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Marchandage obscène autour de notre patrimoine mémoriel incessible et inaliénable

par Abdelkader Khelil*

« On est en mesure de dire qu'il y a au plus, sept crânes de résistants algériens dans les collections du muséum national d'Histoire naturelle de Paris. »

Cette déclaration faite à la rédaction du quotidien algérien Liberté est de Pierre Dubreuil, directeur général du Musée national d'histoire naturelle à Paris, et ex-directeur général de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP).

Ces crânes « sont nommés et identifiés » précise-t-il ! Mais il semble selon les dires de ce haut fonctionnaire de l'administration française, que : « l'Algérie n'a pas fait de demande officielle pour le rapatriement des crânes d'algériens tués. » Oui ! C'est ça ! « D'Algériens tués » ! Quand l'ont-ils été et par qui ? Dans quelles conditions et pour quelle raison ont-ils été « tués » ? Toutes ces interrogations n'ont pas effleuré un seul instant cet honorable commis de l'État français ! Alors, autant lui rafraîchir la mémoire et lui répondre ceci, pour être aussi précis, sinon aussi narquois que lui ! Il faut croire que ces malheureux « Algériens tués » ont été de simples victimes expiatoires d'un ou plusieurs « fous furieux » sur les Champs Elysées comme cela aurait pu arriver avec les « terros » en cette fin d'année, ou d'une partie de « Français » xénophobes, racistes et partisans de l'Algérie française, lors d'une visite à Paris ou d'un séjour à Marseille, à Nice, comme ce fut le cas dans les années 70, plus d'une décennie après le recouvrement de notre indépendance chèrement acquise.

Ce n'est là après tout, qu'un « fâcheux accident »bien que nous soyons tout de même désolés que cet acte odieux ne soit ni reconnu ni déploré et/ou condamné par quelque partie française que ce soit !           En somme, c'est juste « le fait du hasard » ! N'est-ce pas, Monsieur Dubreuil ? On peut aussi dire, que c'est peut-être de leur faute s'ils avaient fait ce jour-là, une mauvaise rencontre, alors qu'ils étaient venus pour se divertir et s'amuser dans la « ville lumière »! Tant pis pour eux, me diriez-vous ! Ils n'avaient qu'à rester chez-eux, dans « leurs douars », sans avoir à courir après ce visa sublimé qu'ils s'entêtent à obtenir à tout prix !

Voyez-vous, cher Monsieur, toute plaisanterie mise à part, il est quand même regrettable que vous n'ayez pu ou voulu consciemment apporté des précisions et des éclaircissements dignes de l'homme de science que vous êtes censé être. Sur ce sujet, vous avez de façon indigne, tenté de tromper l'opinion publique algérienne à laquelle vous vous adressez, quant aux nombre de crânes séquestrés depuis des décennies et des décennies dans vos réserves muséales et que vous avez réduit de façon grossière et indécente à moins de la moitié. Reconnaissez cher Monsieur, qu'il y a là, quelque chose qui ne tourne pas rond et ne correspond à aucune arithmétique !

S'agit-il d'une instruction qui vous a été donnée en « haut lieu » pour gagner du temps, en vous demandant de faire diversion par le nombre ? S'est-on aperçu que dans le marchandage en cours il n'a pas été assez demandé et/ou exigé des autorités algériennes, en échange de la restitution des crânes de leurs braves résistants du 19ème siècle ? Sinon ! Pourquoi cette tentative de dérobade et cette manière trouble à vouloir semer le doute dans les esprits ? La préparation de la visite prochaine de votre Président a-t-elle déjà commencé, au point de vous faire jouer le rôle indigne du commis de l'État qui n'a pas suffisamment rompu avec les pratiques néocoloniales si prisées dans les pays du « pré carré » français et de la « Françafrique »? Avouez que nous sommes en droit de nous poser toutes ces questions légitimes et même plus, à la suite de votre interview si déroutante et si peu réaliste!

La vérité c'est que vous avez délibérément omis de rappeler que ces braves et valeureux résistants algériens ont été plus que tués dans un combat, quand bien même il aurait été loyal ! Ils furent, ce qui est le comble de l'horreur, décapités et leurs têtes portées au bout de piques, emmenées de l'oasis de Zâatcha jusqu'à Biskra, soit sur trente kilomètres pour être indécemment exposées sur la place du marché, ce que vous savez mieux que quiconque, cela va de soi cher Monsieur Dubreuil ! C'est vrai qu'il n'est pas simple pour vous de rapporter aussi crûment et dans la précision, ce comportement sauvage et si peu « civilisé » que la soldatesque coloniale de votre pays a eu dès le 19ème siècle, pour réprimer dans le sang la résistance des Algériens. Vous ne pouviez qu'esquisser du bout des lèvres cette mise en scène tragique, même si elle est déjà consignée dans les livres de la véritable Histoire et que connaissent bon nombre de Français et d'Algériens, pas forcément ennemis faut-il le préciser !

Et pourtant ! À le dire et l'admettre, cela n'aurait en rien remis en cause votre attachement aux intérêts de votre pays et diminué votre référence à la raison d'État évoquée souvent de façon imbécile, pour se soustraire à la gêne éprouvée face à certaines questions qui fâchent, au point de chercher à éviter d'en parler au risque de se faire « tirer les oreilles », et c'est pourquoi, il est tout à fait compréhensible de chercher à vouloir ménager ses arrières ! Oui ! Dure, dure est votre position de « gardien du silence » et de ces collections macabres et gênantes qui torturent les esprits du côté des deux rives de la Méditerranée, mais pas forcément pour les mêmes raisons. Sachez cher Monsieur, que si « la bête » incarnée par cette histoire douloureuse est exorcisée, il y a de fortes chances qu'il soit possible, dans la sérénité et le respect mutuel, de construire un pont solidement ancré dans la volonté de deux nations souveraines, ayant appris à assumer leur histoire commune, pour se tourner définitivement vers l'avenir sans avoir à fixer constamment leurs regards sur le « rétroviseur » ! Hélas ! Cette évidence pourtant si simple, n'a pas encore été comprise ! Quel dommage pour les relations entre nos deux pays, pour avoir encore pareille tare à traîner !

Oui ! Le but évident pour l'armée française coloniale était bien sûr de terroriser, d'augmenter l'effroi de la population « indigène » et de servir ces crânes en exemples, ce qui est en soi un gage de cruauté et de fermeté à vouloir étouffer toute tentative d'insurrection pourtant légitime. C'est pourquoi, nous ne pouvons tolérer davantage que les crânes de ces grands et braves résistants à la conquête coloniale française, continuent à être exposés et/ou stockés dans les réserves de vos musées, comme s'ils étaient encore sur cette place du marché de Biskra, avec cette différence cette fois-ci, qu'ils sont entreposés dans de vulgaires boîtes à chaussures tels des trophées de chasse. Cela est contraire à toute morale, à toute éthique et à tout respect de la personne humaine ! Ceci est d'autant plus vrai, s'il fallait continuer à considérer et à croire que la France est un véritable et authentique pays des droits de l'Homme. Au fait, pourriez-vous nous dire si vos enfants ont étudié dans leurs livres d'Histoire cette séquence honteuse du passé de la France qui déshonore leur pays et ses valeurs humaines ? Seraient-ils fiers en ce 21ème siècle de ce que leurs aïeux ont fait il y a moins de deux siècles en Algérie ? Ont-ils été instruits et savent-ils ce que fut la misère et la détresse de ce peuple algérien durant sa longue nuit coloniale, par la faute de leurs agissements ? Non ! Je ne le crois pas ! Des êtres équilibrés ne sauraient accepter que de telles horreurs n'entachent leur pédigrée ! Alors ! À vous de leur expliquer le comment du pourquoi de la chose commise !

C'est votre affaire ! Ces vos « oignons » ! Nous n'y sommes pour rien ! Si la vérité est connue et surtout assumée, nous pourrons à ce moment-là vivre en bonne intelligence dans un climat de relations inscrites dans le respect mutuel et les intérêts partagés ! Oui ! Ça vaut le coup que des gens intelligents soient disposés à faire le pari d'un tel avenir apaisé !

Si nos braves ont combattu avec beaucoup de courage les défenseurs et les acteurs du système colonial français avec, faut-il le préciser, des moyens dérisoires et disproportionnés, c'est que la France coloniale a voulu asservir le peuple algérien en le réduisant à une communauté de « gueux » dépossédés de leurs terres, de leur culture, de leur organisation sociale et touchés dans leur honneur et dans leur dignité. Elle voulait faire des Algériens, un peuple sans identité propre et totalement soumis à l'ordre colonial établi, par la force des canons et des baïonnettes.

Cette France impériale nous dit-on, avait pour objectif de venir civiliser ces « sau vages » qu'étaient selon eux, nos aïeux ! Mais qui leur a demandé de le faire ? Toute cette peine prise et cette armada mobilisée l'étaient juste par charité chrétienne ? C'est ce qu'ont osé dire : les théologiens, les historiens, les officiers, les politiques, les savants et les intellectuels de la France impériale!

Écoutons ce que disait l'un d'eux, en l'occurrence Victor Hugo, à propos de la colonisation : « Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C'est la civilisation qui marche sur la barbarie. C'est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c'est à nous d'illuminer le monde». Ce chantre prétentieux et arrogant, très écouté par la classe politique de l'époque, ce « phare » de la littérature française et défenseur de certains droits humains, mais exclusivement ceux de ses compatriotes, n'est cité qu'à titre d'exemple. Il en existe bien d'autres, dont les écrits ont fait plus que l'apologie du colonialisme en justifiant les génocides commis au nom de la France des lumières et de la Déclaration des droits de l'homme. Couper des têtes « d'indigènes » en les exposants sur la place du marché, est-il à considérer comme un acte digne de gens venus pour instaurer la civilisation et la charité chrétienne ?

L'auteur des « Misérables » oublie de nous dire que le pays de la « barbarie algérienne » était exportateur de blé durant la grande période de 1725-1825 dénommée à juste titre par notre historien Lemnouar Merouche : le «Siècle du Blé». La France, via le port de Marseille, était la principale importatrice de blé algérien et les négociants français implantés en Algérie, les principaux intermédiaires du commerce international du blé algérien. Dans une sorte d'interdépendance, la France était le principal client de l'Algérie, et l'Algérie le principal fournisseur de cette dernière. Les exportations vers Marseille vont atteindre leur apogée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, au cours du règne du dey le plus fameux qu'ait connu l'Algérie : Muhammad Ibn Uthman (1766-1791) contemporain de deux beys tout aussi fameux ; Salah Bey (1771-1792) à Constantine et Muhammad El-Kébir (1779-1797) à Mascara, nous disent les historiens. Oui ! Monsieur Victor Hugo ! Les barbares comme vous dites, nourrissaient le peuple de France ! Est venu ensuite le coup, ou le geste d'éventail et tout le reste, y compris la question qui nous préoccupe l'instant présent? Au fait, la France a-t-elle payé ses créances d'achat de blé à l'Algérie ?

Monsieur le Directeur général du Musée national d'histoire naturelle soutient par ailleurs que les crânes de nos braves résistants « n'ont jamais été exposés» comme l'avait mentionné notre compatriote historien et anthropologue, Ali Farid Belkadi, dans son livre «Boubaghla : le sultan à la mule grise : la résistance des Chorfas » éditions Thala, 2014. Oui ! C'est à peine s'il n'a pas traité de menteur celui qui, au hasard d'un travail de recherche, a levé « le lièvre » d'une histoire jusque-là ignorée. Il fut relayé avec grande efficacité et détermination par notre ami Brahim Senouci ainsi que d'autres intellectuels français et algériens qui méritent, hommes et femmes réunis autour de cette question mémorielle majeure, d'être chaleureusement remerciés par toutes celles et tous ceux qui portent dans leurs cœurs, l'amour de cette Algérie et savent la défendre, plus particulièrement lorsque son honneur est bafoué. C'en est trop ! Assez d'hypocrisie d'un côté comme de l'autre! L'Algérie a besoin d'être respectée ! Non Monsieur Dubreuil, notre honorable et émérite chercheur n'est pas un menteur ! C'est à peine si vous ne le dites pas clairement, en faisant de façon voilée, cette suggestion à l'opinion publique algérienne en mettant en doute sa probité de scientifique! Eh bien, voyez-vous, nous n'allons pas vous suivre à la lettre !

Et puis, c'est quoi ce délire que de considérer les crânes des résistants algériens comme la propriété de l'État français, au même titre d'ailleurs que tous ces objets volés lors des campagnes napoléoniennes en Égypte et dans d'autres pays pour constituer des collections qui ornent vos musées, soulignant ainsi avec fierté, les razzias pratiquées par l'empire français, c'est-à-dire, cette communauté de gens civilisés !

Pourquoi ouvrir là-dessus une polémique aux raisons cachées et inavouées ? N'est-ce pas que votre Président, Emmanuel Macron, lors de sa dernière visite à Alger il y a quelques semaines, avait évoqué la restitution des crânes de résistants algériens détenus au musée de l'Homme à Paris, en termes clairs ? N'a-t-il pas dit : « J'ai pris la décision de procéder à la restitution des crânes (?) le texte de loi sera fait ? » Alors ! Pourquoi remuer davantage le couteau dans la plaie !

Vous, le commis zélé de l'État français, êtes là à nous dire que : «L'opération de restitution est complexe et exige le changement de statut légal » des crânes des martyrs de la bataille des Zâatchas, comme s'ils étaient ceux de Français, pour transférer leur propriété vers l'État algérien ? Mais c'est quoi, cette logique ! C'est quoi cet acte de bureaucratie qui sonne comme une volonté manifeste de faire obstruction à une décision déjà prise par le Premier Magistrat de France, sinon, à essayer de retarder le dénouement de cette question hautement sensible ?

S'agit-il là d'une marchandise litigieuse, opposant le vendeur à son acheteur-propriétaire ? Est-il plus compliqué pour la France d'arriver sans faux-fuyant à un accord sur une question mémorielle, que la signature par l'entreprise TOTAL d'un contrat d'exploitation d'un champ gazier en Algérie ? Peut-on nous dire pourquoi l'on met moins de zèle lorsqu'il s'agit de prendre une décision pour restituer à un État souverain des bribes de sa mémoire et a contrario, une célérité extrême lorsqu'il s'agit de conclure et de signer des contrats commerciaux ? C'est vrai que nous sommes là sur deux registres différents, me diriez-vous ! Le second étant certes, plus porteur de croissance et de prospérité pour la France, que le premier. Alors ! Au diable la question d'honneur qui ne fait pas bouillir la marmite de la « famille gauloise », devriez-vous dire !

C'est à l'Etat algérien, dites-vous de façon sentencieuse et tendancieuse, « de demander à l'Etat français officiellement la restitution de ces crânes. » Êtes-vous la voix la plus autorisée de France, plus puissante que celle de votre Président, lorsque prenant l'air sérieux vous osez nous dire: « n'avoir reçu aucune demande dans ce sens ? » Mais pourquoi, en votre simple qualité de directeur, même général, vous essayez de « rétropédaler » sur ce dossier lourd qui ne peut que vous dépasser, parce qu'indexé au principe de la raison d'État ?

Non Monsieur, et nous le savons, cela ne peut pas provenir de vos propres prérogatives ! Mais nous pouvons comprendre qu'en votre qualité de « gardien en chef » de prestigieuses collections, il vous peine de vous défaire de ces « objets » si précieux, quand bien même ils ont dû hanter plusieurs fois, vos nuits et votre sommeil ! Ils sont devenus vos précieux compagnons et vous vous y êtes attaché à leur présence ! Mais que voulez-vous, il est de notre devoir et de notre droit à vouloir récupérer les restes mortuaires de nos martyrs pour faire le deuil de cette histoire douloureuse et chahutée que nous voulons assumer pleinement pour nous permettre de créer sur cette mémoire retrouvée, les conditions pour bâtir ensemble, des relations plus sereines, plus humaines et plus profitables à nos deux pays !

*Professeur