n'y a pas que l'accès à l'école pour contenter les Algériens de ce nouveau siècle.

D'où ce dilemme : avec ses ministres, ses imams, sa police, ses experts, le pouvoir n'arrive pas comprendre pourquoi un jeune algérien, diplômé, avec un poste d'emploi, choisit de se lancer dans l'aventure de la harga, pourquoi il décide un beau matin de braver la loi et la mer, pour tenter de refaire sa vie à zéro ailleurs, dans des conditions impitoyables, plutôt que d'essayer de bâtir quelque chose dans le pays d'Ouyahia, malgré l'ANSEJ et la formation gratuite.

La réponse ne se trouve visiblement pas au palais du gouvernement. Elle est dans la rue, dans les quartiers.

Ce qui pousse le Algériens à aller en vacances en Tunisie, ce qui alimente la harga, c'est ce sentiment d'impasse, de mal vie, cette accumulation de frustrations liées aux multiples dysfonctionnements que le gouvernement n'arrive même pas à percevoir.

Ce n'est pas qu'une question de PIB ni de revenu. Le pays subventionne fortement le lait mais on ne le trouve pas sur le marché. L'argent mis dans les structures de santé est énorme, mais ni les malades ni le personnel de santé ne sont satisfaits. Les dépenses d'infrastructures sont gigantesques mais les rues sont remplies de ralentisseurs ou de nids de poule.

En un mot, les Algériens ne meurent pas de faim, leurs enfants vont à l'école, mais leur vie est une succession ininterrompue de frustrations, de colère, de refus, qui donnent le sentiment d'impasse collective. Aux yeux des Algériens, qui cherchent la rue de la Liberté après avoir emprunté le Boulevard du 1er novembre, Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Ouyahia personnifient cette impasse dans laquelle l'Algérie patauge.